Comment user du monde ? La méthode de quatre auteurs classiques
1L’ouvrage publié en 2017 par Véronique Wiel sous le titre Usage du monde et liberté à l’Âge classique s’attache à répondre à deux questions posées comme essentielles au xviie siècle — comment vivre dans le monde ? et, conséquemment, comment user de sa liberté ? — et dont les réponses dépendent de l’élaboration d’une méthode. Dans son introduction, l’auteure s’attache à souligner que si le xviie siècle n’a pas l’apanage du discours critique, il n’en demeure pas moins l’époque où il se manifeste de la manière la plus éclatante, comme le montre la citation de Mabillon placée en épigraphe : « Rien n’est aujourd’hui plus la mode que la critique. Tout le monde s’en mêle, et il n’y a pas jusqu’aux femmes qui n’en fassent profession. » (p. 9). Cette effervescence intellectuelle et critique touche tous les milieux et concerne tous les domaines de réflexion. L’époque se caractérise en effet par une volonté généralisée de faire un bon usage de la raison, volonté qui cristallise la rupture entre la « crise du monde ancien » et la « révolution moderne » (p. 10) tout en venant renouveler la question de la liberté. L’auteure cherche donc à définir « la nouvelle manière d’être au monde et de le concevoir » (p. 11).
2La méthode adoptée par V. Wiel, clairement présentée dans le propos introductif, consiste à croiser traditions philologique, philosophique et religieuse. Ainsi il s’agit d’abord de s’intéresser aux mots, et notamment à celui d’« usage » qui, sous son apparente banalité, présente une grande richesse. Le Dictionnaire historique de la langue française indique qu’à partir du xvie siècle, le mot renvoie à l’emploi du langage (usage de la langue). D’ailleurs, le xviie siècle est l’époque d’une foisonnante inventivité lexicale qui touche au premier chef le mot « usage » lui‑même. Le terme est utilisé fréquemment dans les traductions d’ouvrages des stoïciens dont la philosophie influence les textes pauliniens, sources essentielles de la réflexion sur le monde au xviie siècle comme l’auteure le développe par la suite. Ce succès linguistique témoigne de l’importance du concept, à cette époque, du « faire usage » défini comme « manière de se relier au monde » (p. 14). C’est donc la question de la relation de l’homme au monde qui est au cœur de la pensée du xviie siècle. L’auteure propose donc dans son ouvrage une réflexion en deux temps : une partie théorique intitulée « Mise en perspective », puis une partie pratique, « Études », qui fait l’examen successif de quatre auteurs réputés illustrer, dans certains de leurs écrits, une méthode particulière d’être au monde.
3La première partie, composée de deux chapitres, vient dresser un état des lieux d’une crise, « la crise du monde ancien » (chap. I) qui offre le cadre d’une redéfinition de la place de l’homme dans le monde. L’étude de cette crise, que Jean Rohou avait préféré nommer « révolution de la condition humaine1 », n’est pas nouvelle mais a le mérite d’offrir un regard analytique synthétique. En effet, la fin de l’« Ordre socio‑cosmique » (p. 20), qui remet en question les relations de l’homme au monde, de l’homme à Dieu et même des hommes entre eux, engendre des dissociations — ou fractures — à plusieurs niveaux. Tout d’abord entre l’univers matériel et la société humaine : temps, espace et mouvements se trouvent redéfinis dans un renversement des valeurs où l’homme n’est plus soumis au monde mais aspire désormais à le contrôler sans pour autant prétendre avoir tout pouvoir sur lui (c’est le sens du fameux passage de Descartes — que V. Wiel rappelle — sur le fait de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature2 »).
4La deuxième fracture est celle qui fait surgir deux forces : d’un côté l’État souverain qui affirme sa puissance temporelle, de l’autre l’Église qui, sous la pression de la Réforme, révise ses pratiques et ses discours et investit le champ de l’intériorité du chrétien. La troisième dissociation, dans la continuité de la précédente, concerne le mouvement qui fait émerger l’initiative individuelle et lui donne la priorité sur l’intérêt commun. Le xviie siècle est bien celui d’une « révision générale de la tradition » (p. 37), où la remise en question de l’autorité et de la tradition devient de plus en plus vive, où l’« usage‑coutume » cède le pas à un « usage‑emploi » du monde. Quatre exemples viennent étayer cette nouvelle façon de penser : le portrait d’Hermippe de La Bruyère, paradigme de cette volonté nouvelle (mais vaine d’après le moraliste) d’autonomie et d’aspiration au bien‑être ; l’œuvre de Poulain de la Barre qui se mobilise contre une coutume ressentie comme asservissante ; l’engagement de Mabillon en faveur de la critique historique ; enfin la critique des usages linguistiques. Puis, adoptant un point de vue plus général, l’auteure met en évidence deux postures de l’homme qui définissent la liberté moderne : d’un côté celle qui consiste à se considérer comme libre de toute contrainte et autorité, c’est la liberté du « généreux », de l’autre, celle qui pose une liberté relative, celle du « commerçant », c’est‑à‑dire la liberté de celui qui entre en relation pour faire gain.
5Le chapitre II s’intitule « Le “faire usage” comme pratique de la liberté ». Avant d’examiner les textes dans lesquels la conception de la liberté comme « faire usage » s’exprime, l’auteure s’attache d’abord à présenter les trois sources — stoïcienne, paulinienne, augustinienne — de cette conception. Pour les stoïciens, pour lesquels morale et pratique sont étroitement liées, la liberté n’est possible qu’à la condition de bien différencier ce qui dépend de l’homme de ce qui n’en dépend pas. Il est donc nécessaire de pratiquer un bon usage des représentations en mettant à distance de nos jugements tous les éléments passionnels. Le rapport au monde étant par conséquent tout intérieur, il est absurde de le fuir. User n’est donc pas jouir mais exercer un pouvoir de maîtrise.
6La pensée de Paul reprend celle des stoïciens (p. 94) augmentée de l’élément majeur que constitue la foi ce que souligne un texte important pour comprendre l’idée chrétienne de l’usage du monde. Il s’agit d’un extrait de la Première Épître aux Corinthiens (1 Co 7, 29‑31) qui exprime « une tension à l’intérieur d’une même action » (p. 95). Paul souligne la disposition intérieure du chrétien qui repose sur un paradoxe, celui de l’engagement / désengagement. Tout en prônant la réserve d’Épictète, l’apôtre déplace le point d’ancrage, la Foi se substituant à la Raison. C’est elle qui permet la distanciation, la liberté, la capacité à « faire usage tout en n’usant pas ». L’homme ne pouvant maîtriser son salut, il s’en remet à Dieu et à la grâce offerte à tous les hommes.
7Enfin, la troisième source examinée par l’auteure est la doctrine d’Augustin qui donne une inflexion particulière et décisive à la tradition : Dieu est la source et la fin exclusives du « faire usage ». Dans cette perspective, deux aspects sont primordiaux : le monde est transitoire, et donc vain ; l’homme est marqué par le péché. Le rapport au monde est motivé par Dieu pour parvenir à Dieu, c’est la raison pour laquelle Augustin appelle à user (moyen) et non à jouir (finalité). En donnant une place prépondérante à l’aspect transitoire et par conséquent en dévalorisant le moyen, Augustin a sans doute donné naissance à la doctrine du mépris du monde. Pourtant, il ne faut pas oublier que c’est la liberté qui est au cœur de l’ « usage comme non ». Augustin a remis en cause la définition de la liberté offerte par Paul et celle d’égalité (l’auteure parle d’un « gauchissement » de la pensée de Paul, p. 114). Il remet en cause l’universalité du don de la foi et amène à deux choix aussi mauvais l’un que l’autre : fuir le monde ou en jouir. L’auteure rappelle la formule de Jean qui convient parfaitement aux traditions stoïcienne et chrétienne : « être dans le monde sans être du monde » (Jn 17, 15‑16).
8Dans sa conclusion partielle, V. Wiel, montre que la révolution du « faire usage » consiste à établir une égalité de nature entre les hommes au‑delà de leur condition sociale ou mondaine en dissociant finalement l’essentiel de l’accessoire. Elle articule ensuite cet élément avec l’idée d’une société non seulement en crise mais où la critique est reine et où tout est remis en question. L’homme est désormais libre. Cette pensée nouvelle est sensible chez quatre auteurs examinés successivement dans autant de chapitres de la deuxième partie (« Études ») : Fénelon, Malebranche, Pascal et Madame de Lambert. Tous en effet puisent aux mêmes sources même s’ils s’en réclament à des degrés divers. Quatre aspects du « faire usage » sont ainsi illustrés : la visée apologétique chez Fénelon et Malebranche, le versant mondain chez Pascal (dans sa dimension politique) et Madame de Lambert (dans sa dimension affective).
9L’auteure note l’importance du précepte du « faire usage comme non » dans la spiritualité fénelonienne. « Peut‑on faire son salut à la cour entendue comme figure hyperbolique du monde ? » (p. 122) mais aussi comment ce précepte s’articule‑t‑il avec sa doctrine du pur amour ? Pour Fénelon, il faut vivre en pensant à sa mort. Il ne s’agit pas seulement d’un discours convenu, traditionnel mais du reflet d’une inquiétude réelle (le monde pourrait‑il n’être qu’une illusion ?) d’où la tentation très vive de refuser le monde. Fénelon reconnaît cependant à quel point la retraite peut être pervertie (le monde peut être porté en soi). La solution est donc dans le « comme non » qui permet d’échapper à la vanité en favorisant également une légèreté, une empreinte moins pesante dans le monde. Malgré tout une question demeure : comment concevoir la liberté humaine ? Quelle est la part de la grâce ? Quelle est la part de l’homme ? Fénelon, par sa doctrine du pur amour, entend répondre aux difficultés nées d’une vision augustinienne du « faire usage » et s’appuie sur trois convictions : les désirs du moi sont impurs ; l’homme n’est peut‑être pas prédestiné à être sauvé ; le libre arbitre est une évidence ce qui se formulent en deux thèses : 1. Fénelon récusant l’hédonisme prône l’indifférence pour vaincre tout sentiment (on ne peut donc désirer être heureux) ; 2. Le sacrifice de la volonté est nécessaire. Il ne s’agit pas d’une négation mais d’une affirmation positive : il faut « ne vouloir rien » (p. 136). C’est, somme toute, souligne V. Wiel, « vouloir comme ne voulant pas » (p. 137).
10Trois conséquences pratiques découlent de ces principes. La première est que Fénelon s’insurge contre la propriété. L’homme n’a aucun droit et encore moins sur lui‑même. Contre l’accumulation, Fénelon prône le dépouillement à une époque où la société bascule dans une dynamique bourgeoise de l’appropriation, de l’idée de la propriété privée. À Madame de Maintenon, tout comme aux religieuses auxquelles il s’adresse, il indique qu’il faut renoncer à tout bien, et simplement « faire usage », y compris de sa position mondaine. Même la recherche des biens spirituels est suspecte. Vouloir son salut, c’est vouloir quelque chose pour soi‑même, attitude condamnable pour Fénelon. La deuxième conséquence pratique est l’état de suspension auquel aspire Fénelon, un abandon qui implique l’absence de raisonnement et même de conscience, la nécessaire « désactivation du moi » constitue la vraie liberté. Cette désappropriation est sensible dans l’écriture même de Fénelon. Ainsi, V. Wiel transpose‑t‑elle aisément le concept d’« écriture blanche » défini par Françoise Berlan (citée p. 152) au sujet du Télémaque à son corpus d’œuvres spirituelles ; l’écriture dépouillée, minimaliste étant le signe d’une sorte de dépersonnalisation à laquelle aspire l’archevêque de Cambrai.
11Le chapitre sur Malebranche reprend la trame d’un précédent article de V. Wiel augmenté de plusieurs développements3. Le concept du faire usage dans la pratique littéraire de Malebranche définit la place de l’écrivain qui ne peut se considérer comme auteur, et celle du lecteur qui ne doit pas être assujetti à un quelconque pouvoir de l’écriture mais qui, au contraire, doit être libre. La conception malebranchienne est visible dans sa capacité littéraire à varier les genres et à les « déplacer », mais aussi dans son appréhension des trois catégories cicéroniennes du discours. Le placere est en effet un élément important pour Malebranche et sa conception particulière du plaisir ; eu égard au movere, Malebranche plaide en faveur d’une rhétorique des passions bien employée, l’émotion n’étant pas nocive dans la mesure où elle permet d’engendrer l’attention essentielle pour diriger l’auditeur vers la Vérité ; quant au docere, tout en étant un disciple de Descartes, Malebranche écrit comme il chemine, de manière libre et sinueuse : de ce point de vue, il est sans doute plus augustinien que cartésien. La position malebranchienne est perceptible enfin dans son usage de la langue. Malebranche aspire, comme d’autres d’ailleurs à cette époque, à une clarté de la langue : il déplore les équivoques et le règne des « idées sensibles ». Il faut néanmoins se satisfaire de la langue commune mais en inventant un « usage de l’usage », c’est‑à‑dire « renoncer à être maître du sens et de la réception des lecteurs » (p. 185), chercher toujours la clarté et la justesse mais sans excès et en acceptant, quand il n’y a pas le choix, la confusion du langage. La pratique de l’écriture n’est pas du tout la même chez Fénelon et chez Malebranche. En effet ce dernier ne poursuit pas une exténuation de la langue mais fait fond sur une liberté humaine qui doit l’amener à la Vérité.
12En ce qui concerne le « faire usage » chez Pascal, il s’agit pour l’auteure d’examiner chez le moraliste la question de la condition sociale à travers un texte qui n’est pas de sa main mais qu’on lui attribue ordinairement, les Discours de feu M. Pascal sur la condition des Grands4. Que voudrait donc dire, pour Pascal, faire usage de sa condition dans sa dimension sociale et politique ? Il affirme — conformément à la philosophie stoïcienne — que notre condition ne dépend pas de nous mais qu’il nous appartient d’en faire bon usage notamment à travers la célèbre fable du « naufragé‑roi » par laquelle il reconnaît le hasard de la naissance. L’ordre social n’est ni naturel, ni rationnel, ni divin mais repose sur une convention. Si le jeune duc auquel il s’adresse doit conserver à l’esprit qu’il ne doit son titre qu’à la volonté arbitraire de quelques‑uns, il doit aussi comprendre qu’il doit tenir son rôle en vertu même de l’ordre institué, tout en gardant toujours à l’esprit que son privilège ne le place pas pour autant en situation de supériorité par rapport aux autres hommes. Pascal conserve, pour une part, les sens stoïcien et paulinien du « faire usage » mais ne les reprend pas — c’est à cette séparation entre le moraliste janséniste et la tradition stoïcienne et paulienne que s’attache V. Wiel. Le moraliste dessine les contours d’une éthique alors que Paul dans sa Première lettre aux Corinthiens avait envisagé le « faire usage » dans la perspective spirituelle d’un appel. Pascal entend donner au jeune duc des conseils pour se tenir dans le monde et non pour lui donner le chemin du salut.
13Enfin, le chapitre IV est consacré à Madame de Lambert, qui écrit à l’aube du xviiie siècle, et à son « faire usage » des passions, les sentiments étant sa grande affaire. Pour elle, la religion est une « opinion commune » (p. 227) qu’il est nécessaire d’adopter en public et pour la morale ; aussi cherche‑t‑elle une sagesse du cœur pour parvenir au bonheur, car être heureux, c’est être sage. On le voit, Madame de Lambert s’inscrit bien dans une tradition philosophique antique. Elle prône une discipline du jugement et de la volonté (de multiples recommandations à ses enfants dans ses lettres vont dans ce sens), faculté toute puissante de l’être humain, non assujettie à un sexe mais caractéristique des âmes fortes. Sans doute, lit‑on aussi chez elle une influence de Descartes ; pourtant deux éléments de la réflexion cartésienne ne peuvent rencontrer son adhésion : Dieu et la supériorité de l’âme sur le corps. Ce qui la sépare de la tradition du « faire usage » c’est qu’elle privilégie le sentiment sur la raison, s’attache à définir un art du bonheur en réfléchissant à un bon usage du libre arbitre. Le lieu, le point d’ancrage de la réflexion de Madame de Lambert n’est ni la raison, ni la foi mais le cœur ; ce lieu est aussi ce qui fonde la communauté humaine.
14S’ouvrant sur une citation de Pierre Bayle qui illustre bien les enjeux de l’usage au xviie siècle, la conclusion de l’ouvrage rappelle qu’à la faveur de la crise du monde ancien, l’homme a dû redéfinir sa relation au monde à travers un questionnement qui n’est pas sans rappeler certaines interrogations actuelles.