Monsieur Puff ou l’émergence de la publicité littéraire en France au XIXe siècle
« Le puff, c’est la poésie de la quatrième page des journaux. »
Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France.
1La littérature est aujourd’hui, entre autres choses, un objet de publicité. Pourtant, le littéraire se hérisse volontiers à ce constat et considère l’expression « publicité littéraire » comme un oxymore, c’est‑à‑dire l’alliance contre‑nature de deux mots de sens contraire. Ce refus de voir l’œuvre et l’auteur comme des marchandises est une délicatesse qui mérite d’être démystifiée. C’est ce que les contributeurs du présent ouvrage font, montrant notamment, sous le génie romantique, l’ancêtre du personnage médiatique ainsi que la cohabitation entre la publicité et l’art pour l’art au cœur du XIXe siècle français.
2À l’heure du buzz et du marketing littéraire, il s’agit donc d’en revenir au puff et de redonner un sens, à la fois plus pur et pourtant plus commercial, à certains mots ou expressions comme book maker ou encore « réclame ». L’origine du livre est un programme de recherche appelé « Littérature et publicité : littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » dont les initiatrices sont Myriam Boucharenc et Laurence Guellec. Et l’éditrice scientifique de l’ouvrage est Brigitte Diaz.
3L’enquête débute en 1836, date considérée comme l’an I de l’ère médiatique instaurant un « nouveau régime publicitaire des lettres » (p. 14). C’est en effet à partir de ce moment que la publicité éditoriale se généralise ainsi que la promotion commerciale de l’œuvre. Face à cette situation, l’alternative laissée aux auteurs est apparemment simple : l’écrivain accepte‑t‑il ou refuse‑t‑il la publicité ? Mais la reconstruction du contexte ainsi que l’étude de cas montrent que l’opposition entre publicité et littérature relève du faux problème apparent, parce qu’il est instrumentalisé par des écrivains qui s’approprient la publicité en des postures complexes où les stratégies consomment parfois un divorce entre actes et paroles. Les féroces caricatures de l’époque révèlent certaines des équivoques et des ambiguïtés des écrivains.
4Pour rendre compte de cet essai, il s’agira de suivre et de décoder la fascination des auteurs pour le pouvoir de la publicité, c’est‑à‑dire à la fois leur attirance et leur répulsion pour cette forme de médiatisation qui engage leur visibilité sur la scène littéraire. Les quatre parties de l’ouvrage – « Résistances et stratégies publicitaires », « Paradoxes et équivoques de l’autopromotion », « L’auteur en campagne : stratégies de groupes et images de marque » et « L’auteur à l’affiche » – permettent de mettre la catégorie d’écrivain face à ses contradictions. Pour approfondir la lecture, on commencera par déployer les enjeux de la problématique avant de s’intéresser aux solutions adoptées par les auteurs, à titre singulier ou collectif.
Les enjeux problématiques de la publicité littéraire
Un problème difficile à aborder
5Étudier la publicité littéraire constitue un problème original et ardu pour plusieurs raisons qui tiennent à la conception courante qui s’est imposée de la littérature et qui relève d’une mythologie construite volontairement par les écrivains. En effet, ces derniers se posent volontiers en amateurs des choses abstraites et, corrélativement, en contempteur des choses pratiques, alors volontiers qualifiées de bassement matérielles. Parmi elles, l’argent. Or, la publicité littéraire permet de penser à nouveaux frais le rapport de l’auteur à l’économie. C’est ainsi que se fait jour une forme d’hypocrisie de l’auteur, entre ambiguïté et ambivalence. Dans son article, L. Guellec la nomme « récalcitrance ». Rappelant qu’il faut, de façon prosaïque, 80 000 francs pour lancer un livre en 1901, elle ouvre la voie d’une remise en cause du désintéressement de l’activité littéraire, dont l’aspect économique ne relève plus du seul éditeur. À plus forte raison, José‑Luis Diaz, dans « Les écrivains en vitrine ou la ‘réclame personnelle’ à l’œuvre (1830‑1836) », étudie les « manèges et manigances » de la publicité de soi. Le problème est d’abord rhétorique : comment faire l’éloge de soi ? Il invite ensuite à étudier les phénomènes de l’autopromotion. Le corrélat de ce problème est celui de la valeur : Catherine Mariette, dans « Stendhal fait sa réclame : pratiques et usages du puff », analyse le possible décalage entre l’éloge d’une œuvre et sa valeur, terme d’origine économique. Une conclusion générale s’impose alors : les écrivains critiquent la publicité tout en s’y adonnant. C’est ce que montre notamment Anne Geisler‑Szmulewicz dans « Gautier et la ronde des œuvres : l’autopromotion de l’écrivain critique ». L’adhésion problématique de l’écrivain à la publicité est notamment visible dans la reprise du style du boniment, que ce style soit ironique ou non.
6Dans « Du grenier d’Auteuil au prix Goncourt : conquête paradoxale d’une publicité auctoriale », Sylvie Ducas montre comment les Goncourt construisent leur « fortune littéraire » à tous les sens du terme, par la publication de leur journal, par la vente de leur bibliothèque, par la fondation d’une académie ainsi que par celle d’un prix littéraire qui fait de leur nom une marque ou un label. Parallèlement, dans « Une scène naturaliste : le bal Élysée‑Montmartre », Alain Pagès analyse l’événement éponyme, à la fois littéraire et publicitaire, lié au succès de L’Assommoir, un succès signalé notamment par le nombre et la variété des adaptations du roman de Zola, en particulier au théâtre. La compréhension du rapport des écrivains à la publicité passe notamment par l’analyse des postures recensées par José‑Luis Diaz dans « Les écrivains en vitrine ou la ‘réclame personnelle’ à l’œuvre (1830‑1836) ». Le poète, l’artiste, le viveur, le dandy, le bouffon et le désenchanté ne sont pas forcément des postures publicitaires mais des mises en scène de soi qui expliquent le rapport volontaire ou non à la publicité.
Les ombres de la publicité
7Tout en favorisant le succès d’un auteur, la publicité réduit souvent l’écrivain à une image stéréotypée. C’est encore ce que montre l’article de J.‑L. Diaz à propos de Musset. Ses épigones en imitent le ton leste, le geste cavalier et les défauts fringants, en un mot une certaine désinvolture proche de la neglegentia diligens, c’est‑à‑dire la surface, le superficiel et non le fond, fait de flamme, de passion, d’élévation et de lyrisme. Plus grave peut‑être, la publicité confine la littérature au charlatanisme, un charlatanisme qui se caractérise par : « inflation des préfaces à fanfares, de professions de foi et de manifestes, sonneries de clairons obligés pour tout groupe ou cénacle qui veut se rendre visible » (p. 49)
8Mais la forme problématique et corrompue de la publicité littéraire au cœur de l’ouvrage est celle à laquelle Stendhal a donné le nom anglais de puff et dont Catherine Mariette rappelle la définition dans son article intitulé « Stendhal fait sa réclame : pratiques et usages du puff » :
Ce mot manque à la langue, quoi que la chose se voie tous les jours dans les colonnes des journaux à la mode, auxquels on paie le poff en raison du nombre de leurs abonnés […] Ce mot serait bien vite reçu, et avec joie, si tous vos lecteurs pouvaient comprendre le langage du personnage du Puff dans la charmante comédie du Critique Sheridan. Monsieur Poff, moyennant une légère rétribution, vante tout le monde dans les journaux. (p. 68)
Le Bon usage de la publicité
9Il existe, à rebours, un bon usage de la publicité, conformément au thème de l’article de Marianne Bury sur Maupassant. Mais la réalité de cet usage se trouve davantage dans deux autres articles qui traitent d’autres auteurs qui sont des femmes. En effet, L. Guellec, dans « De la récalcitrance littéraire. La position des écrivains face à la publicité », montre comment George Sand s’approprie la forme publicitaire et la littérarise. De même, dans « L’écrivain photogénial : portrait photographique et stratégies publicitaires », Martine Lavaud fait de Colette la seule à défendre et illustrer la nécessité de la publicité littéraire : « Un écrivain fera de la publicité s’il en est capable. C’est‑à‑dire s’il est doué de curiosité, d’appétit de vivre ; s’il ressent à la fois l’amour de ce qui est nouveau, la honte de sa propre routine, l’envie de connaître, l’aptitude à divulguer. Qu’en outre il possède un vocabulaire assez riche, et le voilà capable, en effet, de faire de la publicité. » (p. 213) Il conviendrait de voir ce que la critique de genre peut tirer de ce double cas féminin.
Pratiques de la publicité littéraire
10L’analyse des stratégies d’auteurs face à la publicité littéraire ne saurait se passer d’études de cas des écrivains majeurs du xixe siècle. Ainsi Zola apparaît‑il comme le champion de la forme publicitaire, aux côtés de Lamartine, malgré qu’il n’en ait. Stendhal et Balzac ne sont pas en reste, et le dossier de ce dernier apparaît particulièrement lourd, comme le montre J.‑L. Diaz :
Annonces à répétition de volumes qui ne paraissent jamais ; système du retour des personnages, imaginé pour obliger le lecteur à acheter la suite ; auto-adulation maladive qui porte Balzac à se désigner lui-même comme l’un des ‘maréchaux’ littéraires de son temps en des préfaces-prospectus qu’il multiplie ; manière qu’il a de chercher à être toujours sur le devant de la rampe ». (p. 39)
11L’article sur Maupassant et celui sur Du Camp convoquent la figure éminente, sur la littérature du xixe siècle, de Flaubert, ce qui fait regretter l’absence d’une étude du cas de l’auteur de Madame Bovary dans son rapport à la publicité. À titre subsidiaire, Vincent Laisney, dans « Une Franc‑maçonnerie de la réclame » : le cénacle à l’âge de la littérature industrielle », rappelle notamment la lecture privée des Mémoires d’outre tombe par Chateaubriand, la mise en scène de l’œuvre de Baudelaire par le silence et de celle de Mallarmé par la rêverie. L’histoire des succès littéraires est contrebalancée par celle d’un échec, celui analysé par Marta Caraion dans « L’éclectisme promotionnel et l’histoire littéraire : le cas Du Camp ». En effet, ce dernier, dont le rapport à Flaubert est particulièrement ambigu, puisqu’il le cite pour s’en démarquer et qu’il est celui qui révèle le secret de son épilepsie, indiscrétion qui ne lui sera pas pardonnée. En plein xixe siècle, il délaisse à tort l’art photographique et ses choix apparaissent voués à ce qui va se périmer en lieu et place du classique indémodable ou du moderne à la pointe. Contre le durable, le choix de l’immédiat ne paie pas.
Prosopographies publicitaires
12La deuxième originalité significative du présent ouvrage est celle des approches collectives. Les études de cas, contextualisées, laissent place aux études de groupe, c’est‑à‑dire aux prosopographies ou biographies collectives. Le premier cas de figure est celui d’une maison d’édition. Jean‑Yves Mollier, dans « L’écurie Michel Lévy au prisme des stratégies publicitaires de son temps », analyse les succès de la maison d’édition dont le L entremêlé au M devient un cul de lampe. Valérie Stiénon, pour sa part, s’intéresse à un groupe dans « Qui sont les auteurs Aubert ? La figure auctoriale en régime promotionnel ». Elle analyse plus précisément le caractère éphémère des écrivains du charivari :
Qui se souvient en effet des Louis Huart, Maurice Alhoy, Eugène Guino, Albert Cler et autres Édouard Ourliac ? Ils ont pourtant été les promoteurs d’une véritable esthétique du rire, celle du charivari, forme active d’opposition au régime en place qui a su faire œuvre originale grâce à l’expressivité de l’image caricaturale, au support de l’imprimé lithographique et à la viralité de ses emblèmes – de la grosse caisse tonitruante en bandeau de périodique au roi-poire croqué jusque sur les murs parisiens. » (p. 119)
13De même, Jean‑Didier Wagneur, dans « Les Hydropathes épatent. Communication littéraire et autogestion », recense les petits groupes du xixe siècle et analyse celui éponyme : les Vivants, les Gringoire, la Jeune France.
Publicité iconique
14C’est enfin la publicité par l’image qui retient l’attention du lecteur. Dans « Critique dramatique et autopromotion du dramaturge : Dumas feuilletoniste dans L’Impartial et La Presse (1836‑1838) », rappelle la photographie scandaleuse de Adah Menken dénudée sur les genoux de Dumas vieillissant. C’est ensuite M. Bury, dans « Le ‘Bon usage’ de la réclame selon Maupassant », qui indique la difficulté à rester une personne privée lorsqu’on est écrivain à l’âge de la photographie, du temps de Nadar. C’est enfin M. Lavaud qui, dans « L’écrivain photogénial : portrait photographique et stratégies publicitaires », esquisse une approche plus systématique dont le centre de gravité est : Comment l’écrivain peut‑il figurer, de façon physiognomonique, la littérature ? Rappelant notamment le cas des photographies du père de Sartre selon le souvenir qu’en a gardé son fils et qu’il retranscrit dans son autobiographie Les Mots, la peinture de l’écrivain est considérée comme fixation de l’être, sa photographie comme une saisie de son devenir et les photographies diffèrent ensuite selon qu’elles représentent l’écrivain dans son être ou dans son avoir.
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15Il apparaît donc que l’esprit de l’ouvrage emprunte quelque chose de la sociologie de la littérature telle que la pratique Bourdieu dans Les Règles de l’art (1992). Il s’est en effet agi ici de déconstruire l’opposition idéologique entre littérature et publicité. Néanmoins, l’ouvrage, tout en traitant d’un aspect en retrait de l’écrivain, n’adopte pas un quelconque point de vue de Thersite. En outre, dans ce livre sur la publicité, on trouve de nombreux anglicismes, dont on peut se demander si leur raison d’être est l’époque ou le thème, sans oublier de s’interroger sur le refus français des mots publicitaires. On notera aussi le relatif effacement des auteurs de l’ouvrage. L’éditrice scientifique n’apparaît pas en première de couverture et les noms des contributeurs ne sont pas en tête de leurs articles : ce choix est peut‑être significatif par rapport au sens de l’ouvrage. Enfin, certains angles morts apparaissent qui auraient pu permettre de cerner le sujet de façon plus serrée encore. Ainsi la problématique de la visibilité est‑elle seulement effleurée alors que la perspective de la médiatisation aurait pu atténuer l’opposition entre publicité et littérature. De même, des précisions sur le paradigme morphologique du mot « public » auraient pu permettre de comprendre à partir de quel moment les écrivains y deviennent allergiques : publier, publicité… Afin d’inciter le lecteur à consulter l’ouvrage, on laissera le dernier mot aux ambiguïtés de l’auteur des Méditations poétiques, selon un tiers : « Il risquait tout ; je souffrais de voir ce noble génie descendre de sa tour d’ivoire dans la poussière du chemin, offrir sa muse au peuple. Mais il savait tout défendre par des images superbes : « “Il me faut sonner la grosse cloche de la publicité, Dieu lui‑même a besoin qu’on le sonne.” » (p. 14)