Le fabuleux destin fictionnel du fait divers
1Le fait divers relève d’une double appartenance générique. Il s’apparente à une chronique prenant des formes diverses dans la presse: il peut être traité de manière brève, ponctuelle, locale ou, au contraire, être amplifié, surmédiatisé, transformé en « affaire » nationale au long cours. Il peut aussi relever du genre romanesque lorsque les écrivains s’emparent de ce terreau fertile pour en faire un récit. On le sait, dès le xixe siècle, les écrivains se sont servis de ce matériau brut pour écrire de grands romans. Mais la fascination des écrivains contemporains pour le fait divers s’exerce selon des modalités bien différentes.
2Premier constat : la constitution, à la fin du xxe siècle et au début du xxie, d’un mouvement littéraire que Dominique Viart a appelé « littérature de terrain ». Les exemples de faits divers fictionnalisés abondent : L’Appât et Tout tout de suite de Morgan Sportes, Dans la foule de Laurent Mauvignier, Sévère et Claustria de Régis Jauffret, California Girls de Simon Liberati, Mariage mixte de Marc Weitzman, La petite femelle de Philippe Jaenada… L’énumération est loin d’être exhaustive : le site Babelio propose une liste vertigineuse de ce type de récits, preuve de l’engouement du public pour ces fictions... Laetitia ou la fin des hommes de Philippe Jablonka a ainsi été doublement récompensé en 2016 (prix littéraire du Monde et prix Médicis). Second constat : la recherche universitaire s’est intéressée parallèlement au fait divers littéraire. On notera ainsi les travaux de Franck Évrard, Fanny Mahy, Émilie Brière, l’essai de Min Tran Hey ou encore la récente anthologie de Blanche Cerquiglini1.
Problématique & corpus
3L’essai très stimulant de Frédérique Toudoire‑Surlapierre, Le Fait divers et ses fictions, s’inscrit dans ce questionnement tout en proposant une approche particulièrement novatrice qui s’écarte des ouvrages précédemment évoqués. En effet, il ne s’agit pas pour elle de retracer les caractéristiques du genre ni de se borner à un décryptage de la société dont le fait divers serait le symptôme. Ce qui est en question dans cet essai, c’est la formation de l’opinion personnelle ou publique que le fait divers engendre. Pour ce faire, l’étude s’appuie sur une analyse fine d’un corpus international (France/Amérique) et surtout d’un corpus révélateur des différentes manières de construire un jugement. Les faits divers et leurs narrations sont les suivants :
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L’affaire Romand (L’Adversaire d’Emmanuel Carrère)
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L’assassinat d’une famille de fermiers dans le Kansas en 1959 (De sang‑froid de Truman Capote)
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L’affaire Patricia Hearst (Mercy, Mary, Patty de Lola Lafon)
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Le parricide de Henri Van Blarenberghe (article « Sentiments filiaux d’un parricide » de Marcel Proust)
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L’affaire Grégory (article « Sublime, forcément sublime Christine V. » de Marguerite Duras)
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L’affaire Dominici (Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono ; « Dominici ou le triomphe de la Littérature » de Roland Barthes
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L’affaire d’Henri Girard (La Serpe de Philippe Jaenada)
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L’affaire Pierre Rivière (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, présenté par Michel Foucault)
4L’essai ne se prive pas de références à d’autres textes (Un fait divers de François Bon, par exemple) mais l’essentiel de la démonstration repose bien sur le corpus cité qui articule de manière exemplaire un triple mouvement :
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Rappel des faits
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Étude des modalités narratives de ces faits
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Sollicitation d’une pensée théorique constamment interrogée (dans la liste des auteurs convoqués, on trouve notamment Léon Festinger, Pierre Bourdieu, Bruno Blanckeman2, Patrick Champagne, Michel Foucault, William Hirstein, Kathryn Schulz, Jean Baudrillard… : autant de références diverses et variées, alliant sociologie, critique littéraire et philosophie, qui font de cet essai un constant aller‑retour entre les textes de fiction et les précieux outils des sciences humaines).
Opinion & « dissonance cognitive »
5L’introduction pose clairement les enjeux du livre : quels sont les « effets d’un texte — et notamment d’un texte relatif au fait divers — sur le lecteur et ses opinions ? « Pourquoi change‑t‑on d’avis ? » (p. 13)3 Le processus explicité par F. Toudoire‑Surlapierre s’appuie sur la notion de « dissonance cognitive » héritée du psychologue américain Léon Festinger. Cette dissonance crée une zone « d’inconfort mental », accentuée parce que le fait divers littéraire est pris dans une nappe fictionnelle qui rend le pacte de lecture très flou. Le fait divers fait osciller le lecteur entre réel et fiction, plaisir de la lecture et culpabilité morale. Les rebondissements du fait divers, habilement exploités par les écrivains, conduisent ainsi à des retournements d’opinion et mobilisent « les affects les plus élémentaires » (p. 18), particulièrement lorsqu’ils concernent des crimes (tous les textes retenus par l’auteure s’appuient sur cette ligne narrative). Il ne s’agit pas pour les écrivains de rétablir une vérité mais de mettre au jour l’ambivalence des protagonistes pour convaincre, persuader, voire manipuler, l’opinion du lecteur.
Faits divers & éthique : De Sang‑froid & L’Adversaire
6Ces deux récits se ressemblent malgré leur distance géographique, temporelle et circonstancielle. Ils ont tous les deux impliqué de manière personnelle et privée leurs auteurs. Il y a là un « coût symbolique » que ne cessent de rappeler Carrère ou Capote (p. 42). Mais cette implication soulève des questions éthiques. En effet, Carrère, dans L’Adversaire, reconstruit une image positive de Jean‑Claude Romand en soulignant les points communs entre l’assassin et lui : « même intérêt pour la Bible et l’Évangile de Marc, la foi, la pratique de la prière » (p. 44). Il attire ainsi la sympathie du lecteur (comme celle de ses deux visiteurs de prison), situation moralement insoutenable. Nous voilà bien dans cette « zone d’inconfort morale » décrite dans l’introduction de l’essai. Carrère manipulateur ? La question ne semble pas vraiment tranchée par F. Toudoire‑Surlapierre mais le récit de Carrère illustre de façon exemplaire la force du pouvoir auctorial.
La « vérité » sur l’affaire Patricia Hearst
7Encore un fait divers qui montre non seulement la réversibilité de l’opinion du public mais aussi – cas extrême – celle de la protagoniste elle‑même, Patricia Hearst, riche héritière d’un patron de la presse américaine. Enlevée par un groupe d’extrême gauche, elle se rallie à leur cause politique et commet des hold‑up arme au poing. Nouveau revirement : elle comparaît à son procès sous les traits stéréotypés de la fille de bonne famille. Cette affaire montre bien l’importance de la question de la vérité : « qui joue un rôle, qui est sincère, qui manipule qui ? », s’interroge F. Toudoire‑Surlapierre (p. 53). Question d’autant plus redoutable qu’elle repose sur un fond de surexposition médiatique et d’images photographiques sursignifiantes de l’époque (la rebelle en treillis et béret/la jeune fille modèle), ambivalence traduite par sa double identité : Patricia (l’héritière) et Tania (la révolutionnaire). Question d’autant plus épineuse qu’elle se réécrit de manière fictionnelle dans un roman récent de Lola Lafon (Mercy, Mary, Patty, 2017). À partir d’archives (la transcription des conversations du groupe terroriste avec la famille, l’autobiographie de Patricia Hearst), le roman se fait « espace d’investigation mentale » et commentaire du contexte social des années 70 (p. 55).
8L’essai de F. Toudoire‑Surlapierre montre une fois encore le poids de la fiction dans le changement d’opinion puisqu’il s’agit pour le roman d’influencer de manière souterraine, mais néanmoins irréversible, le public. C’est du reste l’occasion pour l’essayiste de proposer une catégorisation des degrés d’influence d’un livre (p. 61, p. 64‑68). On voit comment ici Le Fait divers et ses fictions ne se résume nullement à un empilement d’études de cas particuliers mais propose une théorie générale (et subtile) des effets de réception en lien avec des stratégies auctoriales bien identifiées.
Scénographies des « postures littéraires »
9Si l’on veut bien reprendre l’expression de Jérôme Meizoz, il est clair que le fait divers littéraire dépend largement du statut octroyé à l’écrivain sur la scène médiatique. On ne reviendra pas sur les liens entre Duras et l’affaire Grégory (bien analysés du reste par F. Toudoire‑Surlapierre qui montre la collusion entre réel fantasmé et réalité journalistique) mais on s’intéressera à l’affaire Dominici. Celle‑ci met en relation deux personnalités littéraires fort différentes, Giono et Barthes. Giono, dans Notes sur l’affaire Dominici, met l’accent sur les mots, argument central du procès, manifestation éclatante de la lutte des classes, dans une perspective bourdieusienne :
Ce procès est moins la recherche d’une vérité ni de la culpabilité d’un homme que la mise au jour d’un moment de lutte de classe, et plus encore d’un affrontement inégal et par là‑même injuste. Giono utilise l’un des ressorts du pathos narratif : l’indignation. (p. 96)
10Tout autre est l’enjeu de Barthes dans « Dominici ou le triomphe de la Littérature » qui analyse le fait divers à l’aune de la littérature. Le procès, selon le critique, s’apparente à une littérature bourgeoise bien‑pensante. Si F. Toudoire‑Surlapierre s’attarde plus longuement sur le texte de Giono, c’est sans doute parce qu’il illustre et confirme parfaitement sa thèse : l’écrivain va influencer le lecteur (ou tout du moins introduire du soupçon) parce qu’il possède une légitimité littéraire (il vient d’être élu à l’Académie Goncourt).
Le cas singulier de l’affaire Henri Girard
11F. Toudoire‑Surlapierre a confié dans un entretien que c’était le roman La Serpe qui avait déclenché son intérêt pour le fait divers littéraire. De fait, les meurtres qui ont lieu au château d’Escoire conduisent à un stupéfiant retournement d’opinion. Henri Girard, le fils de Georges Girard assassiné, est le coupable tout trouvé : il a dormi dans le château dont aucune porte n’a été fracturée, il a été épargné et se comporte étrangement lors de l’arrivée de la police (p. 104). Il est arrêté, mis en prison et jugé. « Son procès a lieu un an et demi plus tard. Mais alors que tout l’accuse, Henri Girard est, d’une manière aussi rapide qu’inattendue, innocenté » (p. 105). F. Toudoire‑Surlapierre mène à son tour l’enquête en rappelant les circonstances du procès (influence climatique — la chaleur torride —, facteur historique — le contexte d’une France occupée). Elle note également la « virtuosité verbale de l’avocat » qui appuie sa plaidoirie sur une « donnée historique et affective » (p. 107). L’avocat fait ainsi intervenir la notion d’intime conviction et implique le public qui dans cette période troublée a besoin d’une victime héroïque. Les mots sont le signe que rien n’est joué d’avance.
12Parmi tous les livres consacrés à ce fait divers, F. Toudoire‑Surlapierre s’intéresse donc au récent roman de Jaenada (La Serpe, 2017). La dimension autofictionnelle du livre (parallèle des relations père/fils entre l’auteur et Girard) « fonctionne comme dynamique narrative et comme intensificateur émotionnel » (p. 117). Ces intrusions de la vie intime de l’écrivain instaurent également un pacte de lecture du fait divers particulier, fondé sur la connivence, la complicité avec le lecteur. Par là même, Jaenada agit directement sur l’opinion du lecteur et l’amène à adhérer à son point de vue (culpabilité d’Henri Girard envisagée dans un premier temps, puis incertitude, voire innocence du prévenu qui, même « innocenté, reste l’accusé du non‑dit », p. 142). Comme chez Giono, le jugement du public est lié à la dimension émotionnelle du récit qui mêle examen objectif de documents authentiques et pathos de l’histoire. F. Toudoire‑Surlapierre souligne également la posture auctoriale de Jaenada, déjà évoquée à propos de Giono. Jaenada a en effet publié La Petite Femelle, roman consacré à l’affaire Pauline Dubuisson, qui « lui sert de jurisprudence littéraire, authentifiant ses prises de position. Se faisant caution romanesque en la matière, il inspire la confiance » (p. 118).
13L’opinion publique est non seulement conditionnée par le roman de Jaenada mais aussi par le statut même d’Henri Girard qui, après son acquittement et un voyage de deux ans en Amérique du Sud, publie sous le nom de Georges Arnaud Le Salaire de la peur (1949), ainsi que différents textes consacrés à son emprisonnement. En généralisant son témoignage à l’ensemble du monde carcéral, Girard/Arnaud suscite diverses réactions (empathie ou circonspection). Quelles que soient les prises de position, il est clair que les textes (ceux d’Arnaud ou de Jaenada) dérangent, perturbent ou retournent l’opinion.
Lecteur sous influence
14Le dernier chapitre (« Que faisons‑nous quand nous lisons ? », p. 143‑176) fait office de synthèse sur les liens consubstantiels entre lecture d’un fait divers et formation du jugement. F. Toudoire‑Surlapierre rappelle rapidement les critiques formulées à l’encontre du fait divers. Critique bien connue de Pierre Bourdieu qui, dans Sur la télévision, dénonce le risque de démoralisation, voire de perversion, qu’engendre la lecture des faits divers. Critique de Franck Évrard qui accuse le fait divers de favoriser l’irresponsabilité du lecteur et de participer à une culture de la peur (p. 143). On peut regretter ici que F. Toudoire‑Surlapierre ne rappelle pas la distinction entre fait divers de la presse et fait divers littéraires. À quel type de texte s’adressent ces critiques ? Le lecteur attend ici qu’on le guide un peu … pour se faire son opinion !
15De manière beaucoup plus argumentée, F. Toudoire‑Surlapierre étudie les mécanismes du fait divers. Selon elle, il est :
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« un fait de communauté, une certaine façon de vivre‑ensemble dont il constitue l’un des extrêmes » (p. 144).
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Il est perçu comme un « dédommagement social », une « occasion de délier » une « parole collective » (p. 144).
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Il joue sur toute une nuance de « mécanismes psychologiques » : identification, projection, sympathie, quitte à ressentir un « malaise moral » (p. 145‑146). Ces effets sont largement analysés par l’essayiste.
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Il met au jour un « processus de l’instrumentalisation intellectuelle » comme le montre l’affaire Rivière présentée par Michel Foucault, finement étudiée par F. Toudoire‑Surlapierre.
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Le fait divers fictionnel interagit avec le réel : « ce n’est plus le fait divers qui fait le roman, mais le roman qui inspire le fait divers » (p. 171).
Avertissement
16En quelques pages, l’essayiste donne une conclusion en forme d’avertissement (« Lire avec attention », p. 177‑184). Elle propose « une typologie des caractéristiques d’une lecture du futur » (p. 177) concernant le fait divers littéraire :
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Changement des modalités de lecture avec une désolidarisation de « l’acte de lecture du support papier » (p. 177).
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Émergence d’un « lecteur augmenté » (p. 177) grâce aux nouvelles technologies. Le lecteur devient ainsi tour à tour « lecteur‑voyeur, lecteur‑témoin, lecteur‑manipulateur, mais aussi lecteur‑voulant‑savoir, lecteur‑impliqué » (p. 178).
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Lecteur à l’attention flottante : la lecture sur papier suppose la concentration alors que la « lecture virtuelle » (p. 178) conduit à la dispersion. On peut ici regretter cette expression car l’acte de lecture est bien réel. Peut-être pourrait‑on parler plutôt de « lecture numérique ». En tout cas, il s’agit pour F. Toudoire‑Surlapierre d’un bénéfice pour le lecteur – ce qui va à l’encontre des idées reçues à ce sujet – car cette lecture n’est plus perçue comme un acte isolé.
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Lecteur connecté : il accepte de lâcher prise, il est pris au jeu.
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La lecture devient « addictive » (p. 180). De fait, elle participe à la mise en place de réseaux entre lecteurs qui conditionnent ou transforment notre opinion.
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La lecture donne le goût du savoir : il peut vérifier les données effectives du fait divers.
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La lecture se fait résolument dans une mise en contexte de l’événement, refusant l’idée d’une « lecture autotélique ou structuraliste de l’œuvre » (p. 183).
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Le livre peut nous faire changer d’avis.
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17À l’heure où l’on déplore l’omniprésence d’Internet, où l’on craint la fin de la Littérature, où l’on s’interroge sur le pouvoir de la fiction, Frédérique Toudoire‑Surlapierre propose une vision résolument optimiste du devenir‑livre, ce qu’elle appelle une « utopie sociale » (p. 183). En ces temps de lamentation sur la fin de la Littérature, cet essai vif, alerte, incisif, est le bienvenu. On savoure avec beaucoup de gourmandise ces pages toniques et nourrissantes.
18On prolongera cette conclusion par quelques interrogations, car cette confiance dans l’avenir du livre ne semble concerner que le fait divers littéraire. Dans quelle mesure le retentissement médiatique d’une affaire ne retentit‑il pas sur le désir de lire un fait divers fictionnalisé ? Peut‑on étendre le constat de Frédérique Toudoire‑Surlapierre à d’autres genres romanesques ? Certainement. On consultera ainsi avec profit les actes du colloque Fins de la Littérature organisé par Dominique Viart et Laurent Demanze4.
19Si la pensée de Frédérique Toudoire‑Surlapierre est extrêmement claire, on peut également s’interroger sur le choix des titres de chapitres parfois obscurs (« Que fait la justice ? » « Encore l’Amérique »…). S’agit‑il de répondre à une ligne éditoriale (la collection « Paradoxe » des éditions de Minuit) qui écarterait une vision trop universitaire du texte (comme semble aussi l’indiquer l’absence de bibliographie) ? S’agit‑il de stimuler la curiosité du lecteur ?
20Il n’en reste pas moins que la lecture de ce livre a le grand mérite d’ouvrir des débats, de tordre le cou à des idées reçues (la dévalorisation de la Littérature aussi bien que certaines positions de Pierre Bourdieu). En somme, et c’est bienvenu dans une collection intitulée « Paradoxe », Frédérique Toudoire‑Surlapierre interroge la doxa et propose une épistémologie vivifiante du jugement critique.