D’un texte à l’autre : réflexion sur la façon dont se tisse le champ de la littérature
1L’exercice qui consiste à éditer tout ou partie des articles d’un chercheur se révèle à bien des égards aussi riche d’enseignements que délicat à mener. L’enjeu, au‑delà de l’hommage à des travaux de qualité, est de parvenir à tisser un fil entre différents morceaux d’une réflexion qui s’est souvent portée sur des objets et dans des contextes divers. Dans le cas de Françoise Gevrey, dont le CRIMEL, centre de recherche rémois qu’elle dirigea elle‑même de 2004 à 2011, propose un tel recueil d’articles aux Éditions Honoré Champion, le projet se révèle particulièrement pertinent. L’ensemble de ses travaux présente en effet, à première vue, une forte cohérence thématique et chronologique d’emblée mise en évidence par le titre de l’ouvrage intitulé Modèles et fictions à l’âge classique et au Siècle des Lumières. Il s’est agi, pour F. Gevrey, d’interroger toujours plus avant les relations qu’entretiennent les textes et les auteurs avec leurs prédécesseurs et/ou leurs contemporains, et ce faisant, avec le monde qui les entoure. Ainsi, comme l’écrit Jean‑Louis Haquette dans l’avant‑propos de l’ouvrage, « de la vénération à la volonté de prendre son autonomie, tout un éventail de configurations se dessine, qui permet de mieux saisir la dynamique temporelle de la création littéraire, dans son rapport aux modèles, admirés, assimilés, questionnés ou recréés » (p. 12). Cette logique d’ensemble du projet est renforcée par le choix d’organisation des articles reproduits, regroupés par genre et/ou par période, selon une perspective, de fait, chronologique. Ainsi la lecture de l’ouvrage nous invite‑t‑elle à nous intéresser successivement à la poétique de la nouvelle au xviie siècle, puis au roman du xviiie, avant d’élargir la réflexion à la notion de genre en elle‑même, favorisant notamment l’analyse des phénomènes d’intertextualité ; le conte fait ensuite l’objet d’une attention plus particulière dans une quatrième partie, avant que l’ouvrage ne se conclue par une ouverture sur le xixe, à travers trois articles dans lesquels F. Gevrey s’est interrogée sur la lecture que ce dernier avait pu faire des œuvres du siècle qui l’avait précédé. Ce parcours de lecture s’impose en effet pour mieux saisir les influences et inflexions successives qui traversent le champ des Lettres et pour permettre d’appréhender ces dernières dans leur contexte culturel propre.
2Nous aimerions cependant proposer ici un autre parcours possible qui, au terme de notre lecture, nous paraît à même de faire à son tour résonner entre eux les différents sujets d’étude de l’auteur. Nous souhaiterions pour cela centrer notre attention sur la question de l’intertextualité. Nous nous laisserons guider en cela par F. Gevrey elle‑même qui, dans l’article intitulé « Clélie et La Princesse de Clèves » s’intéresse à l’influence de la première sur la seconde à travers trois domaines : « les modalités narratives, la topique des situations, et quelques points de morale qui manifestent la transformation des valeurs » (p. 46). Comme le propos de l’auteur s’étend toutefois, dans ce recueil de ses articles, au‑delà de la seule fiction narrative, nous élargirons quelque peu cette approche en nous penchant successivement sur les modalités techniques de l’intertextualité, avant d’en voir l’impact sur les représentations culturelles véhiculées par les œuvres. Enfin, nous aimerions nous attarder sur ce que de tels éléments d’analyse nous disent de la constitution même du champ littéraire.
Pratiques de l’intertextualité
3C’est sans nul doute l’un des apports les plus riches des travaux de F. Gevrey d’avoir su mettre en relation des textes, parfois fort différents, pour étudier l’influence des uns sur les autres.
4Ce que les écrivains empruntent d’abord à leurs « modèles », ce sont des motifs et des « situations topiques ». Ainsi, F. Gevrey montre comment les aventures de l’Ingénu font écho, à plus d’un titre, aux péripéties de Cleveland, le philosophe anglais de l’abbé Prévost tant, écrit l’auteur, « ces itinéraires souvent parallèles s’accordent avec une réflexion métaphysique et morale qui aborde les mêmes sujets » (p. 190). Et que dire de la troublante parenté des aventures de Paul et Virginie avec l’histoire d’Un cœur simple de Flaubert, ce dernier reprenant et redistribuant les caractéristiques des personnages, des situations, ou même par exemple l’évocation de couleurs dominantes (le bleu et le violet) pour en infléchir la signification : car si « une poésie des ruines ou des lambeaux s’impose dans les deux récits, parfois académique ou suave chez Bernardin de Saint‑Pierre, souvent ironique ou amère chez Flaubert » (p. 403), il y a tout de même d’un texte à l’autre « l’écart entre raisonnement logique et l’angoisse d’un “cœur simple” » (p. 405). Ce qui se dessine dans ce jeu d’intertextualité, c’est aussi un travail de condensation. C’est même l’un des principaux ressorts de l’esthétique des nouvellistes comme le suggère l’étude d’Eleonor d’Yvrée qui ouvre le recueil : en effet, l’écriture de Catherine Bernard se caractérise par une « volonté de dépouillement et de concentration » (p. 16). Ainsi la part du récit est‑elle réduite au minimum pour centrer le propos sur les scènes de confrontation des personnages, qui elles‑mêmes mettent en avant la passion d’un amour malheureux. C’est ainsi que « dépouillée des débats d’idées, des surcharges historiques, des récits enchâssés, la nouvelle atteint une concentration extrême, comme si son auteur avait voulu parvenir aux limites du possible. Il s’agit pour la romancière d’être témoin d’une crise dont elle pénètre et nomme les ressorts » (p. 27). Ce travail de resserrement participe ainsi pleinement d’une esthétique qui se caractérise précisément par son apparent dénuement, par opposition à l’écriture baroque dont elle cherche à se distinguer.
5Au‑delà de ces effets d’échos (que dire des procédés propres à la nouvelle du xviie siècle — portraits volés, décors, lettres, conversations — et repris d’œuvre en œuvre, en un clin d’œil plus ou moins appuyé) ou de translation, notamment spatiale — dont l’intrigue des Deux amis de Bourbonne de Diderot, situé en Champagne et non plus dans le village iroquois de l’œuvre de Saint‑Lambert qui sert de référence offre un exemple emblématique —, la reprise de principes poétiques et esthétiques ouvre des perspectives d’analyse pour appréhender la circulation de l’intertextualité entre les œuvres. Ainsi F. Gevrey en vient‑elle à identifier dans La Vie de Marianne un emprunt aux moralistes du Grand Siècle et à ce qu’elle nomme leur poétique de l’obscur ; ce faisant, elle éclaire le parcours de la jeune femme et son effort sans cesse recommencé de s’extraire d’un « monde obscur », auquel elle appartient, « même lorsqu’elle cherche à passer de l’ignorance à l’évidence lumineuse du sentiment » (p. 115). Un autre exemple en est l’influence du modèle théâtral dans les Illustres françaises, modèle dont Robert Challe retient notamment une « esthétique de la gaieté qui, sans renoncer à la tendresse ou à l’émotion, se met à l’abri des folles passions » (p. 202). Et que dire de l’ « aventure » — qui, dès 1662, apparaît liée au burlesque et qui imprègne pourtant aussi bien La Princesse de Montpensier que La Princesse de Clèves : si « mystère et surprise » sont les ingrédients ordinaires des « aventures » des personnages de roman, ces dernières semblent en effet a priori fort éloignées de l’esthétique de la nouvelle classique ; pourtant, souligne F. Gevrey, en introduisant l’exception dans le récit, elles sollicitent l’émotion et la curiosité du lecteur, ce dont Mme de La Fayette use fort à propos en faisant des conversations entre ses héros précisément une forme d’aventure. Ces moments de tension où les personnages se retrouvent dans des situations imprévues ou ambivalentes et vont pouvoir révéler toute leur maîtrise d’eux‑mêmes sont de fait encadrés par une fatalité qui en limite la portée tout en en préservant l’intensité.
6La pratique de l’intertextualité ne saurait se réduire toutefois à ces phénomènes de reprise et de transposition ; il repose également très largement sur un brouillage des genres et des frontières riche de sens. Nous nous contenterons de signaler quelques éléments d’analyse, non sans rappeler toutefois l’intérêt tout particulier porté par F. Gevrey à la présence du théâtre d’une part, de la fable et du conte d’autre part, dans les genres narratifs que sont le roman et la nouvelle. Le premier, illustré notamment par l’utilisation qu’ont pu en faire Robert Challe dans les Illustres françaises ou Louis d’Ussieux dans ses Nouvelles françaises apporte à ces textes un certain nombre de procédés (écriture du dialogue bien sûr, mais aussi entrées et sorties des personnages par exemple) qui permettent à leurs auteurs de souligner notamment les émotions de leurs personnages. Les seconds — fable et conte donc — opèrent chacun à leur manière comme une voie d’expérimentation, au sein même de la fiction. Ainsi Voltaire sait‑il, dans Jeannot et Colin, « apprécier l’espace de liberté que lui offre un genre moins codifié que d’autres, et donc susceptible de contamination avec des formes versifiées comme celles de l’épopée ou de la fable » (p. 299). Attardons‑nous cependant sur une autre étude, celle consacrée aux Liaisons dangereuses dont F. Gevrey montre à quel point le récit est traversé par des références au genre du conte. Non seulement la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont se réfèrent eux‑mêmes à ce genre littéraire comme ayant leur préférence mais ils apparaissent aux lecteurs comme des personnages « dans un état intermédiaire entre l’absence et la présence » ; symboles, abstractions, « les personnages de Laclos se contentent de situations qui sont des archétypes et dont ils pensent maîtriser le déroulement » (p. 342). Ainsi le modèle du conte n’autorise‑t‑il pas seulement l’innovation littéraire, mais il participe d’une représentation du monde, tout à la fois d’une esthétique, et d’une morale qui « se rencontrent dans [la même] approche de la vraisemblance », celle qui « rend les mensonges sans conséquence » comme le rappelle Valmont à Cécile. De fait, toutes ces pratiques d’intertextualité sont indissociables des valeurs qui sous‑tendent la création littéraire propre à chaque période, valeurs qu’il s’agira tantôt de signifier comme nouvelles, tantôt d’enraciner dans un héritage qui leur confère leur légitimité. Tel est le second enjeu mis en relief par ce recueil d’articles.
« Transformation des valeurs »
7L’organisation chronologique de l’ouvrage qui nous conduit du second xviiie siècle jusqu’au xixe souligne une évolution des codes et des conceptions qui sous‑tendent les esthétiques de chaque période. Elle permet notamment de tracer une ligne qui irait de la volonté de maîtriser les passions (très présente dans les nouvelles du xviie) vers une affirmation de la sensibilité (symptomatique du roman du xviiie siècle). C’est l’un des effets produits par l’introduction de la théâtralité dans les Nouvelles françaises de Louis d’Ussieux : dans cette œuvre « […] les désordres de l’amour, envisagés naguère à distance avec le filtre de la morale amère du xviie siècle, sont comme régénérés par la sensibilité et l’empathie qu’on attend d’un lecteur sollicité pour partager le rire et les larmes » (p. 231), préoccupation caractéristique de l’esthétique qui se déploie au cours du siècle des Lumières. Une autre ligne — parallèle à la première — passerait quant à elle, de l’affirmation de l’ordre, de la mesure et de la raison à la revendication de la fantaisie et de l’imagination.
8Ce qui est implicitement questionné dans plusieurs des œuvres étudiées dans ce recueil, c’est la place de l’individu dans la société de son temps, et plus précisément l’expression de son individualité. De ce point de vue, l’article intitulé « Rêverie et religion chez Rousseau » se révèle intéressant : l’auteur y analyse la façon dont, dans les Rêveries du promeneur solitaire, « l’écrivain rivalise […] avec l’Écriture qu’il a toujours rêvé de supplanter » (p. 248). Il s’appuie ainsi sur une culture religieuse « pour reconstruire son existence et lui donner poétiquement la dimension d’un mythe » (p. 257). Dans cette tentative de justification, sans égale par ailleurs, il convient, nous semble‑t‑il, de voir un signe des temps, et de l’émergence de l’individu dans ce qu’il a d’unique et de singulier. L’étude consacrée à « l’enfance du héros dans la nouvelle classique » nous paraît également poser implicitement la même question : avec l’apparition de ce thème de l’enfance — dont nous savons depuis Philippe Ariès qu’elle est, de fait, une invention du xviiie siècle, c’est la question de la personnalité du héros qui s’introduit dans la littérature. Au terme de son parcours, F. Gevrey conclut ainsi que « même allusif ou fragmentaire, le récit d’enfance se construit de plus en plus comme le commencement d’une destinée héroïque enracinée dans un mythe : celui de la personne distinguée par sa naissance ou par sa condition d’orphelin, et victime d’une inclination d’autant plus fatale qu’elle est née dans les premières années de la vie, sans le contrepoids de la raison » (p. 78). Cette dernière précision — l’absence de la raison — a son importance : elle va de pair avec l’exploration de plus en plus fréquente dans la littérature de ce temps de la vie privée d’une part, et des sentiments d’autre part, exploration dont La Vie de Marianne constitue un parfait exemple, comme le montre là encore l’auteure.
9Le second sujet qui traverse en filigrane cette réflexion sur les modèles en littérature relève de la pensée morale ; rappelons, s’il en est besoin, à quel point il s’agit là d’un enjeu essentiel des Belles Lettres sous l’Ancien Régime. Il n’est nulle question de plaire sans instruire, et nombre des œuvres étudiées dans ce recueil partagent cette intention de proposer une leçon, plus ou moins explicite, ou à tout le moins une représentation des comportements humains dans ce qu’ils ont de vertueux ou au contraire de condamnables. De ce point de vue le brouillage des genres tel que nous l’avons évoqué plus haut participe de cette réflexion : ainsi, note par exemple F. Gevrey, « l’influence du conte, telle qu’elle se manifeste dans Les Liaisons dangereuses, favorise le développement d’une pensée morale qui remet en question le pouvoir de la raison […]. » (p. 336). Mais tel est aussi le propos de l’étude intitulée « Morale et politique mises en fiction : Arsace et Isménie de Montesquieu » : ce dernier, note l’auteur,
ne juge pas inconcevable de proposer une leçon de morale tout en réhabilitant le divertissement dans une suite d’aventures qui favorisent le plaisir des sens et de l’imagination. Dans une Bactriane qui permet de se situer à l’extérieur de la monarchie chrétienne, Montesquieu développe les préoccupations du moraliste et du philosophe. Au‑delà du pessimisme augustinien, et sur les ruines du bonheur individuel, son roman propose de construire un bonheur qui tienne compte de la relativité des mœurs et qui s’ouvre sur les autres (p. 167).
10D’une manière générale, si le cœur de l’analyse relève d’abord, dans la majorité des articles présentés, d’une réflexion poétique et esthétique, la question de la morale et des valeurs culturelles qui sous‑tendent l’écriture n’est jamais absente. Une autre étude nous paraît à cet égard tout à fait riche d’enseignement : F. Gevrey s’est penchée sur « Le ridicule dans Les Égarements du cœur et de l’esprit » de Crébillon et montre notamment comment la peinture de ces ridicules sert de baromètre dans l’analyse morale et sociale des hommes du xviiie siècle. Ces derniers — soumis à la perception et à l’imagination qu’on s’en fait — sont de fait extrêmement variables, sensibles aux modes qui se succèdent les unes aux autres ; en d’autres termes, le ridicule nous fait entrer de plain pied dans un monde où règne l’illusion, un monde fondé sur une « anthropologie faite de mouvement » (p. 144) dont le libertin, en particulier, n’est pas dupe et dont il s’empare pleinement ; en effet, sous la plume de Crébillon, « loin de se contenter de se garder du ridicule, le libertin prend volontairement l’initiative de l’attaque, souvent avec raillerie, pour dominer » (p. 144). Ce faisant, « libéré de l’autorité des valeurs morales et intellectuelles, il se contente du plaisir esthétique de la virtuosité » (ibid.). Cette dernière remarque, qui tend à mettre en opposition morale et esthétique, nous semble révélatrice, sinon d’une telle opposition, du moins de leur dialogue incessant que l’interrogation sur les modèles littéraires nous semble permettre de formuler à nouveaux frais.
Constitution du champ littéraire
11Un troisième terrain d’investigation nous paraît émerger des travaux menés par F. Gevrey autour de cette réflexion sur les modèles, à savoir la constitution du champ littéraire lui‑même. Qu’il s’agisse pour les auteurs de s’inscrire dans une légitimité ou au contraire de créer la rupture, l’enjeu est bien, par le dialogue avec le ou les modèles choisis, de définir son objet propre, qu’il s’agisse de la nouvelle classique, du genre des fables, du roman de mœurs ou encore du conte philosophique. Trois questions se posent alors : celle du rôle de la fiction (et partant de sa capacité à dire le vrai) ; celle du processus créatif lui‑même, des ressorts de la fabrication du texte ; et enfin celle de la place du lecteur dans ce que nous pouvons qualifier de co‑construction du texte.
12Les genres narratifs ont, en cette période charnière de la fin du xviie et du début du xviiie siècle, à conquérir leur légitimité dans le champ des Belles Lettres ; cela explique sans doute que les modèles convoqués dans l’écriture de la fiction appartiennent aux mémoires, au théâtre, ou encore aux moralistes. Ainsi, souligne F. Gevrey dans son étude des « Discours sur la réécriture dans les romans de la seconde moitié du xviie siècle », le plus souvent « le romancier écrit pour donner l’idée d’un modèle préexistant, d’où l’habitude d’accréditer une histoire de fiction en prétendant l’avoir composée d’après des « mémoires » (p. 82). Cet ancrage du récit dans une tradition qui le précède constitue également l’un des critères qui permet à l’auteure d’attribuer la paternité de la nouvelle intitulée Les Apparences trompeuses, ou les Amours du duc de Nemours et la marquise de Poyanne à Courtilz de Sandras ; elle conclut en effet sa démonstration en ces termes :
Ainsi on peut attribuer Les Apparences trompeuses à Courtilz de Sandras à partir d’un faisceau d’indices parmi lesquels les plus déterminants sont les associations de thèmes et d’expressions. Cette attribution confirme d’une part la tentation romanesque de Courtilz et d’autre part l’existence de passerelles entre les mémoires apocryphes et les nouvelles historiques et galantes de la fin du xviie siècle et au début du xviiie. En effet, Les Apparences trompeuses ne sont pas l’œuvre isolée d’un écrivain qui s’essaierait dans un pastiche à disposer en 1715 de nouvelles formes pour le roman. Elles appartiennent à la tradition du règne de Louis XIV, tant par leur sujet que par leur manière, et elles illustrent l’osmose de l’Histoire et de la fiction qui a caractérisé cette époque (p. 67).
13Toutefois, le développement des genres narratifs ne doit pas se penser dans les seuls termes d’une conquête de légitimité ; il participe d’un changement de paradigme, de cette évolution morale et philosophique dont nous avons déjà parlée. La fiction en est, à bien des égards, la forme même. L’étude consacrée à « L’imagination de Marianne et l’“écorce des choses” » le suggère fortement : d’emblée, écrit l’auteur,
illustré par les gravures de Schley et de Fokke dans l’édition Néaulme de 1743, le récit de la petite aventurière témoigne d’une tension entre le fabuleux et la vérité, comme si l’imagination disait mieux la vérité que les faits authentiques. Sous « l’écorce des choses » [expression de Malebranche qui condamne l’imagination des femmes en ce qu’elle ne considérerait que la surface du réel] on trouverait donc une vérité plus sensible et plus profonde. (p. 123).
14Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement une réhabilitation de l’imagination contre la raison, mais une défense de la fiction comme moyen d’accéder à une forme de vérité : « L’imagination active, qui devient instinct, peut être réglée, et devenir une force pour composer sa vie, pour parvenir à la vérité des êtres et des mots » (p. 135) conclut ainsi F. Gevrey au terme de sa démonstration. Le récit fictif devient proprement ce moyen de sonder les âmes et les cœurs qu’exploreront les grands romanciers du xixe siècle, à l’image de Flaubert, s’inspirant de Bernardin de Saint‑Pierre dans Un Cœur simple.
15De telles explorations riment bien souvent avec expérimentation : les jeux de réécriture participent de cette dernière, autant sinon plus que d’une entreprise de légitimation. Affleurent ainsi au fil des jeux de reprises et d’échos étudiés des éléments de réflexion sur les processus même d’écriture et de fabrication du texte, c’est‑à‑dire, in fine, de production du sens. Deux articles nous paraissent à cet égard particulièrement suggestifs : le premier est consacré à « la fabrique du conte entre partie d’échecs et jeu de piquet : Brochure nouvelle de Gautier de Montdorge ». Le propos en est original : il s’agit de scruter de près la façon dont, dans ce texte, s’articule la question du rapport de la partie au tout ; or il appert très rapidement que l’inachèvement, l’escamotage, l’anecdotique règnent dans un récit dont la narration se veut libre, joueuse, en mouvement perpétuel. L’architecture du texte, déroutante, prend alors sens puisqu’en effet, montre F. Gevrey,
l’intrusion du jeu invite à une autre lecture de la poétique du conte : le hasard prend la place du destin, le pari mondain devient celui de l’écriture et de la frivolité : chez Pascal déjà le jeu et le pari ouvraient sur une forme de l’infini et sur un décentrement de l’homme qu’illustre ici celui des histoires emboîtées dans le récit. Quand le contage devient comptage, il perd toute sa magie, laissant le lecteur attentif humilié de s’être pris au piège d’un miroir qui lui renvoie une piètre image de sa logique, alors que le sens se dérobe (p. 366‑367).
16Échapper au modèle, s’en distinguer : tel est sans nul doute l’un des ressorts principaux de toute création littéraire. Le second article qui a retenu notre attention sur cette question est le dernier du recueil ; consacré à « La Bruyère moraliste : un modèle pour les Goncourt », il souligne la façon dont l’esthétique du premier a nourri celle des seconds. Or cette influence passe moins par les procédés d’écriture eux‑mêmes, ni même par les motifs qui pourraient circuler d’une œuvre à l’autre que par la vision de l’écrivain et de l’art que ces auteurs semblent avoir en partage. Ce que retiennent les Goncourt des Caractères, c’est en effet l’importance du métier et de la technique, placés avant la morale, la conception en un mot de la littérature comme « travail ». C’est cette posture qui irrigue leur propre fabrique du texte.
17Or cette posture, il s’agit bien avant tout de la défendre aux yeux du lecteur : dans le dialogue qui s’esquisse avec les modèles, ce dernier joue de fait un rôle essentiel. C’est à lui en effet qu’il convient d’entendre ces jeux d’échos, de reprises et de reformulations ; à lui de mesurer l’écart pris, précisément, avec le modèle ; à lui, enfin, d’apprécier l’enjeu de la réécriture. Sa présence, qui reste encore le plus souvent implicite dans les œuvres du xviie et du xviiie, du moins jusqu’à ce que le narrateur de Jacques le Fataliste le prenne vigoureusement à partie, n’en est pas moins indéniable comme le montre F. Gevrey au détour de l’une ou l’autre de ses démonstrations. Cela est particulièrement frappant quand c’est le théâtre qui sert de point de référence aux récits de fiction : la place du public, ses réactions possibles et probables, ses attentes aussi constituent un arrière‑plan avec lequel les auteurs peuvent jouer. Ainsi en est‑il dans les Illustres françaises lorsque R. Challe, en recourant à des « souvenirs de théâtre » et en lui empruntant un certain nombre de procédés, finit par « [soumettre] son lecteur à un jeu constant de dissonances et de décalages, [qui] l’invite à prendre du recul face à la souffrance et à choisir une perspective acceptable pour jouir du bonheur social » (p. 216). Le lecteur est donc bien invité ici à tirer la leçon des procédés d’écriture mis en œuvre. Toutefois sans doute est‑ce dans l’article qu’elle consacre à l’étude du Gil Blas de Lesage que F. Gevrey insiste le plus sur cette importance du lecteur dans la construction du sens. Elle montre notamment comment Lesage
ne donne pas à son lecteur tous les éléments permettant d’être « intéressé pour » le héros ; il faut le filtre de l’intertextualité pour que le lecteur se retrouve, ou du moins reconnaisse sa culture, dans le personnage dont les caractéristiques littéraires permettent qu’il soit traversé par tous les milieux. (p. 102).
18Dès lors, poursuit l’auteure, « confronté à une sémiologie détournée ou lacunaire, le lecteur de l’Histoire de Gil Blas découvre une intention de déconstruire le personnage et, à travers lui, l’illusion romanesque de l’époque classique » (p. 102). Ce dont il s’agit ici, c’est bien d’une réflexion sur le rôle du lecteur dans l’interprétation de l’ouvrage comme le rappelle F. Gevrey en conclusion : Lesage « a voulu donner au lecteur plus d’initiative pour faire surgir le sens des aventures : l’éclatement du personnage et celui du livre demandent un travail herméneutique » (p. 110). Cette réflexion sur la constitution de l’espace littéraire en tant que tel et dont les acteurs — modèles, auteurs, lecteurs — sont multiples nous rappelle ainsi que la modernité a bien pris naissance dans ce xviie siècle qui fait peu à peu leur place aux genres narratifs.
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19Redisons une dernière fois notre frustration de n’avoir pu suggérer ici que quelques pistes de lecture transversales des travaux de Françoise Gevrey dont la rigueur et la précision sont sources de richesse pour tout amateur de cette littérature des xviie et xviiie siècles. Espérons toutefois que cette frustration servira d’invitation à parcourir ce recueil d’articles pour tenter d’appréhender toujours un peu mieux la notion de « modèles » en littérature.