L’Atelier du chercheur en littérature
« Toute étudiante, tout étudiant qui s’intéresse à la littérature devient en puissance un étudiant‑chercheur, une étudiante‑chercheuse en littérature, dès son inscription dans une université pour faire des études littéraires. » (p. 19)
1Yves Chevrel et Yen‑Maï Tran‑Gervat ont collaboré, dans le sillage de l’ouvrage du premier intitulé La Recherche en littérature1, à un nouveau livre : Guide pratique de la recherche en littérature. Cette collaboration d’un chercheur et d’une chercheuse explique l’intérêt porté par les deux auteurs à la question du genre, raison pour laquelle l’introduction et la conclusion conjuguent les deux genres alors que les chapitres intermédiaires les alternent, comme l’indique l’avertissement liminaire : « Note sur l’usage du masculin et du féminin dans ce volume ». Les deux auteurs se présentent comme des chercheurs en littérature comparée, discipline qu’ils définissent de la façon suivante au cours de l’ouvrage :
La littérature comparée, discipline apparue au xixesiècle en Europe, est une composante essentielle des études de lettres dans de nombreux pays. Elle repose d’une part, sur une méthode, la méthode comparative, qui a structuré les sciences humaines au xixe siècle, d’autre part sur la mise en place, dans la recherche d’un corpus ouvert sur d’autres littératures, d’autres cultures, voire, dans un sens plus large, sur d’autres moyens d’expression que le langage. (p. 58)
2Les deux auteurs prennent soin d’articuler l’activité individuelle de la recherche aux principales institutions qui l’encadrent ou la rendent possible en France : les universités, les grandes écoles et les bibliothèques. Cet ouvrage s’adresse, de façon à la fois méthodique et pratique, aux étudiants qui écrivent un mémoire de master ou un doctorat. Ce livre aide en particulier à problématiser le rapport entre corpus et méthode(s) en montrant notamment la manière dont les domaines de la littérature présentent diverses façons d’être abordés en fonction de concepts pertinents. À titre subsidiaire, on trouve également de nombreuses informations pratiques sur la mise en forme concrète des travaux de recherche, ce qui permet au chercheur, en fonction de son niveau d’expertise, de s’orienter dans le labyrinthe des œuvres et des méthodes pour trouver son fil d’Ariane. Pour rendre compte de cet ouvrage, selon une logique qui s’oriente du général vers le particulier, il convient de rappeler d’abord quelques principes fondamentaux de la recherche en littérature ainsi que les différentes méthodes actuelles, ce qui permet ensuite d’envisager les apports du numérique à cette activité et l’art(isanat) de la recherche en littérature auquel ce livre permet de se consacrer dans les meilleures conditions possibles.
Principes fondamentaux de la recherche en littérature
3Le premier problème soulevé par les auteurs du livre est celui de la définition même de la littérature. Sa première ambiguïté tient à sa participation égale à l’expression de la passion et de la raison : elle paraît tantôt construction savante et tantôt effusion sentimentale. Elle est un écrit qui peut être abordé du point de vue de la production et de la réception, c’est‑à‑dire par ses causes ou par ses effets. Cette difficulté rejaillit logiquement sur la science qui la prend pour objet. Dans cet ouvrage, l’activité de recherche en littérature est définie comme un « ensemble cohérent de connaissances et de pratiques méthodologiques » (p. 20‑21). Au‑delà de cette définition simple et consensuelle, on peut s’interroger sur des concepts comme celui de science de la littérature, ou encore de littérarité, en se rappelant notamment la querelle entre Roland Barthes et Raymond Picard sur les procédés de la recherche en littérature. Le premier s’intéresse d’abord à la forme de l’œuvre, le second à son sens, lié à une intention de l’auteur.
4Au‑delà de ces dissensions, la recherche en littérature s’accorde sur son objet de connaissance scientifique, à savoir le texte dit littéraire, appelé ici œuvre, au féminin ou au masculin, selon son découpage et son ampleur. Le point de départ du guide est donc l’œuvre publiée, et non l’inédit. Dans cette perspective, l’œuvre peut d’abord poser problème si l’auteur la fait évoluer en la modifiant au fil des publications ou si elle connaît des modifications de son orthographe. Il convient en outre d’être capable de déterminer la part de l’auteur par rapport aux interventions de l’éditeur, en particulier dans la constitution du livre et de son paratexte.
5Les œuvres littéraires posent ensuite des problèmes en fonction de leurs formes. Ainsi les recueils posent‑ils à nouveau la question de la responsabilité auctoriale ou éditoriale de la diffusion de l’œuvre dans un contexte précis. Certains textes, publiés en feuilletons, ont donc connu une publication pré‑originale. Il en va de même de la mise en page des poèmes, ou encore du lien entre le texte théâtral et ses représentations, sans oublier le cas du texte illustré qui invite à considérer les modalités de la collaboration entre écrivain et dessinateur, la pluralité des illustrations d’un même texte et le point d’insertion des images ainsi que le rapport entre texte et image. Le chercheur doit ensuite être attentif, de façon concrète, aux informations contenues dans le livre et dans sa mise en forme : date de publication, maison d’édition, ISBN, sommaire/table des matières, bibliographie et index.
Méthodes de recherche
6Plusieurs méthodes s’offrent à qui veut faire de la recherche en littérature. La première consiste en l’étude des formes. Elle est liée à la classification des œuvres fondée en occident par Aristote. Il s’agit alors par exemple d’étudier les enjeux liés à l’écriture dans une forme qualifiée de littéraire : théâtre, roman ou poésie. Vient ensuite la méthode de prédilection des auteurs du livre, à savoir la littérature comparée dont les présupposés sont :
Un goût pour les langues qui ne se limite pas à une langue de communication autre que le français, et un esprit de curiosité. La rencontre avec l’autre, l’étranger – qui est au cœur de cette discipline et dont on peut penser qu’elle présente presque toujours une part de risque – demande qu’on se donne les moyens de le comprendre pour pouvoir l’accueillir. (p. 59)
7Les travaux de recherche peuvent suivre de multiples orientations comme la poétique comparée qui consiste à rapprocher des œuvres, l’étude des transferts culturels, c’est‑à‑dire la circulation des œuvres, l’analyse de la littérature de témoignage – des récits de voyage à ceux de l’expérience concentrationnaire – et l’imagologie, c’est‑à‑dire l’étude des œuvres traitant de la représentation de l’étranger.
8Le chercheur en littérature peut également s’intéresser aux marges du littéraire, ce qui consiste actuellement à réinterroger la distinction entre grande œuvre et œuvre mineure. Dans cette sphère, on trouve également la littérature d’enfance et de jeunesse ainsi que celle à grande diffusion. La recherche en littérature est également apte à étudier l’adaptation d’une œuvre littéraire dans un autre genre ou encore les rapports entre la littérature et les arts, qu’il s’agisse de peinture, de cinéma, de photographie ou encore de bande dessinée. Les concepts d’iconotexte – fusion entre texte et image – ou encore d’intermédialité – relation et interaction entre les media –s’avèrent alors utiles.
9La mythocritique permet d’étudier les motifs et les mythes dont les trois critères sont, selon Brunel, l’émergence, la flexibilité et l’irradiation. Le chercheur peut alors envisager une figure mythique au cours de l’histoire, la culture mythique d’un écrivain ou encore les enjeux du recours au mythe sans oublier le rapport entre un mythe et une forme. L’esthétique de la réception envisage l’œuvre du point de vue de ses réceptions au fil du temps. Les études théâtrales se focalisent notamment sur le dialogue, la théâtralité, les rôles, les adaptations, le lien du théâtre à un lieu, une époque ou une société.
10D’autres méthodes existent encore, comme la traductologie qui permet d’étudier les traductions, de les comparer ou encore d’envisager l’histoire des traductions d’une œuvre. On trouve également la stylistique littéraire et les études francophones, problématisées de façon à la fois géographique et linguistique, en fonction des enjeux du français dans différentes zones du monde, proches ou lointaines de la France, concernées ou non par la colonisation. La didactique de la littérature permet de réfléchir sur l’enseignement des résultats de la recherche en littérature. Enfin, la méthode la plus ambitieuse et la plus abstraite est celle de la théorie littéraire.
11Les auteurs présentent également trois méthodes modernes en plein essor. La première est liée aux études culturelles qui nécessitent un changement radical de point de vue qui consiste à :
déplacer le point de vue adopté pour l’analyse et l’interprétation de la perspective du « dominant » (le mâle blanc, occidental, possédant et puissant) vers celle des catégories de populations longtemps repoussées en positions subalternes (les femmes, les minorités ethniques, les populations colonisées, les handicapés…). (p. 79)
12Elles sont liées aux études postcoloniales, dont Edward Saïd est considéré comme le fondateur lorsqu’il publie L’Orientalisme : l’Orient créé par l’occident. Les auteurs de l’ouvrage suggèrent un paradigme simplifié qui propose d’analyser l’impact de la colonisation d’une zone donnée en fonction de trois époques : avant, pendant et après. Les études de genre(s), initiées notamment par Judith Butler, consistent notamment à s’intéresser au masculin et au féminin comme constructions culturelles.
Apports du numérique
13Le présent ouvrage accorde une grande importance à la révolution numérique tout en limitant la portée du bouleversement qu’elle opère. En effet, le numérique ne change pas l’esprit de la recherche, mais ses outils :
Les instruments fournis par l’informatique ont profondément modifié les méthodes de travail des chercheuses : recherche de la documentation, prise de notes, élaboration de plans, rédaction, présentation matérielle, voilà autant de domaines dans lesquels les outils traditionnels – fiches bristol, papier, stylos… – sont moins utilisés, même s’ils gardent leur intérêt, voire leur importance. En tout cas, les exigences restent les mêmes en vue de proposer un travail réussi, c’est‑à‑dire qui apporte aux lectrices des résultats clairs, précis et convaincants. (p. 123)
14Les auteurs sont donc à la recherche d’un « bon usage » du numérique, c’est‑à‑dire un usage classique, scolaire et universitaire, à la fois clair, net et précis, en un mot, vertueux.
15La principale transformation en cours n’est pas encore complètement réalisée. Elle réside dans le passage du livre papier au livre numérique. Or, à l’heure actuelle, le livre numérique apparaît principalement comme la numérisation du livre papier, telle que la propose par exemple Gallica ou Google Books, pour les livres tombés dans le domaine public.
16Les principaux avantages du numérique sont l’optimisation du stockage des documents et des fichiers du chercheur. Le numérique facilite également leur accès et leur manipulation. En contrepartie, l’accès à une machine connectée est obligatoire, machine susceptible de panne, susceptible également de mauvaises manipulations qui peuvent causer la perte ou la destruction des données. En outre, certaines ressources numériques ont un caractère éphémère. De façon précise, les recherches numériques peuvent poser problème en raison du nombre important de données disponibles, données dont la fiabilité n’est pas toujours assurée. Pour cette raison, l’ouvrage s’efforce de proposer des sites de référence qui fonctionnent comme des signes de reconnaissance ou comme des filtres permettant de sélectionner plus facilement les informations exactes. Les auteurs rappellent aussi que des erreurs de saisie sont susceptibles d’occulter les résultats et que les recherches avancées utilisant les trois opérateurs booléens permettent d’affiner une recherche.
17Le numérique permet également une optimisation de la formalisation du projet de recherche grâce à l’arborescence possible de dossiers qui contribuent à la mise en ordre des données, sans oublier le dossier fourre‑tout. Le chercheur voit alors progressivement émerger les plans possibles de sa recherche, parmi lesquels il choisira celui qui lui paraît le plus pertinent et qu’il fixera avant de passer à la rédaction. Les auteurs opposent alors deux types de plan, celui à la française et celui à l’anglo‑saxonne :
Celui le plus pratiqué dans la tradition universitaire française vise à mettre en place une argumentation logique qui aboutit à placer en dernier ce qui est le plus important ou le plus original ; celui davantage utilisé dans la tradition anglo‑saxonne consiste à exposer d’abord le plus important, et à l’accompagner ensuite de considérations annexes. (p. 120)
L’Art(isanat) de la recherche
18La recherche en littérature apparaît donc enfin comme un art, c’est‑à‑dire comme une technique, ce qui en fait le synonyme de l’artisanat. Les auteurs rappellent les quatre principes fondamentaux dans ce domaine : travailler de première main, relever les sources de façon claire et identifiable, signaler toute intervention sur le document qu’on reproduit, reconnaître ses emprunts et affirmer son originalité. Ils s’efforcent, tout au long de l’ouvrage, de rendre ces exigences possibles.
19Pour ce faire, le travail bibliographique et la prise de notes sont les deux activités fondamentales. Le chercheur doit établir la bibliographie primaire, c’est‑à‑dire l’ensemble des livres sur lesquels il travaille ainsi que la bibliographie secondaire ou les livres à partir desquels il travaille. C’est sur cet ensemble bibliographique que porte la prise de notes, qui peut prendre trois formes différentes. Ainsi celles sur le corpus primaire consistent‑elles prioritairement en des remarques qui interrogent des zones du texte de longueur variable, celle des œuvres critiques en une lecture au prisme de la question de recherche pour sélectionner ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas, adhérer ou réfuter les propositions. Les notes personnelles s’ajoutent aux précédentes et dépendent de la subjectivité du chercheur.
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20Pour faire de la recherche en littérature, il convient d’avoir idée de ce qu’est la littérature et la recherche qui porte sur cet objet. Les auteurs ont d’abord mis l’accent sur la variété des méthodes de recherche actuelles en littérature en fonction des œuvres retenues ; ils ont ensuite insisté sur l’impact du numérique dans ce domaine scientifique. Mais ces aspects théoriques de l’ouvrage ne doivent pas en masquer les aspects pratiques car ce guide aide également à constituer sa bibliographie, à s’interroger sur les prises de notes et la présentation d’un travail de recherche. Loin de chercher à en imposer au lecteur, il cherche au contraire à l’initier à une activité stimulante qui, une fois sa technique acquise, devient un plaisir au fur et à mesure que de nouvelles sources apparaissent et que des résultats émergent. En ce sens, Yves Chevrel et Yen‑Maï Tran‑Gervat nous invitent dans l’atelier du chercheur en littérature, un atelier mobile qui coïncide de plus en plus avec l’ordinateur. Il ne reste donc plus qu’à espérer que le lecteur de ce livre trouve la méthode la mieux adaptée à ses recherches et construise progressivement, à son tour, son style personnel de chercheur.