La philologie dévoyée par le non-dit : Jauss face à son passé SS
1À travers un livre court et incisif récemment traduit, le romaniste Ottmar Ette nous offre une réflexion de fond sur les questions posées à la philologie par ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Jauss ». Celle-ci, à la fois cas (Fall) et paradigme pour O. Ette, tient au fait qu’on s’est aperçu, au fil de révélations échelonnées entre les années 1970 et 2015, que le « romaniste le plus influent et le plus représentatif dans l’espace germanophone au xxe siècle » (p. 23) avait non seulement été sous le nazisme officier de la Waffen-SS, mais en avait été une figure remarquablement brillante, y réussissant une ascension fulgurante, y enseignant la Weltanschauung nazie à de jeunes recrues, et commettant en son sein des crimes de guerre.
2Cette histoire reste peu connue en France, malgré l’aura de l’école de Constance en général et de l’« herméneutique littéraire » en particulier, et en dépit du fait qu’un entretien de Jauss avec Maurice Olender publié dans les colonnes du Monde en 1996 fut une étape importante de « l’affaire ». En Allemagne, bien que le cas Jauss soit depuis plusieurs années parfaitement documenté, il demeure l’objet d’un désir persistant d’omerta d’une partie de l’intelligentsia universitaire, dont certains des membres éminents sont des disciples de Jauss. Ainsi est-il savoureux de lire ce remerciement acide d’O. Ette à l’égard de « ce collègue » lui ayant demandé, lors d’une conversation téléphonique, « d’intervenir le plus rapidement possible » pour qu’un jeune historien de l’université de Potsdam « n’aille pas trop loin dans l’expertise qui lui était demandée par l’université de Constance du “cas Jauss” et qu’il formule ses conclusions, si tant est qu’elles dussent être publiées, de la façon la plus modérée » (p. 125), collègue ayant ainsi été malgré lui à l’origine de ce livre. Le lecteur peut mesurer que la puissance des disciples de Jauss dans le champ universitaire allemand continue à faire barrage à l’émergence d’une réflexion sur ces années de déni.
3La traduction de ce livre permet donc au lecteur français de mesurer toutes les répercussions de cette affaire : jusqu’ici en France, seul un article de 2014, « Un “Sonderweg” vers Proust : le cas de Hans-Robert Jauss », sous la plume du comparatiste Robert Kahn, traducteur du livre d’O. Ette, s’était intéressé en détail aux ressorts du scandale qui avait rattrapé Jauss à partir du milieu des années 19901. Robert Kahn — spécialiste de Benjamin et passeur en France des philologues allemands, puisqu’il est notamment le traducteur du Haut langage d’Erich Auerbach, etl’auteur d’une traduction à paraître chez Hermann d’un livre de Hans Ulrich Gumbrecht sur La Vie et la mort des grands romanistes — s’employait déjà à y comprendre en quoi le travail philologique de Jauss pouvait s’éclairer à la lueur de son silence sur son passé SS.
4C’est cette même approche qui fait tout le prix du livre d’O. Ette qui, s’il rappelle les origines et la chronologie du scandale, est avant tout une réflexion méthodologique sur l’avenir de la « Romanistik » : il s’intéresse en effet à ce que révèle de l’« herméneutique » de Jauss le silence délibéré de celui-ci sur ce qu’il avait fait. O. Ette tient cependant à bien marquer ce qui sépare sa lecture de « la thèse fort répandue selon laquelle l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss pourrait être comprise dans ses aspects théoriques et méthodologiques comme ayant été influencée par une vision nationale-socialiste de la société et de la communauté, du lectorat et de la littérature » (p. 50). Cette thèse ne correspond pas à la complexité du cas Jauss et à la subtilité de sa méthode de lecture. L’approche de Jauss serait bien plutôt, d’après O. Ette, un savant entrelacs entre le dit et le non-dit, instrumentalisant les textes littéraires — notamment français, depuis la thèse sur Proust jusqu’aux réflexions ultimes sur l’autobiographie de Sarraute — pour se justifier de ce qu’il ne reconnaissait pas avoir fait : « Hans Robert Jauss savait de quoi il parlait, quand il parlait de ce dont il ne parlait pas et ne voulait pas parler » (p. 95). C’est pour s’arracher à cette infernale problématique personnelle de Jauss qui a, d’après O. Ette, entaché toute sa discipline, que celui-ci tente d’ouvrir des pistes programmatiques pour la philologie, en se mettant sous la protection d’autres figures tutélaires telles qu’Erich Auerbach, Werner Krauss ou Ernst Robert Curtius.
Face au non-dit, les faits
5À la source du livre d’O. Ette, il y a donc la grande monographie de l’historien Jens Westemeier (2016), issue du « rapport scientifique sur le passé SS » de Jauss (p. 31), qui lui a été commandé par l’Université de Constance en 2015. L’historiographie de ce scandale est extrêmement intéressante aux yeux d’O. Ette, car le travail historique approfondi de Westemeier peut « très largement » être considéré comme la conséquence des « protestations massives des élèves et amis de Jauss » (p. 32) : la persévérance dans la politique du silence aurait ainsi transformé le « cas Jauss » en « affaire Jauss » avant de le muer en « paradigme Jauss », nécessitant une véritable réflexion sur la nature du non-dit obstinément entretenu (p. 36). Plus loin, il insiste sur ce qui fait à ses yeux de cette affaire un paradigme :
Quand nous nous confrontons à Hans Robert Jauss, nous ne nous intéressons pas à un moment appartenant depuis longtemps à l’histoire de la discipline, mais au devenir historique d’une pratique discursive, ou peut-être (au sens de Bourdieu) d’un habitus, qui est resté efficace bien au-delà de la mort de Jauss. (p. 82)
6Cette efficacité peut étonner vue l’ancienneté des soupçons. Les recherches de Westemeier ont ainsi été précédées par plusieurs signaux annonciateurs : hommage est ici rendu aux travaux d’Earl Jeffrey Richards, romaniste américain ayant pris de front dans les années 1990 le problème de l’engagement de Jauss dans la SS, et ayant essuyé à l’époque un violent tir de barrage de la presse. Pourtant dès les années 1970, des éléments sur le passé sulfureux de Jauss circulaient, dont témoigne ce refus opposé à sa nomination comme « membre d’honneur » de la Modern Language Association. Ce n’est que grâce à la pièce de Gerhard Zahner, Waffen SS, La Liste des indésirables, centrée sur Jauss, mise en scène à l’université de Constance en novembre 2014, que le « cas Jauss » était « à nouveau sorti du silence et de l’oubli, grâce à la puissance esthétique du fait littéraire » (p. 30).
7Au terme de cette progressive redécouverte du passé de Jauss, qu’établit le travail de Jens Westemeier ?
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« Jauss ne s’est pas contenté d’adhérer pendant sa scolarité en Souabe […] aux Jeunesses hitlériennes » : « il a très tôt pris des responsabilités » et « comme chef de cohorte de jeunes à Geislingen » a commandé à « 160 garçons » (p. 33-34).
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Il a ensuite « joui d’une carrière éclair et exceptionnelle au sein de la Waffen-SS » (p. 34) : il obtient ainsi le grade de « capitaine-chef d’assaut SS de réserve », et reçoit tout au long de la guerre de nombreuses distinctions. Il sert dans de nombreux régiments : il est notamment chef du 58e bataillon de la 33e division de grenadiers de la Waffen-SS « Charlemagne ». Il n’était donc pas un simple « suiveur » : sa carrière « compte parmi les plus rapides pendant les années de guerre », et « il n’y eut aucune autre nomination de capitaine plus jeune que lui dans toute (!) la Waffen-SS » (p. 35). Aucune comparaison possible, donc, avec l’engagement d’un Günter Grass : Jauss était un membre d’élite de l’organisation.
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Plus grave, « il endoctrin[e] de jeunes aspirants SS ainsi que d’autre membres de la Waffen-SS en leur enseignant la Weltanschauung (conception du monde) et l’idéologie nazie » (p. 34-35).
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Il participe aux batailles sur le front de l’est, lors du siège de Leningrad, et prend part à « la “lutte anti-partisane” en Croatie » : « du fait de sa position de chef d’escadron, [il] doit être considéré comme ayant été “complice fonctionnel” (selon les catégories juridiques actuellement en vigueur en Allemagne) des crimes perpétrés au cours de cette opération militaire2 ».
« Un léger déplacement »
8Une fois posés les faits, le livre s’emploie à montrer comment s’est construit le silence de Jauss. Le choix d’une carrière en Romanistik est interrogé. À l’époque, « les études romanes semblaient moins contaminées idéologiquement que les études de germanistique » : elles représentent donc « une manœuvre de retraite et un lieu de refuge », alors qu’en réalité « cette discipline » « avait été mise en pas » et avait pleinement fonctionné « au service de l’État nazi » pendant la guerre (p. 41). Jauss tente donc dès 1945 d’inscrire une thèse sous le patronage, au-dessus de tout soupçon, d’Ernst Robert Curtius à Bonn, mais il falsifie outrancièrement son CV. Ce n’est qu’en octobre 1948 — après être sorti du camp de Recklinghausen, destiné aux membres de la SS — qu’il parviendra à inscrire une thèse à Heidelberg. Sa stratégie s’est alors déplacée : « non plus la falsification directe et la contrevérité, mais une vérité ayant subi un léger déplacement » (p. 44), stratégie qui fera désormais sa méthode et sa force. Désormais son CV comporte bien, mais comme pudiquement voilées, « six années de guerre dans l’armée, deux années comme prisonnier » (p. 45). Cette force de déplacement, de transposition d’une vie dans l’autre, qui affecte aussi son nom, Jauß devenant Jauss, est à l’image du style du romaniste pour O. Ette :
Les reflets miroitants et séduisants de ses productions dépendent justement du fait que sa première vie n’a pas totalement disparu dans sa seconde, mais qu’elle s’est transformée […] en un objet, en une impulsion (movens) donnée à son écriture et à son style scientifique. (p. 48)
9Toute la vie seconde de Jauss est habitée par les crimes de la première, et cette hantise — ainsi que sa puissance d’altération d’une vérité à laquelle il revient toujours sans jamais la nommer — participe à la séduction que produit son œuvre.
10Pour O. Ette, toute l’œuvre de Jauss — dont il rappelle la passion pour « l’écriture cryptographique » (p. 70), « qui montre en cachant et qui cache en montrant » (p. 108) — inscrit « la première carrière dans la représentation déplacée de la seconde » (p. 73). Il ne s’agit pas pour Jauss de choisir entre « élucidation » et « mutisme », mais de s’adonner bien plutôt aux « déplacements » et aux « distorsions » (p. 76).
11Prenons l’exemple de la thèse sur Proust, sur laquelle se penche en détail l’article de Robert Kahn de 2014 : d’après celui-ci, « le choix de consacrer sa thèse à l’étude du roman proustien ne fut pas déterminé, comme Jauss l’écrit dans un article de 1986, par la seule “fascination”. Il y eut peut-être le désir d’une Wiedergutmachung, une “réparation” faite dans le seul “for intérieur”3 ». En Proust, Jauss ne trouve pas seulement un auteur à même de se prêter, du fait de ses origines juives, à son entreprise de réhabilitation tacite : selon toute vraisemblance, la « théorie proustienne des “moi successifs”4 » ainsi que la réflexion de Proust sur les jeux « de la mémoire volontaire et de la mémoire involontaire » (O. Ette, p. 69)résonnent avec son besoin passionné d’autojustification. Comme l’écrit Hans Ulrich Gumbrecht :
Que le « je » se remémorant ne puisse jamais coïncider avec le « je » remémoré chez Proust, tout en édifiant un univers individuel, cela devait donner de l’espoir à un jeune homme désireux d’échafauder une muraille entre son passé compromettant et un présent plein d’ambition et de promesses5.
12D’après O. Ette, les textes de Jauss sont « au plus haut point autoréférentiels » (p. 64). En exergue de son livre sur Proust, Jauss place cette citation de l’auteur devenu tutélaire : « On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses »6. L’écho autobiographique que devait recevoir pour Jauss une telle morale nous invite à percevoir l’espoir pathétique de celui-ci de se voir justifié – mais cet espoir reste constamment voilé : comme l’écrit R. Kahn, « cette demande de pardon, restée secrète, informulée, ne peut du même coup être acceptée en aucune manière7 ».
Une « machine de guerre »
13Mais surtout, Jauss continue à se comporter dans « le champ littéraire » comme il a toujours su le faire : en stratège et en guerrier. D’après O. Ette, « sur une période d’à peine deux décennies l’ancien SS-Hauptsturmführer, après son retour du front, avait réussi à reconvertir sa science du commandement et à rediriger toutes ses forces du combat idéologique vers le combat théorique » (p. 59-60). O. Ette nous livre ici une lecture métaphorique un peu appuyée, d’autant qu’il ne signale ni n’interroge jamais explicitement le caractère figuré de cette lecture, suggérant une forme de transposition littérale de la violence du front dans les habitus académiques.
14Il n’en reste pas moins que ce parallèle mérite d’être pris au sérieux, car il est corroboré par le témoignage de Gumbrecht, seul élève de Jauss à s’être retourné sur son patron de thèse dans un article qui fit date dans la chronologie de l’affaire, « Mon maître, l’homme de la SS » (« Mein Lehrer, der Mann von der SS »), paru dans Die Zeit en 2011. Gumbrecht y fait référence à l’habitude qu’avait Jauss de se livrer à des réquisitoires contre ses collègues et invités :
aucune contradiction ne s’élevait, mais une joie mauvaise se répandait quand il démontait complètement, en arborant le masque du « dialogue herméneutique », les autres collaborateurs, même si chacun savait devoir un jour ou l’autre affronter la même situation et ne pas non plus pouvoir alors compter sur une quelconque solidarité. (cité par O. Ette, p. 24)
15Pour Gumbrecht, l’École de Constance était une « usine à formater des cadres » (p. 25) : « une loyauté absolue et engagement total pour la cause commune étaient une obligation impérieuse » (p. 26).
16L’analyse d’O. Ette s’appuie sur des notions bourdieusiennes pour tenter de comprendre la remarquable aptitude du « système Jauss » à s’imposer dans le champ universitaire allemand, et sur la durée : « Il n’existe rien dans l’histoire des études romanes qui puisse rivaliser avec ce réseau qui inclut plusieurs générations » (p. 58). Mais O. Ette ne prétend donner que quelques éléments de compréhension d’une telle efficacité, et il en appelle à une étude sociologique détaillée qui permettrait une histoire « en dynamique » de l’École de Constance (p. 57). Pour poser quelques éléments de compréhension de ce « système », il s’intéresse à la fonction-charnière du concept de « provocation », jeté par Jauss en 1967 dans sa grande leçon « Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft » (« L’histoire littéraire comme provocation envers la philologie »), qui lança « l’esthétique de la réception »: cette leçon, véritable « attaque-surprise » (p. 54), au retentissement aussi imprévu que formidable, se livre à un « règlement de comptes généralisé avec “une” histoire littéraire “traditionnelle”, donc dépassée » (p. 57). Le sous-texte militaire est ici explicite, et révélateur de la manière dont Jauss « agit dans le champ » (p. 52), la notion de provocation désignant l’agression des ennemis qu’il faut attaquer : « l’écriture jaussienne est une écriture de combat » (p. 52).
17À cette désignation fonctionnelle d’ennemis permettant d’affirmer le caractère conquérant ou « acratique » de son propre discours, Jauss ne renoncera jamais, théorisant la nécessité de préférer l’attaque à la défense dans la préface de sa Petite apologie de l’expérience esthétique (Kleine Apologie ders ästhetischen Erfahrung,1972) (p. 51), ravivant sa notion guerrière de « provocation » pour attaquer en 1990 celle qui fut perpétrée « envers la théorie allemande de la réception » de la part du New Historicism et du Cultural Materialism (cité p. 61), ou se lançant dans une attaque en règle contre les « dogmatismes » dans la préface du recueil Wege des Verstehens (Chemins de la compréhension, 1994) — changeant donc d’adversaires selon les circonstances et la position atteinte dans le champ. Si « l’esthétique de la réception » se targue d’une méthode dialogique, O. Ette signale qu’il s’agit d’un dialogisme feint :
Dans cette sorte de « dialogisme » […], les lecteurs ne savent pas quels sont les arguments opposés par les contradicteurs et les ennemis : les « partenaires de discussion » qui auraient d’autres orientations et convictions sont d’emblée mis sur la touche. » (p. 66)
18Seule importe la « polarisation (quasi magnétique) » (p. 57), permettant de capter à son profit la dynamique du conflit.
19Évidemment, l’audace consistant à proclamer un « changement de paradigme », « à se désigner des ennemis possibles et à les éliminer » (p. 55) n’est pas la seule condition de la réussite du « système Jauss ». O. Ette liste ainsi, comme autres éléments de réussite, outre « l’esprit de corps » signalé par Gumbrecht :
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la fondation d’une école — ce que n’a fait aucun autre grand romaniste, que ce soit Hugo Friedrich, Erich Köhler, Erich Auerbach, Leo Spitzer ou Ernst Robert Curtius (p. 122) —, qui permet de disposer de fidèles occupant des chaires dans toute l’Allemagne,
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et l’« accumulation d’un capital symbolique dans le champ universitaire » (p. 54), via la création du groupe de travail interdisciplinaire « Poetik und Hermeneutik ».
20Pour O. Ette, qui note selon une formule saisissante la « remarquable singularité normative de Jauss » (p. 60), « l’esthétique de la réception est devenue une machine de guerre » (p. 58).
De la position éminente de l’herméneute
21Mais la dimension la plus intéressante de l’ouvrage d’O. Ette est sans doute la manière dont il analyse les signaux paradoxaux envoyés par Jauss tout au long de son parcours pour répondre de manière oblique — sans jamais rompre le silence — à l’accusation qui pouvait être portée contre lui, et cela jusque dans les dernières années, à l’époque où les reproches devenaient explicites. À aucun moment du livre, O. Ette ne s’appuie sur des notions explicitement psychanalytiques, mais tout l’ouvrage est traversé par une extrême sensibilité au double fond révélé par la langue de Jauss, aux détours de son double langage, qui signalent l’emprise de sa « première vie » sur son œuvre. Cette sensibilité — si elle signale, comme le souligne Aurélie Barjonnet dans la préface, l’héritage de Victor Klemperer (p. 16) — peut évoquer les travaux d’analystes qui ont pris en charge les nécessaires altérations de l’approche freudienne par le traumatisme de l’extermination et ont ainsi pu développer une clinique du secret.
22La notion même d’« écriture cryptographique », sur laquelle O. Ette insiste tant, semble faire écho — sans prétention de notre part d’y déceler bien sûr une parfaite correspondance conceptuelle — aux travaux de Nicolas Abraham et de Maria Torok qui, les premiers, ont théorisé la notion de « crypte au sein du Moi » pour caractériser le processus d’inclusion. Lorsque le sujet se révèle incapable de procéder à une introjection, c’est-à-dire à « un processus symbolique par lequel [il] se construit des représentations de ses expériences du monde », qui dès lors « entrent en contact avec les divers domaines de sa vie psychique et peuvent être modifiées par des expériences ultérieures », il procède à une inclusion : « les expériences sont partiellement symbolisées, et ces symbolisations partielles sont enfermées dans des espèces de vacuoles psychiques, ou encore d’enclaves psychiques. Ces enclaves sont isolées du reste de la vie psychique », comme l’explique Serge Tisseron8. Pour celui-ci, les événements indicibles inclus dans ces « cryptes » ou « vacuoles » se signalent cependant par toute une série de symptômes, qu’il qualifie de « suintements du secret9 ».
23O. Ette ne procède évidemment pas à une lecture psychanalytique du cas Jauss : il se place d’ailleurs sur un plan qui donne à entendre que la position de Jauss dans sa « deuxième vie » est le fruit d’une stratégie délibérée et parfaitement maîtrisée. Mais la psychanalyse informe tacitement, même si cela reste indirect, les concepts de « non-dit » (Verschweigen), de « déplacement » (Verstellen), et plus encore de « refoulement » (Verdrängung),qui structurent les chapitres parmi les plus éclairants de son livre. Il nous paraît donc intéressant de signaler ces échos par lesquels l’analyse philologique rencontre une forme de psychopathologie.
24Chez Jauss, certains « suintements » du secret mettent la puce à l’oreille des premiers chercheurs qui s’intéressent à son passé : ainsi en est-il de « son attitude hostile, d’opposition frontale à Curtius, ainsi que celle de ses élèves, [qui prend] presque un tour obsessionnel », et qui met « Earl Jeffrey Richards sur la trace de sa “première vie” » (p. 47). Lorsque Jauss fait allusion à la période de la Seconde Guerre mondiale- et il le fait de plus en plus souvent au fur et à mesure que la menace de révélations sur son compte se rapproche (fidèle en cela à sa préférence assumée depuis longtemps pour l’attaque) — il se signale par une « insensibilité totale » (p. 78), qui confine au clivage. Dans Wege des Verstehens, il attaque ainsi de manière éhontée, vue sa position, « l’idéal d’éducation de l’individualisme classique » — superlativement incarné par Curtius — qui n’a pu s’opposer au Troisième Reich (cité p. 77).
Hans Robert Jauss parlait de « l’époque de Hitler » comme s’il n’avait jamais rien eu à faire avec elle, comme s’il la contemplait depuis une plus haute tour de guet ou comme s’il faisait partie de la génération née après, et comme s’il n’avait pas été impliqué de façon fondamentale. (p. 78).
25C’est le même ressort que Jauss bande dans un document majeur, la fameuse interview par Maurice Olender publiée dans Le Monde en septembre 1996, qui donne lieu à l’une des analyses les plus brillantes d’O. Ette. Celui-ci qualifie l’attitude de Jauss dans cet échange d’« acte de sincérité paradoxale » (p. 85), faisant résonner de manière neuve, « autoréférentielle », le mot même que Jauss avait de nombreuses fois utilisé par référence à La Princesse de Clèves. En effet, Jauss, confronté de manière frontale par Maurice Olender à son silence sur son passé, « admet certes l’engagement volontaire dans les Waffen-SS, mais dans le même souffle il le dépersonnalise et en fait l’affaire de toute une génération » (p. 85). L’originalité de l’analyse est ici de juger que la « tactique » de Jauss, « précisément parce qu’elle était dès le début si évidente et qu’elle semblait si bien fonctionner […] eut pour effet de faire vraiment tomber le masque » (p. 86). Le mérite en revient d’après O. Ette – et contrairement au sentiment de scandale de bon nombre de lecteurs du Monde face à la position de retrait de l’intervieweur, s’étant d’après eux fait piéger — à l’habileté remarquable de Maurice Olender. Celui-ci ne s’intéresse en effet qu’au « regard actuel » de Jauss : il ne cherche pas à faire la lumière sur le passé de Jauss, et laisse à celui-ci la possibilité de l’édulcorer à sa guise. Il lui fait même relire l’interview, qui devient du coup un texte « signé » par Jauss : « Seul “son témoignage” lui importait, et la façon dont toute une génération s’était murée dans le silence tout en témoignant par ce silence même » (p. 87).
26Ce que confirme enfin cette interview, c’est la manière dont Jauss instrumentalise la littérature pour sécuriser son attitude vis-à-vis de son passé. Cette exploitation transparaît de manière paroxystique dans son ultime et stupéfiante réponse, lorsque Maurice Olender l’interroge sur la possibilité d’écrire ses mémoires pour témoigner « de la honte et du silence d’une génération d’intellectuels compromis avec l’Allemagne nazie » (cité p. 90). Après avoir répondu qu’il lui faudrait parvenir à un « discours brisé » pour restituer le caractère nécessairement trompeur de sa mémoire, Jauss enchaîne sur une analyse du livre autobiographique de Nathalie Sarraute :
De toutes les biographies lues récemment, une seule me paraît convaincante. Il s’agit d’Enfance de Nathalie Sarraute. Dans ce beau livre, un dialogue se noue entre le moi qui raconte des épisodes de son passé et une autre voix qui ne cesse de l’interpeller, de sorte que toute idéalisation du souvenir est évitée. Entre question et réponse, le vécu apparaît dans sa contingence inépuisable. (cité p. 91)
27Comme l’analyse très judicieusement O. Ette, « après un rapprochement apparent avec l’intervieweur sous le signe de la sincérité, Jauss procède à un élargissement sur une base théorique et à une généralisation, qui escamotent le je interrogé pour le réintroduire immédiatement en tant que lecteur-critique […] se situant sur un plan plus élevé » (p. 91). Au moment même où la possibilité d’avoir une parole de sincérité sur lui-même lui est explicitement offerte, Jauss se réfugie dans sa posture d’« herméneute », et c’est de cette hauteur-là qu’il nous gratifie d’une analyse du texte de Sarraute, lecture dont l’obscénité apparaît du même coup criante. Nulle part ailleurs que dans ce passage apparaît mieux l’enjeu du livre d’O. Ette, pour qui l’attitude et l’aura de Jauss interrogent de façon presque tragique le sens et l’avenir de sa discipline – car, dans cette scène, « nous sommes devant l’abandon de la philologie » (p. 92).
28C’est le même déni littéralement éhonté qui motive, d’après O. Ette, l’hommage appuyé à Paul de Man dans Wege des Verstehens, où s’insère une lettre au célèbre théoricien de la déconstruction : alors même que la polémique de 1988 sur les articles antisémites de De Man est désormais bien connue, Jauss y assure son « cher Paul » qu’« aucun nom n’[a] été plus cité dans son séminaire ou par ses collègues que celui de De Man » (p. 93). O. Ette y voit « une tentative de la part de Jauss de garantir encore une fois post mortem au grand théoricien de la littérature une vie “non contaminée” telle qu’elle avait rayonné avant le déclenchement de la controverse. Comme si la découverte posthume des écrits antisémites de jeunesse n’avait rien changé à l’image et à la compréhension du théoricien » (p. 94). Mais en voulant couvrir De Man, c’est bien sûr lui-même que Jauss cherche à protéger, via « une ingénieuse auto-affirmation et une auto-valorisation de sa propre et éminente position ». L’audace de cette démarche confirme la dimension paradigmatique de la position de Jauss, qui consiste à nier « la portée et de la signification du non-dit » (p. 94).
29S’il fallait une ultime preuve de l’insincérité de Jauss et du refus de celui-ci de faire la lumière sur son passé, O. Ette rappelle qu’en 1995, au lieu de tenter de rédiger ses mémoires sur le mode d’un « discours brisé », Jauss commence un journal qui se présente comme une nouvelle autojustification, tandis qu’il détruit toutes les lettres et notes prises dans le camp de Recklinghausen (p. 95-96).
Compréhension & pardon
30On connaît la célèbre et profonde réflexion de Primo Levi sur la compréhension et le pardon dans l’appendice (1976) de Si c’est un homme. D’une part, il affirme l’impossibilité de comprendre l’extermination des Juifs :
Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre c’est presque justifier. En effet, « comprendre » la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d’autres encore10.
31De l’autre côté, il insiste sur l’impossibilité de pardonner à qui n’a pas demandé pardon : « Non, je n’ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l’avenir, je ne leur pardonnerai […]11. » Il ne pourrait pardonner qu’à un ennemi qui se repentirait sincèrement des crimes du nazisme, « mais un ennemi qui se repent n’est plus un ennemi12 ».
32Pour Jauss visiblement, les enjeux de la compréhension et du pardon sont beaucoup plus emmêlés qu’ils ne le sont pour Primo Levi… On n’est donc pas surpris de constater qu’O. Ette consacre un chapitre entier au long développement de Wege des Verstehens sur le dicton « Tout comprendre, c’est tout pardonner », à l’origine duquel Jauss tente de remonter, sans y parvenir. Tout se passe comme si, en tentant d’analyser ce dicton, Jauss cherchait de manière obsessionnelle la réponse à l’énigme de son existence, dans laquelle il entraîne son lecteur, sans jamais lui donner les raisons pour lesquelles la question le hante. Il est finalement contraint de reconnaître « l’envers fatal » du dicton, qui permet d’éclairer les reproches faits à l’« herméneutique littéraire » : « tout comprendre suffirait pour tout pardonner, et donc aussi : pour tout justifier — c’est son sens caché douteux, qui a nui à la réputation de l’herméneutique à laquelle on reproche de toujours déjà approuver ce qu’elle rend compréhensible » (cité p. 107).
33C’est, pour O. Ette, tout le problème de l’« herméneutique littéraire » qui « confère, non à l’auteur, mais au lecteur — et, chez Jauss, pour finir, à l’interprète lui-même, la position décisive » (p. 105). Loin de n’être qu’une « théorie de la relation » comme elle y prétendait, l’« herméneutique littéraire » a un contenu idéologique, ce dont témoigne par exemple cette affirmation outrancièrement européocentriste de Jauss :
Nous possédons avec notre herméneutique occidentale fine un extraordinaire instrument pour décrire aussi ce qui est étranger, ce que l’on ne pourrait certainement pas faire en restant dans le cadre théorique inhérent à cette culture étrangère. (cité p. 112)
« Apprendre à partir de Jauss »
34R. Kahn dans son article de 2014, comme O. Ette dans son livre, opposent à la figure de Jauss celle de Werner Krauss, le grand romaniste de RDA, ancien assistant d’Auerbach, et membre de « l’Orchestre rouge » ayant été sauvé in extremis de sa condamnation à mort sous le nazisme par quelques collègues, dont Gadamer13. O. Ette s’intéresse particulièrement à une scène décrite par Gumbrecht, au cours de laquelle Krauss invité à Constance en 1972 « maintint le groupe des collègues de l’Allemagne du Sud-Ouest pendant deux longues heures dans une pénible tension, parce qu’il resta assis dans son fauteuil club comme s’il était un hôte de pierre » (cité p. 114). O. Ette suggère que
la présence de Krauss muet dans son fauteuil club sur la terrasse pourrait être comprise, non comme le symbole du silence, mais comme celui d’une aphasie, qui aurait pu frapper le successeur d’Erich Auerbach à la chaire de Marbourg […], qui se retrouvait […] confronté, lui l’adversaire de tout totalitarisme, à un ancien membre lourdement décoré de la Waffen-SS et présentement chef de file de l’école de Constance. (p. 116)
35Frank-Rutger Hausmann a beau jeu de reprocher à O. Ette, dans sa recension de Critique, de « céder à la fabulation14 », la correspondance entre Krauss et Jauss ne laissant nullement supposer que Krauss ait su quoi que ce soit du passé de Jauss. En réalité, l’image frappe par son caractère allégorique, le « mutisme » de Krauss renvoyant à une littérale impossibilité de parler, au-delà de toute donnée consciente, face au maître du non-dit. L’image de Krauss dans son fauteuil club allégoriserait une discipline tétanisée par la statue du commandeur Jauss : aujourd’hui encore et par-delà sa mort, ce dernier empêche les véritables héritiers de l’humanisme qu’incarne la Romanistique de penser le déni qu’il entretint à propos de ses crimes.
36Pour échapper à cette paralysie, O. Ette en appelle à « une romanistique et [à] une philologie […], dont le style de pensée, d’écriture et de recherche n’auraient plus rien à voir avec le paradigme [du] nom [de Jauss] » (p. 123). La tâche des romanistes aujourd’hui serait donc d’« apprendre moins de lui qu’à partir de lui, pour continuer à penser la tâche à venir de la philologie », qu’O. Ette trouve formulée dans le testament littéraire d’Auerbach : « situer dans l’univers la place de l’être humain » (cité p. 123). On peut juger ce programme noble, mais bien lointain et difficile à traduire en une méthode de lecture. Mais le livre d’O. Ette montre en tout cas de manière convaincante de quoi la Romanistique, et au-delà, toute pensée sur la littérature, doit se débarrasser — comme type d’énonciation, posture d’autorité, et défense de tout retour sincère sur le passé et sur soi — avec le nom de Jauss.