L’insoutenable légèreté du sentiment. Le roman sentimental & la société des individus
Est-ce qu’on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l’âme de briser tous ses liens pour s’unir, pour se confondre plus intimement encore avec l’objet qu’elle aime ?
Germaine de Staël, Delphine, éd. B. Didier, 2000, t. I, p. 404
Un bon mariage, s’il en est, refuse la compagnie et conditions d’amour. Il tâche à représenter celles de l’amitié.
Michel de Montaigne, Essais, III, 5
1Le goût que cultiva le Siècle des Lumières pour le larmoiement, le pathétique, le sentimentalisme est un phénomène reconnu et sur lequel de nombreuses études ont été publiées1. Ce qui caractérise d’emblée cette mouvance de la littérature du Siècle des Lumières est la distance qui nous sépare d’elle : à nos yeux de lecteurs du vingt-et-unième siècle, tous ces ouvrages issus du goût pour les épanchements sensibles, parmi lesquels les plus grands best-sellers de l’époque (ceux de l’abbé Prévost, de l’anglais Richardson, de Baculard d’Arnaud et, bien sûr, Julie, ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau), paraissent difficiles à lire, voire mielleux et insipides.
2Comment expliquer cette distance qui nous éloigne d’une époque qui porte cependant en soi le germe de notre modernité ? C’est la question à laquelle se propose de répondre Paul Pelckmans dans son livre La Sociabilité des cœurs sensibles. Pour une anthropologie du roman sentimental, paru chez Rodopi en 2013. Ce volume de 278 pages réunit une série d’articles précédemment publiés ou encore à paraître dans des revues et actes de colloques, plus un inédit (« Rassurantes étrangetés. Les prodiges de l’émoi dans Cleveland », aux pages 97‑126) ; l’auteur y dessine un parcours de recherche explorant avec une remarquable cohérence méthodologique la littérature française dite sentimentale et faisant affleurer la différence profonde, dans la manière de concevoir le sentiment, du dix-huitième siècle par rapport aux époques qui le précèdent.
Il était une fois la société d’ordre(s) : anciens & nouveaux régimes de la sensibilité
3Divisé en trois parties – Un Ancien Régime de la sensibilité ? ; Prévost ; La Nouvelle Héloïse, suites et fins –, qui articulent, sur un axe chronologique allant des nouvelles de Charles Sorel à Delphine de Germaine de Staël, dix-sept chapitres analysant les réverbères littéraires des changements culturels à l’égard du sentiment, cet ouvrage se propose comme un éclairage des « dessous anthropologique[s] » (p. 56) qui président, avec plus ou moins de conscience de la part des écrivains, à la création littéraire. Ce faisant, ce livre invite avant tout à se poser un certain nombre de questions sur la méthodologie de la recherche littéraire. Le statut conféré à la littérature par l’auteur et l’exploration des relations entre création littéraire et changements socio-anthropologiques est sans doute le point le plus intéressant et le plus problématique du livre, qui, en regroupant un corpus d’ouvrages assez vaste, a l’ambition de saisir, derrière la récurrence des motifs littéraires, les tréfonds psychosociologiques de toute une époque.
4Le sous-titre préannonce d’ailleurs assez clairement la visée de l’ouvrage et rend compte de la position méthodologique de l’auteur : Pelckmans, qui est professeur de littérature française et générale à l’université d’Anvers, s’était déjà inscrit, avec Le Problème de l’incroyance au xviiie siècle2, dans le sillon de l’histoire des mentalités, et associe étroitement des analyses textuelles ponctuelles à un souci de théorisation s’inscrivant dans un projet de compréhension globale du phénomène littéraire à l’aune de l’histoire des mentalités. L’auteur se sert en effet, dans ses analyses littéraires, d’une grille herméneutique empruntée aux sciences sociales, plus particulièrement à l’anthropologie et à la sociologie, et d’une partition chronologique qui relève de l’histoire des mentalités.
5La division binaire entre une forme sociétale holistique, d’une part, et une forme sociétale individualiste, d’autre part, correspond au partage établi par l’ethnographe et sociologue Louis Dumont3, tandis que la partition chronologique entre un avant et un après la « révolution du sentiment » est tirée de l’œuvre de Philippe Ariès4. Pelckmans, qui reprend le concept à plusieurs reprises au fil des pages, définit cette révolution comme une nouvelle attitude des élites qui
préfigurant en cela tout un style de vie moderne, [en] seraient venues à attacher de plus en plus d’importance à la haute qualité affective de leurs relations. Le roman sentimental, la comédie larmoyante, le drame, tous genres dont le pathétique nous paraît aujourd’hui singulièrement lassant, vaudraient dans cette perspective une première orchestration de cette nouvelle valorisation des émois (p. 79)
6Ce moment « révolutionnaire » constituerait le point de bascule entre ce que l’auteur nomme l’« Ancien Régime de la sensibilité » et le sentimentalisme du dix-huitième siècle qui gêne notre goût de modernes tout en informant une partie de nos comportements.
7Avec le roman de Prévost, premier romancier aux prises avec une vision véritablement individualiste du sentiment et par conséquent lisière entre l’avant et l’après, la présence d’une mutation sociétale extrêmement significative émerge à la surface de la représentation romanesque : la « culture de la soumission5 » cède le pas à une société qui prise l’initiative individuelle. C’est l’avènement de l’individualisme :
[l]’individu moderne se croit le droit, sinon même le devoir, de choisir ses propres projets et de les poursuivre comme il l’entend ; les membres des sociétés traditionnelles, holistes pour reprendre le terme de Louis Dumont, se sentent plutôt tenus d’accomplir ce qui s’imposait, d’emprunter pour chacune de leurs démarches des chemins très prévisibles puisque largement tracés d’avance. (p. 35).
8La visée de l’ouvrage est néanmoins d’aller au-delà de la partition historienne entre un avant et un après la « révolution du sentiment » et de donner une interprétation des données relevées par les historiens, car, écrit l’auteur, les rapports entre sentimentalisme et individualisme « sont décidément bien tourmentés » (p. 18).
La culture de la soumission vs le pari de la spontanéité
9Le sentimentalisme littéraire du dix-huitième siècle diffère donc de la représentation littéraire du sentiment du siècle précédent en ce que les épanchements sentimentaux ne font plus partie d’un système performatif déterminé esthétiquement, mais sont considérés comme la manifestation immédiate et spontanée d’une forme de vérité intérieure qui seule peut désormais garantir la stabilité des liens sociaux que les forces d’agrégation traditionnelles ne sont plus à même de tisser :
[l]e pari sentimental de la spontanéité, qui est une des grandes nouveautés du xviiie siècle, attend encore son explication définitive. Bien des choses engagent à penser qu’il est lié par divers biais à l’avènement de l’individualisme moderne, dont les Lumières auront marqué une percée décisive. L’individualisme, qui autorise une Liberté inédite, génère aussi une nouvelle solitude ; le roman sentimental […] a pu chercher à atténuer cet esseulement. De s’enraciner dans les forces vives de la nature, les attachements du cœur paraissent promettre une proximité durable que les encadrements sociaux traditionnels, récusés désormais comme l’œuvre d’autant de préjugés, n’assuraient plus guère. » (p. 50).
10Pelckmans argumente cette thèse, par voie comparative, dans la première partie, « Un Ancien Régime de la sensibilité ? » ; y sont observés des ouvrages qui échantillonnent la représentation du sentiment qu’offre le dix-septième siècle. Il s’agit surtout de nouvelles, La Sœur jalouse de Charles Sorel (1641, « La sœur jalouse ou les partialités de l’évidence », p. 27‑42), La Duchesse d’Estramène (1682) de René Du Plaisir et Eléonor d’Yvrée (1687) de Catherine Bernard (« Les prosaïsmes de l’amitié dans La Duchesse d’Estramène et Eléonor d’Yvrée », p. 59‑72), auxquelles s’ajoute un court récit enchâssé dans l’architecture diégétique de la Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654‑1660) : Pelckmans analyse, non sans la faire précéder par une intéressante prise de position sur l’autoréflexivité6, l’Histoire d’Artaxandre, emboitée dans la Clélie et qui, à s’en tenir aux avant-propos de son narrateur7, se pose dans un rapport à la fois spéculaire et antithétique à l’ensemble narratif dans sa globalité (« Les “commencements d’amour” d’Artaxandre », p. 43‑58). Une place particulière est celle de Robert Challe dans cette section : les deux dernières contributions (« Les métamorphoses du vieux Dupuis », p. 73‑84 « Les Illustres Françaises ou la finitude du sentiment », p. 85‑94) visent à resituer cet auteur souvent considéré comme un précurseur du sentimentalisme, dans l’en-deçà de la « révolution du sentiment ».
11Or, de l’analyse des œuvres en prose touchant au sentiment au dix-septième siècle, qu’elles se donnent comme des romans ou des nouvelles, une conception des rapports interpersonnels se dégage qui ne ressemble point à celle du siècle suivant. Cet « Ancien Régime de la sensibilité » se distingue surtout, si l’on s’en tient à une lecture globale de la première partie du livre, par deux caractéristiques : il rentre dans une culture de la soumission et il considère le sentimental à l’instar d’une performance socialement codifiée et reconnaissable. Les héros de romans ou nouvelles évoqués dans cette première section, emboités dans une idéologie sociétale cohérente, qui se configure comme un ensemble où les parties sont soudées étroitement entre elles et où les structures affectives sont larges et évitent tout repli intimiste, ne se complaisent pas dans une sensibilité exacerbée et quelque peu morbide, ils ne sont pas les victimes d’une passion invincible et contre laquelle rien ne peuvent ni la raison ni la société ; au contraire, ils paraissent tous obéir à une norme sociale au nom de laquelle leurs sentiments se conforment au bon sens commun paraissant dicter inconsciemment actions et sentiments. C’est cette adhésion de la volonté individuelle à la règle socialement établie, explique Pelckmans, qui « fait un contraste anthropologique majeur entre l’Ancien Régime et notre modernité » (p. 35). Et c’est pour cela que les personnages positifs se caractérisent par un « sens de l’alignement » (p. 37) au sens commun qu’ils partagent avec le narrateur, tandis que les personnages négatifs (par exemple la sœur jalouse dans La Sœur jalouse de Sorel), le sont dans la mesure où ils veulent sortir de la prévisibilité pour imposer leur propre désir ou leurs propres projets.
12Ainsi, par exemple, Laurence, la sœur jalouse, est placée par le narrateur sous un mauvais jour, parce qu’elle cherche à sortir du chemin qui serait logiquement le sien selon une mentalité partagée à l’époque et informant les structures morales profondes du récit : « Les jugements de valeur de La Sœur jalouse opposent des amoureux respectueux de leur lot et de leurs entours naturels à une ennemie qui se disqualifie de les bousculer » (p. 35). Là où le lecteur postromantique se serait attendu à la pitié pour la sœur s’opposant à un sort qui la condamne au malheur, Sorel, écrit Pelckmans, prononce une ferme condamnation de cette attitude proche de l’hybris des Anciens : « [o]n ne sort de l’ordre que pour commettre des horreurs » (p. 37), conclut Pelckmans.
[C’est qu’]il y a là une mentalité qui nous est devenue très étrangère ; au xviie siècle, même un esprit indépendant comme Descartes recommande, dans la troisième maxime de sa morale provisoire, de « tâcher toujours plutôt à (s)e vaincre que la fortune, et à changer (s)es désirs que l’ordre du monde ». (p. 69)
13Au-delà des connotations stoïciennes de la culture prémoderne, l’écart par rapport au sens commun est encadré par la narration comme une extravagance sur laquelle la diégèse porte un regard de désapprobation. Pareillement, dans l’histoire d’Artaxandre, l’intransigeance sentimentale du héros éponyme8, sentimental avant la lettre, est « pour ses entours comme pour la romancière – […] une exigence incongrue, qui appelle manifestement la surprise amusée plutôt que le respect » (p. 48) : brisant une relation pour une délicatesse qui n’a pas encore de place dans la représentation de l’amour, le protagoniste se place dans une position de porte-à-faux par rapport aux conventions anthropologiques qui règlent la relation amoureuse, comme sa bien-aimée un peu légère se place en dissonance par rapport à celles qui régissent le deuil : « Le griefs d’Artaxandre aussi bien que les désinvoltures fort poussées de Pasithée se profilent comme autant d’énormités : elles s’écartent en sens contraire d’un juste milieu où la réaction à la mort de l’aimé semblerait trouver d’instinct le ton et la mesure convenables ». (p. 49). Ce sens du juste milieu s’oppose nettement aux excès sentimentaux.
14Effectivement, avant l’envoûtement pour le sentiment qui caractérisera le siècle suivant, la conduite des êtres en littérature – du moins dans la prose fictionnelle – se conforme spontanément aux codes que constitue l’horizon d’attente social, si l’on ose s’exprimer ainsi : l’analyse conjointe de La Duchesse d’Estramène de René du Plaisir (1682) et d’Elénor d’Yvrée de Catherine Bernard (1687)9 vient confirmer cette vision d’ensemble de la société du dix-septième siècle. Dans ces deux nouvelles, publiées à quelques années de distance à la fin du siècle, une vision, étonnante à nos yeux, de l’amour et de l’amitié se fait jour : dans l’une comme dans l’autre, « [l]e lien affectif est d’abord aimanté par la loi et les opportunités du monde » (p. 71).
15À la différence du courant sentimental, « [l]e xviie siècle […] ne s’intéresse qu’aux sentiments qui ont une chance réelle de s’inscrire dans le monde comme il va » (p. 68‑69), et la production littéraire reflète ici une société où « chaque particulier se sent, au plus profond de lui-même et pour les décisions essentielles, interdit d’initiative » (p. 63). C’est ainsi que les deux nouvelles, dont les intrigues sont pourtant assez différentes, paraissent s’inscrire dans un même horizon psychologique, « un Ancien Régime psychologique, où la sensibilité existe sans aucun doute, mais où elle n’est pas encore valorisée pour elle-même et qui reste très en-deçà de la révolution du sentiment décrite par Philippe Ariès » (p. 68).
Robert Challe de l’autre côté du miroir
16Challe aussi, pendant longtemps considéré par la critique comme un « moderne » quant à la représentation des sentiments, se situe dans l’en-deçà de la révolution d’Ariès. L’auteur fonde son argumentation sur une base comparative, relisant les manifestations du sentiment chez Challe à l’aune de celles d’ouvrages postérieurs en relation d’intertextualité avec le texte10 : ses réadaptations (c’est le cas de l’histoire de Des Rosnais et Mlle Du Puis, reprise dans la pièce théâtrale de Charles Collé, Du Puis et Des Ronais11) ou des romans s’en inspirant (d’un Prévost ou d’un Richardson, par exemple). Étalées sur deux chapitres (« Les métamorphoses du vieux Dupuis » ; « Les Illustres Françaises ou la finitude du sentiment »), le lecteur trouve donc des relectures des quatre premières histoires des Illustres Françaises qui déconstruisent l’idée d’un Challe sentimental avant la lettre (plus une comparaison entre l’histoire de Gelin et celle de Gallouin, dans la deuxième partie du livre, consacrée à Prévost, p. 111).
17S’y trouve analysée la représentation des relations interpersonnelles et des émotions qui y sont liées et l’auteur clarifie dans ces deux essais sa position vis-à-vis du partage historique d’Ariès : si celui-ci s’est limité à énoncer le fait (la révolution sentimentale), Pelckmans veut s’interroger sur les causes, à savoir la poussée de l’individualisme, « évolution plusieurs fois séculaire, à laquelle il serait dérisoire d’assigner une date précise » (p. 81) mais de laquelle on peut tout de même affirmer que « le triomphe des Lumières y marque un palier décisif » (ibid.). Cette nouvelle configuration anthropologique « ne pouvait aller sans inquiétudes ni scrupules » (ibid.) car l’individualisme est une arme à double tranchant : il « autorise sans doute une liberté inédite, mais génère aussi une nouvelle distance interhumaine » (ibid.). Étant, par sa nature même, fondé sur le choix individuel et sur la réversibilité des engagements, l’individualisme implique, sur le plan des relations sociales, plus d’autonomie que de proximité et l’« appréhension d’une défection toujours constante » (p. 82). Sur ce point, le dix-huitième siècle aurait essayé d’apporter des réponses psychologiques à une société en train de se « liquéfier », pour s’en tenir à la terminologie du sociologue Zygmunt Bauman12 et cette réponse serait le déni de la possibilité (douloureuse) de la scission du lien par une surenchère de protestations et de manifestations d’affections. Le pathétique sentimental serait donc une stratégie de déni :
« on s’attachait d’autant plus à cultiver des affections qui, d’être spontanées, pouvaient sembler librement choisies.
L’ennui était que ces inclinations, de n’être imposées par aucune contrainte extérieure, n’étaient aussi garanties que par leur spontanéité même. Il suffisait d’un caprice ou d’un soudain désintérêt pour les liquider. Les âmes sensibles sont dès lors tourmentées par une inquiétude secrète jamais définitivement conjurée. On n’est jamais sûr que les ferveurs spontanées suffiront durablement à assurer la proximité de rechange qu’on leur demande. Les protestations inlassables de la rhétorique sentimentale cherchent à surclasser ce doute, à dénier le soupçon d’une indifférence toujours proche et toujours possible. » (p. 228)
18Or, chez Challe, écrit Pelckmans, il n’y a aucune trace de cette complaisance pour les épanchements et les protestations d’amitié qui parsèmeront le roman sentimental du siècle suivant, mais plutôt une « entente cordiale » en matière de sentiment « qui se passe de tout scrupule excessif comme de toutes déclarations pathétiques » (p. 80). Le narrateur challien décrit d’un ton enjoué des passions dont il (comme ses personnages) accepte les limites. La passion amoureuse n’est pas (encore) le mobile des actions des héros et le but ultime de l’existence humaine comme elle le sera chez Prévost ou dans la production romanesque rousseauiste. Elle reste une dimension de l’existence parmi d’autres. De ce fait, « Les Illustres Françaises nous ramènent dans un monde où l’inconstance amoureuse apparaît comme une éventualité toujours plausible et tout sauf irréelle. Qui est sincèrement épris peut aussi cesser de l’être » (p. 92), sans que l’existence et l’essence ontologique de l’autre en soient affectée.
19Longtemps considéré comme un précurseur des élans pathétiques prévostiens, inspirateur du roman sentimental anglais comme français, Challe ferait donc encore partie du siècle précédent. Thèse intéressante, et qui mériterait des approfondissements et des discussions à venir. On pourrait en effet se questionner sur le rôle de la tradition générique dans laquelle Challe s’inscrit, tradition du conte fictionnalisant l’oralité qui remonte à Boccace et aux « histoires » renaissantes, et qui joue sans doute un rôle dans sa manière de représenter et de concevoir le sentiment. Surtout, on pourrait remettre en question l’apport challien dans la littérature dite sentimentale postérieure : le mérite de l’écrivain ne résiderait-il pas, plus que dans une représentation déjà moderne du sentiment, dans un infléchissement de ses modèles vers le quotidien, vers l’histoire moins extraordinaire que banale, qui inspirera, entre autres, Richardson et Rousseau ? La relecture de Pelckmans invite à se poser des questions et à relire des interprétations qu’on croyait désormais indiscutables.
Prévost tenté par le fantastique
20Aussi, si Challe est à resituer en-deçà de la limite de la culture de la soumission, c’est à Prévost que revient le rôle de charnière et tournant entre un « avant » et un « après » du sentiment. Les deux dernières parties du livre se concentrent sur le problème central de l’ouvrage, à savoir les articulations entre individualisme et sentimentalisme. L’œuvre de Prévost est relue à l’aune des théories énoncées dans la première partie et l’auteur entre ici dans le vif de sa thèse.
21Dans les cinq essais consacrés dans la deuxième partie du livre (« Rassurantes étrangetés. « Les prodiges de l’émoi dans Cleveland », « La tentation du fantastique dans Le Pour et Contre », « Cleveland en miniature : Histoire intéressante », « Une velléité d’Apocalypse. Le dénouement des Campagnes Philosophiques », « Cleveland à gros traits : Liebman ») Pelckmans fait émerger ce qu’il appelle la « tentation du fantastique » et décortique la représentation sensible d’un des pères du roman sentimental. Les affres du sentiment, le trouble sensible, l’émoi irrépressible sont investis d’une nouvelle profondeur et héritent, explique l’auteur, « d’un très ancien capital symbolique » (p. 121) : « Pour prouver la consistance des liens noués par le sentiment, Prévost les montre capables d’opérer toutes sortes de prodiges, il leur reconnaît si l’on ose dire le don des miracles. Il les dote d’autre part d’un certain mystère psychologique, qui les fait perdurer quelquefois comme à l’insu des intéressés eux-mêmes » (p. 101).
22Mécanisme que l’on retrouve dans nombre de livres de l’abbé et qui est particulièrement visible dans Cleveland. On se souviendra que, dans ce roman, le héros vit une passion qui est non seulement décrite comme quelque chose d’extraordinaire, mais qui est également capable d’opérer de vrais prodiges : les blessures de Cleveland se rouvrant à la vue de Fanny, la guérison imprévue et miraculeuse de Dom Thadeo due à la seule présence de la bien-aimée, aimée et persécutée, les évanouissements qui auraient sans doute « été mortel[s] si le ciel n’eût fait un miracle13 » (p. 106) font partie d’un « merveilleux psychosomatique » (p. 103) qui vise à rassurer les personnages, et avec eux les lecteurs, sur la puissance de l’amour, sur la persévérance de la passion et sur l’indissolubilité du lien qu’elle constitue. La surenchère émotionnelle de la représentation des passions est ici aussi la réponse à une angoisse foncière, surgie du doute sur la fiabilité du sentiment comme seul facteur de liens entre les êtres.
23La somatisation indéniable de la passion chez Prévost, et le lien que le livre établit entre celle-ci et une sorte de préhistoire du fantastique en est sans doute un des points les plus intrigants : les infléchissements sombres du pathétique et du sentimentalisme, très présents dans la deuxième moitié du siècle, et notamment représentés par Baculard d’Arnaud et Loaisel de Tréogate – que le livre ne mentionne pas, mais qui paraissent se situer dans le sillon directe du ténébreux prévostien –, ne portent-ils pas en germe les grands thèmes du fantastique du dix-neuvième siècle ? Que nous dit cette liaison de l’affirmation de l’individualisme rationaliste des Lumières et, par ricochet, de notre propre société ? Des recherches restent à faire, qui porteraient un éclairage nouveau sur les zones d’ombre de la société individualiste et les résistances à son affirmation.
Rousseau ou le paradoxe de l’intimisme
24Le sentimentalisme n’est en effet pas aussi transparent qu’on pourrait le croire : si les déclarations d’amour éternel cachent la crainte de l’inconstance et de la versatilité, le rêve d’une société d’êtres choisis, qui pourrait au premier abord faire soupçonner la recherche d’un dépassement de l’individualisme vers une plus grande solidarité humaine ne va pas sans une forme de « sécession », que l’auteur fait ressortir dans la dernière partie de l’ouvrage. Agencés dans l’ordre chronologique, les essais qui closent le livre sont centrées sur Jean-Jacques Rousseau (« Les invités des Wolmar », p. 181‑192 ; « Julie et ses doubles : Les Amours de Milord Edouard Bomstom », p. 193‑202) et « les siens », des textes qui entrent en résonnance avec Julie (« Une Princesse de Clèves sentimentale. Motifs de retraite », p. 203‑214, sur une nouvelle de La Morlière ; « Un “trésor de l’absence”. Les Lettres d’Afrique », p. 215‑230, sur les lettres du chevalier de Boufflers à Mme de Sabran ; « “Un amour faiblement partagé” : Adèle de Sénange ou Lettres de Milord Sydenham », p. 231‑246, sur le roman de Mme de Souza ; « Les Ruines de Yedburg ou le refus des chimères », p. 247‑258 sur Isabelle de Charrière ; « “La mort justifie toujours les âmes sensibles” », p. 259‑276, sur Delphine de Germaine de Staël).
25Il y est question, outre que de la surenchère des marques d’affection qui déguiserait le malaise créé par la déliaison du lien interpersonnel, thème dominant et récurrent du livre – particulièrement visible dans le chapitre dédié à « Motifs de retraite », qui, étant interprété comme une réécriture de La Princesse de Clèves » (p. 206), permet de mesurer la distance entre le dix-septième siècle de Mme de La Fayette et le dix-huitième de La Morlière –, de la recherche de nouvelles formes de proximité entre les êtres humains,autre manifestation des inquiétudes qui accompagnent l’essor de la société moderne. À cette « distance interhumaine radicale, qui devait souvent paraître intolérable, voire monstrueuse » (p. 206), le roman sentimental oppose la création d’une nouvelle société, d’une inédite « sociabilité des cœurs », pour reprendre le titre de l’essai, qui reconstruirait le lien social perdu, tout en le fondant sur le choix de ses membres. Clarens en est un exemple frappant : dans une société qui abolit de plus en plus le sens de la collectivité à l’avantage de la liberté individuelle, « Julie et les siens » écrit Pelckmans, « cherchent passionnément à dépasser cet isolement premier. La Nouvelle Héloïse convie à croire que les âmes sensibles, en faisant confiance à leurs propres sentiments et en se faisant confiance les unes aux autres, peuvent instaurer une proximité à la fois fervente et vertueuse. Clarens conjure […] les risques de solitude et d’immoralité qui sont l’envers secret de la nouvelle liberté revendiquée par les Lumières » (p. 195‑196).
26Néanmoins, les choses ne sont pas aussi simples car, observe l’auteur,
comme tout palliatif, le culte de la sensibilité participe aussi en profondeur de ce qu’il cherche à atténuer. Les délices du sentiment cultivent à leur façon le quant-à-soi moderne : la proximité qu’elles instaurent est elle aussi une manière de sécession. Nos romanciers ne manquent jamais d’insérer quelques tirades contre les faux-semblants de la vie mondaine ; l’étiquette et les conventions qui se trouvent ainsi récusées prolongent à leur façon tout un alignement holiste. (p. 240. Nous soulignons)
27C’est en ce sens que l’auteur peut affirmer que La Nouvelle Héloïse est « l’histoire d’une sécessions sentimentale » (p. 192). La communauté des âmes sensibles, tout en voulant mettre en place une communion des cœurs, contribue au délitement des structures anthropologiques qui liaient les hommes entre eux et se déleste volontiers des obligations sociales et des conventions qui attachent les individus ; jugés fausses et hypocrites, car ils ne sont pas dictés par la « nature », concept cher aux auteurs, ou par le cœur, les codes sociaux, les règles du vivre ensemble sont rejetés comme des contraintes inacceptables et révolues. En cette ambiguïté foncière de l’attitude du sentimentalisme réside sa complexité et, probablement, se trouve la clé de son succès à l’époque : il façonnait les désirs et dissimulait les angoisses d’une ou plusieurs générations vouées à l’incertitude en matière de choix éthiques cruciaux (le choix d’un partenaire, les rapports intergénérationnels, les nouvelles règles du vivre ensemble).
28Le pathétique « très soutenu » (p. 268) qui soutient l’attention des lecteurs dans ce genre de romans, « sorte de surenchère permanente » (ibid.) peut être mieux compris, explique l’auteur, « en supposant qu’il s’agissait fondamentalement de conjurer ou de dénier une appréhension fondamentale. »
Les auteurs n’en finissent pas d’exalter la communion des âmes sensibles ; ils ont pu y mettre tant de zèle parce qu’ils doutaient par-devers eux que la seule entente des cœurs suffirait bien pour fonder des attachements durables. […] On attachait d’autant plus d’importance aux liens sentis, qui, tout en paraissant spontanés ou librement choisis, sauvegardaient une proximité interhumaine que les encadrements établis désormais récusés ne garantissaient plus. Le problème était que ces liens sentis, d’être portés par le seul élan personnel des intéressés, étaient inévitablement à la merci d’un caprice ou d’un imprévisible refroidissement ; les romanciers s’acharnaient à occulter cette fragilité secrète, à dénier l’indifférence toujours possible en multipliant les protestations enflammées. » (p. 268)
29Le point d’orgue de cette représentation est la fin de maints romans sentimentaux, culminant dans la mort de l’héroïne (ou du héros). Julie, Clarisse, Delphine, Corinne, pour ne citer que les plus connues, offrent en spectacle au lecteur une longue mort très émouvante qui permet, certes, l’usage d’un pathétique déchirant, mais qui leur évite également de mettre leurs sentiments à l’épreuve du temps : « Pour mettre en valeur la profondeur sentie d’un attachement, rien ne vaut le spectacle d’une agonie émouvante qui permet de multiplier les regrets déchirants et préserve en même temps les affections ainsi magnifiées de tout infléchissement ultérieur » (p. 269. Nous soulignons). Le lecteur ne saura jamais si la « socialité de rechange » (p. 17) proposée par le roman sentimental est réalisable ou non et la fragilité de ce nouveau système psychologique sera camouflée par le tragique d’une scène larmoyante, qui vient faire écran à la peur et à l’angoisse de l’abandon et de l’échec.
In fictione veritas ?
30À la fin du parcours de lecture, l’ouvrage de Pelckmans invite à des questionnements pluriels, se situant à la croisée de disciplines différentes. Avant tout, l’auteur nous propose de relire l’histoire littéraire sous un autre angle : laissant de côté la question générique, le livre analyse indistinctement des romans et des nouvelles sur deux siècles, à un moment où les deux genres évoluent et sont en pleine mutation. Ce qui intéresse l’auteur n’est pas tant l’évolution des formes que la migration de certains thèmes, notamment la représentation des relations amoureuses. Ce regard surplombant et synthétique permet de situer le texte littéraire dans une dimension non pas extralittéraire, mais ultralittéraire, si j’ose dire : la fiction romanesque devient le lieu d’une forme de vérité sur l’être humain, ses angoisses et ses désirs et elle peut de la sorte être analysée par des instruments autres que ceux de la littérature.
31Pelckmans se situe donc dans le sillon des études promues par l’école des Annales, qui ont plus récemment donné de belles issues sur l’histoire des émotions14, visant à faire du fait littéraire le miroir des vérités les plus profondes et les plus complexes de l’être : « incomparable observatoire15 » des transformations sociétales, à « un moment de transition où l’histoire des idées passe par celle du roman16 », le texte en prose dont se saisit l’auteur devient le lieu privilégié d’une compréhension autre de l’histoire et, surtout, de la nature humaine. C’est ainsi qu’on voit se profiler, sur les deux siècles en question, des changements socio-anthropologiques majeurs, que la littérature parvient à saisir mieux que l’histoire. Et c’est en ainsi que, plus qu’à l’histoire littéraire tout court, Pelckmans contribue à l’histoire de la sensibilité dont rêvait déjà en 1941 Lucien Febvre17. Ce faisant, l’auteur invite la critique littéraire à se tourner vers les « dessous anthropologiques » du texte et, parallèlement, le savoir historien à prêter attention aux représentations symboliques véhiculées par la littérature.
32« L’histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous18 », écrivait au début du dix-neuvième siècle Germaine de Staël. Ce bref recueil montre qu’elle avait vu juste.