Figures de l’éditeur
1Personnage discret ou dictateur omnipotent, soutien indispensable ou parasite qui s’ingère, l’éditeur est polymorphe. C’est ce que Bertrand Legendre et Christian Robin ont souhaité analyser en réunissant une vingtaine d’universitaires de toute provenance. On trouve dans ces actes les approches littéraires, sociologiques, historiques distribuées d’une manière assez équitable. La progression se fait selon quatre axes : représentations, savoirs, compétences, territoires qui doivent conduire le lecteur vers une connaissance générale et complexe de l’identité de l’éditeur. L’entreprise est louable quoiqu’un peu utopique : comment évoquer dans un même texte l’édition à quoi chacun peut prétendre quand il imprime une production personnelle via un ordinateur et l’édition de Jean Paulhan chez Gallimard ? Comment associer l’édition scolaire et l’édition de vulgarisation scientifique ? Ce sont les limites d’un travail dont on ne peut qu’apprécier l’ampleur et la précision.
2Jean-Yves Mollier, pour localiser le berceau de l’éditeur moderne cite l’indémodable article d’Elias Regnault dans les Français peints par eux-mêmes. Ce texte fait état d’un individu placé sous le signe de l’ambiguïté, un régent de la littérature, détesté et adoré : « objet d’espoir et de colère, de respect et de haine, comment te qualifier sans injustice et sans préoccupations ? » La duplicité de l’éditeur, c’est celle du commerçant intellectuel, « capable de concevoir et de gérer un fonds de propriétés littéraires » écrit Mollier.
3160 ans après le portrait de Regnault, « le séisme qui secoue le monde du livre (…) annonce peut-être la disparition de la figure de l’éditeur. »
4Panckoucke, au début du XIXe parvient à ravir un peu de la gloire des auteurs. Lui et d’autres, à travers l’Europe, forment une aristocratie d’aventuriers de l’industrie et de l’imprimé, toujours en quête de niches commerciales et de textes à éditer. Cette figure survit aux mutations économiques de l’édition, on la retrouve au XXe siècle chez un Gaston Gallimard ou un Robert Laffont. Au XXIe siècle l’heure des financiers a sonné, Lagardère ou Messier semblent remplacer l’ancienne figure tutélaire du secteur. Mais ne nous y trompons pas, dans l’ombre les éditeurs demeurent parce qu’ils sont nécessaires.
5L’éditeur qu’habite un authentique souci de construction de catalogue ne peut pas se cantonner dans une allégeance. En Italie, explique Carmella Letieri, la situation éditoriale a longtemps opposé un modèle politico centré (Mondadori) et un modèle économico centré (Einaudi). Avec Feltrinelli (qui édite le journal de Che Guevara), éditeur d’obédience communiste, l’édition se fait véritable porte-voix d’un parti. Rapidement, se sentant trop engoncée, fatalement indépendante, elle reprend ses droits et son comportement primitif qui est la position hors ou super partis (édition en 1958 du Dr Jivago interdit en Union Soviétique).
6Jean-Louis Cornille est plus pessimiste : « l’éditeur, lui, ça fait un petit temps qu’il est mort, ou qu’il ne se manifeste plus que comme l’ultime spécimen d’une espèce en voie d’extinction totale. » La figure de Lindon, plus qu’emblématique de cette édition qui n’est plus est sollicité comme la statue du commandeur : « un des derniers mastodontes de l’édition littéraire ». S’ingérant sans vergogne dans l’œuvre des auteurs qui succèdent aux Nouveau Roman, Lindon est un père. Mais c’est aussi « fondamentalement un intermédiaire » ou encore « un homme- escalier : sa tâche consiste à faciliter l’ascension de ses auteurs .» Aujourd’hui, l’éditeur a volontairement perdu son indépendance et forme avec son auteur phare un couple d’amants dans lequel celui qui apporte le succès essentiel : l’auteur, se change bientôt en mère nourricière. Hier, il n’en allait pas ainsi, il suffit de lire la correspondance de Céline pour s’en convaincre. Céline insulte ses éditeurs, les harcèle et partant souligne leur importance.
7Pour Cornille, la relation auteur éditeur relève du « partenariat bizarre » expression qu’il emprunte à J.-F Lyotard. Ce partenariat est si bizarre qu’il peut aboutir à une véritable offrande que l’auteur ferait à l’éditeur. L’auteur anticipe la présence de l’éditeur pendant la rédaction de son texte, il en fait un partenaire virtuel de jeu et bientôt « le destinataire innommable de son œuvre ». Il n’y a qu’un pas, souvent franchit, pour faire apparaître l’éditeur dans l’œuvre même. Le cas est fréquent, de Tristan Corbière à Alfred Jarry.
8Marie-Pier Luneau décrit les affres de l’auteur (Jacques Godbout) qui gagne de l’argent en éditant. « Ecrivain de son temps, Godbout n’échappe pas à la règle : la figure de l’éditeur lui sert, a contrario, à asseoir solidement son image de créateur éthéré. » Empêtré dans le paradoxe, l’écrivain-éditeur préfère désavouer sa profession d’éditeur pour conserver son discours de pur. On retrouve ce comportement dans les trois volumes de mémoires d’Hubert Nyssen, comme si le passage à l’acte d’écriture déclenchait un mépris de la partie pratique de l’édition. Cela correspond aussi à un refus d’accorder du capital symbolique littéraire à qui s’édite ou édite en plus d’être écrivain.
9Pourtant, pour Hervé Serry, du point de vue sociologique, l’éditeur est un vecteur d’ennoblissement des textes, des auteurs, de lui-même et de l’ensemble du « champ éditorial ». L’exemple du Seuil, maison fondé en 1935 par des intellectuels catholiques est significatif du rôle normatif de l’éditeur. Dans cette maison, le catholicisme, l’humilité, la pauvreté sont garants de la production. On les retrouve, entre autre, dans l’image que véhicule Paul Flamand, le principal animateur du Seuil : rigoureux, ascétique et amène avec les auteurs. On les retrouve aussi dans le style des publications phares (notamment la célèbre collection « écrivains de toujours ») : des ouvrages de vulgarisation qui rendent hommage à des auteurs renommés sans être rédigés par des auteurs renommés. Cette teinte nécessaire que l’éditeur apporte à sa maison est d’autant plus visible qu’on compare des comportements professionnels. Un Robert Laffont qui aborde l’édition en sortant d’HEC ou un Jérôme Lindon, « héritier culturel », offriront à leurs auteurs, à leur catalogue et bien évidemment, à leur public, un style de titre différent voir opposé. Cette couleur éditoriale peut aussi être l’enjeu de passions, au sein même d’une maison d’édition. Au Seuil, c’est autour des « valeurs fondatrices » de la maison qu’on s’est regroupé pour condamner le « dévoiement stupéfiant » (Jean-Claude Guillebaud) opéré par Claude Cherki au moment de la vente au Groupe Hervé de La Martinière.
10Dans les divers cas d’édition abordés, ce qui ressort, d’une manière générale, c’est le multipositionnement des individus. Leurs trajectoire est complexe, ils cumulent souvent un héritage, culturel ou économique avec une expérience personnelle complémentaire. L’enjeu est souvent, soit de transformer du capital économique en capital symbolique ; soit de cumuler complètement les deux capitaux en dissimulant l’un des deux. Quoi qu’il en soit, on retrouve presque toujours un conflit art/argent.
11C’est encore le jeu des positionnements qui affecte les éditeurs scolaires et les éditeurs de vulgarisation. Ils sont en porte-à-faux, du côté du public ou du côté de l’autorité scientifique. Leur travail est souvent méprisé, leur rôle de médiateur sous-évalué. Contrairement aux éditeurs dits littéraires ils sont souvent à l’origine de leur publication. Ainsi, au lieu de camper sur leur position de médiateur ils revendiquent un statut quasi auctorial. Eux-mêmes ont peine à se positionner entre savoir et pédagogie. Quand ce serait le savoir, les éditeurs ont-ils encore le même poids que la plupart de leurs prédécesseurs de l’origine, au temps où les manuels avaient un devoir de vulgarisation ? Depuis les Lagarde et Michard, le livre scolaire n’est plus un livre d’auteur. Les anti-manuels de toutes sortes sont là pour le marquer, eux qui relèvent d’une démarche d’auteur. Les manuels officiels pèchent par omission de subjectivité. Dans un autre ordre d’idée, l’éditeur scolaire est à la solde de l’institution, il ne milite plus pour la diffusion des savoirs.
12Même jeu dans l’édition de vulgarisation scientifique : l’éditeur y assume le délicat rôle de médiateur non autorisé. De fait, l’éditeur est celui qui situe la valeur et non celui qui juge. A priori, son rôle ne varie pas en fonction de ce qu’il édite. Mais force est de constater que dans ce type d’édition, le marché est très serré et les auteurs difficiles à obtenir, plus difficile encore d’avoir des auteurs doués pour l’écrit. L’éditeur participe donc beaucoup à l’édification des textes en suggérant des approches, en se mettant dans le rôle du lecteur néophyte. La communauté scientifique concernée éprouve nécessairement des réticences à cautionner des livres qui sont souvent l’œuvre de l’éditeur.
13Le rôle de l’éditeur dans la mise en livre est très malaisé à définir. C’est une fonction liée à la révolution industrielle qui tend à se changer en technique et cela dès son apparition au XIXe siècle. Mais la technique ne suffit pas ! Dans le travail éditorial demeurent des vertus cachées.
14Caché, le métier l’est, semble-t-il à ceux qui se destinent à l’exercer. Anne Berest conclue d’une enquête réalisée auprès d’individus de 15 à 24 ans que le métier d’éditeur est un « métier sans effigie ». « L’éditeur est une idée, entre personnage et fonction », il n’est ni incarné par une figure héroïque ni appréhendé comme un marchand ou un artisan. Il est davantage fantasmé comme une constituante du milieu artistique. Les jeunes interviewés n’envisagent que l’éditorial, le graphisme et le service de presse, ils oublient systématiquement la partie fabrication et la partie diffusion. Aucun d’entre eux ne perçoit l’éditeur comme un chef de projet qui formalise une idée de collection, alors que c’est bien souvent ce qu’il est.
15Néanmoins, dans les structures où la tradition littéraire est perpétuée, le livre demeure cet objet irremplaçable qui demande un traitement spécial. Brigitte Ouvry-Vial évoque, à cet égard la lecture professionnelle. C’est une pratique nécessairement courante des éditeurs de littérature au XXe siècle sur laquelle les éditeurs restent très discrets.
16De fait, selon Brigitte Ouvry-Vial, l’éditeur, comme le lector médiéval est davantage le produit de ce qu’il édite que l’origine. Il est donc malaisé de connaître sa technique, elle est personnelle et volontiers unique. Cette lecture qui mesure les effets du texte, les pèse et finalement les interprète pour d’autres lecteurs peut être divisée en trois phases :
171e lecture pour apprécier le ton du texte.
182e lecture pour identifier le projet littéraire et son accomplissement.
193e lecture pour, mentalement, transformer le texte en livre (papier, folio, format…).
20Ce qui fait la particularité de la lecture éditoriale c’est le texte vierge de toute marque, sans le bouclier ou « le rempart » selon le mot de Nyssen que lui adjoint l’édition. Ainsi ouvert, le texte est décortiqué, joué comme une partition. L’éditeur cherche à le lire comme l’auteur revenant sur ce qu’il a écrit et cherchant le ton juste. La lecture éditoriale avance au rythme de l’auteur elle n’est pas appropriation du texte, ni phagocytose, ni analyse.
21Pour Dominique Cotte, le traitement de texte nous rend tous éditeurs car la technique, trop souvent oubliée, est une fondamentale du métier d’éditeur ; or, les moyens informatiques nous donnent cette technique. Ce progrès présente le désavantage de déposséder l’éditeur de ses prérogatives. Mais ne nous y trompons pas : en réalité, personne n’est vraiment éditeur, parce que personne ne maîtrise la technique, sauf… les professionnels de l’édition.
22L’intérêt d’un tel regroupement de points de vue est de donner une définition complète des manières d’être éditeur. Il en ressort un personnage ambigu qui tantôt occupe le devant de la scène, tantôt se tait. Une image et un positionnement qui doivent rester problématique afin que l’édition préserve son indépendance, sa particularité inhérente.
23La tâche éditoriale est complexe, manuelle et intellectuelle. Quoi qu’il en soit, elle exige un savoir faire humain, une lecture, un choix. Editer c’est discriminer.