Suivre la Muse du Consistoire ou comment être pasteur protestant & poète aux XVIe et XVIIe siècles
1Julien Goeury livre avec cette publication le riche travail qu’il a initié à partir de son édition des Sonnets chrétiens de Laurent Drelincourt. Spécialiste de La Ceppède et de la poésie de la Renaissance, il élargit ici son domaine habituel de recherches en proposant une étude commençant aux années 1530 pour s’achever aux années 1680. Ce parcours permet d’articuler les XVIe et XVIIe siècles pour interroger avec toute la perspective nécessaire la production poétique des pasteurs protestants. En effet, J. Goeury se donne pour tâche d’analyser la posture poétique que les ministres proposent d’eux‑mêmes à partir de leur production versifiée. Pasteur poète, poète pasteur, pasteur s’excluant finalement des réseaux poétiques, poète prenant le pas sur la fonction de pasteur, chaque trajectoire poétique suivie montre la diversité des rapports des hommes de ce temps à leur fonction et à leur production versifiée. La dense introduction de l’ouvrage permet une belle mise en valeur de la pluralité et de la profondeur de ces choix et interrogations. J. Goeury commence par définir la poésie simplement comme tout ce qui est écrit en vers, préférant ne pas restreindre les genres de son corpus. Ce choix permet de montrer la richesse de la production des pasteurs, de réfléchir à la façon dont ils différencient poètes et versificateurs et à la manière dont les pasteurs s’inscrivent dans un héritage et un paysage poétique. Cela amène l’auteur à proposer ensuite une réflexion autour du vers en ce que cela implique pour le personnage public qu’est le ministre :
[Il] ne s’agit pas de supposer que la poésie […] constituerait un domaine d’expression clos sur lui‑même, mais de faire l’hypothèse que le vers offre toujours un régime de discursivité différent. Quand il écrit en vers, le pasteur écrit différemment et quand il publie ses vers, sa façon d’être auteur s’en voit modifiée. Quelle que soit la nature de ces vers, quel que soit leur usage programmé, il devient aussitôt poète. Ce sont toutes ces façons d’être poète pour un homme d’église qu’il s’agit d’étudier systématiquement (p. 19).
2Ces jalons essentiels ayant été rappelés ou posés, J. Goeury propose un découpage de sa période en trois moments : le premier temps (1533‑1568) est dédié à Théodore de Bèze et à ses contemporains, de Matthieu Malingre à Louis des Masures. La production poétique est liée au magistère de Jean Calvin et aux conflits des guerres de Religion pendant lesquelles la poésie protestante cherche à se définir. La production accompagne l’effervescence du protestantisme encore à ses débuts, voyant l’établissement de nouvelles Églises. La seconde période (1569‑1609) commence par l’œuvre d’Antoine de Chandieu pour aboutir à Simon Goulart, successeur de Théodore de Bèze. Cette période interroge plus particulièrement la littérature extérieure à Genève, soit celle produite par les pasteurs frontaliers mais aussi par les églises de Londres et de France. C’est un parcours de l’Europe protestante qui nous est alors proposé. Enfin, la dernière période s’étend de 1610 à 1680 : l’édit de Nantes a été signé et les pasteurs sortent de leur clandestinité pour suivre des cursus d’étude désormais normalisés. Ces ministres poètes, de Paul Ferry à Laurent Drelincourt, entrent alors davantage dans la production salonnière et mondaine du temps. Leur poésie, si elle reste toujours chrétienne, sort d’une dimension essentiellement engagée pour rentrer davantage dans les jeux de sociabilité.
Figures & parcours
3Cependant, ces découpages chronologiques ne sauraient uniformiser la production des pasteurs présentés. En effet, J. Goeury s’applique, non pas à être exhaustif dans sa liste des pasteurs‑poètes, mais à rendre compte le plus exactement possible de leurs trajectoires, de leurs réflexions sur leur production poétique. Aussi, l’ouvrage, passé l’introduction, se structure en une série d’études s’attachant à un poète donné, chaque étude constituant un chapitre de longueur variable. Le premier moment de ces analyses porte sur le contexte biographique des ministres : origine, parcours d’étude, dissidence ou intégration au sein de la hiérarchie institutionnelle genevoise, choix des imprimeurs… Ce sont autant de paramètres qui permettent de comprendre les attentes de ces hommes quant à leur production poétique : simple à‑côté ou participant à leur mission évangélique, identité revendiquée ou cachée par des pseudonymes, ce sont autant de postures poétiques possibles pour l’époque. Ce faisant, J. Goeury affiche les ambivalences d’une identité de poète : elle peut être perçue comme un gage de manque de sérieux, comme une légèreté incompatible avec le statut de pasteur (Paul Ferry). D’autres ne font de leurs vers qu’un support parmi d’autres dans leur activité littéraire polygraphique (Henri de Barran, Simon Goulart). D’autres encore y voient un moyen militant afin de faire triompher la vision protestante du monde sur les théories et doutes catholiques (Matthieu Malingre, Yves Rouspeau, Montméja, La Roche‑Chandieu) : dans ces cas précis, la poésie est particulièrement revendiquée comme participante à la mission du pasteur.
4Ces différents parcours (qu’il ne s’agit pas ici de lister) permettent, à ce qu’il nous semble, de relire de façon originale le temps des guerres de Religion : les événements se trouvent pris dans le vécu de ces hommes qui tâchent de promouvoir leurs convictions par leurs vers. Se dessinent aussi en filigrane les attentes pour ces hommes de ce qu’est un pasteur et de sa place escomptée dans la société : on peut citer le parcours d’Eustorg de Beaulieu qui cherche aussi par ses vers et ses paraphrases des psaumes une reconnaissance par ses pairs et sa réinsertion dans un réseau de sociabilité lettrée. Ceci dit aussi la place de la poésie dans ces sociétés : les publications s’avèrent plus ou moins reconnues selon leur portée. Là où Matthieu Malingre entend signer ses productions nommément, se faire un nom, d’autres, au temps des guerres de Religion, subordonnent leurs vers à leur usage militant. L’anonymat est alors plus souvent de mise. Avec l’édit de Nantes, la poésie peut sortir de sa dimension essentiellement prosélyte et militante pour se définir comme une activité personnelle qui œuvre désormais à construire une carrière.
Le déploiement d’un corpus original & méconnu
5Dans le parcours qu’il propose dans La Muse du Consistoire, J. Goeury présente tant des figures connues (Malingre, Bèze, Chandieu, Montméja, des Masures, Rouspeau, Goulart, Perry, Amyraut, Drelincourt, etc.) que des minores et des auteurs d’une seule œuvre (Joachim de Coignac, Barran, Chanonnier, Beaulieu, Mengin de Marisy, Bansillon, David du Piotay, etc.). C’est l’occasion de découvrir les engagements de ces auteurs et leur réflexion sur les apports de la poésie. Le déploiement de ces figures inconnues, de ces parcours de vie, ce que leur œuvre dit d’eux‑mêmes et de leur travail poétique est tout à fait éclairant. J. Goeury parvient avec précision à nous faire vivre les réflexions de ces pasteurs, leurs postures et leurs apories.
6C’est aussi l’occasion de redéployer de l’intérieur les débats poétiques et littéraires qui agitent les XVIe et XVIIe siècles. Par exemple, le chapitre « l’offensive de ‘l’escole beszienne’ (Orléans 1562‑1563) » analyse les réponses données aux Discours sur les misères de ce temps de Ronsard par les protestants. J. Goeury relève la spécificité des participants à cette dispute : ce sont des pasteurs pour la plupart, reconnus pour leur talent poétique, ce qui déporte la discussion autant sur le plan poétique que politique et religieux. Il s’agit donc aussi d’une querelle littéraire au sein des réseaux lettrés de l’époque. J. Goeury met en valeur la violence des pasteurs participants, qui, dans leur Temple de Ronsard (1563), mettent en scène la chute de Ronsard. Perçu comme une idole, ces poètes cherchent à l’abattre et à remplacer sa poétique par une poésie recréée, hors du paganisme et des traditions romaines, une « poésie véritablement sainte dont le psautier constituerait le modèle idéal » (p. 193). La relecture de cette polémique à travers le regard des pasteurs sur la poésie qu’ils pratiquent eux‑mêmes permet à J. Goeury de définir de façon efficace la nouvelle poétique protestante qui se met en place.
7La trajectoire de Théodore de Bèze (chapitre « Théodore de Bèze : poète et homme de lectres », p. 59‑112) à partir de son identité de poète permet de même d’éclairer autrement certains aspects du successeur de Calvin : refusant de participer aux réponses à Ronsard, il se présente comme privilégiant sa charge institutionnelle au domaine littéraire. Abandonnant assez vite le vers français, mais non sans avoir réformé considérablement la poétique protestante pour ses successeurs dans la plupart des genres, comme le montre J. Goeury, Théodore de Bèze semble plus se définir comme un « homme de lectres » que comme un poète. Ce chapitre permet aussi de revenir sur une autre genèse, celle du Psautier à partir des premières traductions de Clément Marot. J. Goeury ne s’attache pas tant à montrer le rendu final de ce recueil, où Bèze est présenté sans son titre de ministre et comme un égal poétique de Marot. Il cherche plutôt à analyser l’effervescence qui a entouré son élaboration. Il montre ainsi les poètes prétendants que Calvin a évincés (Beaulieu, Malingre, etc.), alors qu’ils proposaient une poétique différente. Le retour sur ces débats met en lumière les ambitions divergentes au sein de l’Église de Genève.
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8La Muse du Consistoire se présente comme un ouvrage dense, permettant de découvrir des figures méconnues ou de redécouvrir sous un éclairage neuf les auteurs et épisodes les plus célèbres du temps. Voyage au cœur des débats et aspirations de ces hommes du passé, engagés pour leur foi, l’ouvrage fascine par la diversité des visages présentés et par l’alliance de cette double identité de pasteur et poète, sans cesse renouvelée en chaque auteur. L’ouvrage est massif (près de 900 pages). Une lecture extensive peut s’avérer fastidieuse malgré le style toujours élégant et précis de Julien Goeury. Mais une lecture centrée sur une période donnée du livre apportera forcément un regard fécond sur d’autres objets poétiques de la même époque. Faisant droit à cette nouveauté qu’est le statut des ministres (ni clerc, ni laïc, lettré, diplômé mais pris dans les contraintes de leur fonction), cet ouvrage met en lumière ces nouveaux acteurs de la production des belles lettres tant à partir d’un regard littéraire que sociologique. Défrichant un champ littéraire peu connu, ce croisement des identités nous apparaît comme une méthodologie particulièrement intéressante pour éviter l’écueil de la généralisation ou de la trop simple description.