Le Tour du monde en cinquante-quatre ans : une « géographie universelle en désordre »
« Le Français est le moins voyageur de tous les peuples […]. Nous aimons le spectacle dans un fauteuil. Nous voulons voyager les pieds sur les chenets, un livre à la main. Encore faut-il qu’il ne soit point trop gros, ni trop savant, ni trop long, ni trop complet, ni trop spécial. »
Léon Lagrange
1Il s’agit ici d’analyser par le menu l’invention d’une formule littéraire originale, dirigée par Louis Hachette et réalisée par Édouard Charton : celle du Tour du monde, revue illustrée paraissant chaque semaine avec pour matière des récits de voyage, vulgarisant les connaissances scientifiques pendant un demi-siècle environ, et accueillant cinq cent-vingt voyageurs et trois cent cinquante dessinateurs qui fournirent les neuf cents récits d’une « géographie universelle en désordre ». Oscillant entre actualité et encyclopédisme géographiques, la revue, qui connaîtra un succès fulgurant, a pour ambition idéaliste, puisée dans l’air du temps, de faire progresser la connaissance et reculer l’ignorance. La revue aurait flirté avec le million de lecteurs, parmi lesquels notamment l’auteur du Tour du monde en quatre-vingts jours (1872). Le travail de recherche de Pierrette Chapelle relève à la fois de l’histoire du livre et de celle de la presse. Elle ne néglige pas non l’étude de l’image, à l’intersection de l’histoire de la presse illustrée et de la civilisation du xixe siècle, qui voit la naissance de la culture de masse ainsi que celle d’une civilisation du journal. Le point de départ de l’ouvrage est le suivant :
Considérer la revue comme une sorte de lieu de savoir sur le monde dont la circulation des récits a alimenté l’imaginaire géographique et ethnographique des contemporains, telle était l’hypothèse de départ de ce travail. Aussi fallait-il chercher à apprécier l’influence du Tour du Monde, c’est-à-dire analyser son succès et, par conséquent, en préciser les fondements et les acteurs. (p. 25)
2Aussi, afin de rendre compte de cet ouvrage situé entre géographie et littérature, proposons-nous de commencer par présenter la formule mise au point dans le Tour du monde, avant de préciser l’aspect que prend la revue, ce qui permettra, in fine, de dessiner les contours du réseau tissé par É. Charton par et pour sa revue.
Mise au point de la formule du Tour du Monde
Le texte : les formes du récit de voyage
3Afin de comprendre les enjeux de l’émergence d’une nouvelle revue géographique en son temps, P. Chapelle reconstruit la trajectoire de ses protagonistes ainsi que le contexte :
Ils [Hachette et Charton] s’engagent dans une aventure éditoriale et financière originale, jusqu’à ce moment il n’existe aucune publication semblable en France ou en Europe. Un périodique sans journalistes, sans annonces, sans courrier des lecteurs, uniquement composé d’extraits plus ou moins longs de récits de voyage illustrés inédits, avant publication de la relation intégrale, telle est l’idée novatrice qui préside à cette naissance. (p. 11)
4L’originalité de la formule est ici mise en valeur. Ce qui apparaît comme une série de manques – journalistes, annonce, courrier des lecteurs – est en réalité une subversion et une réinvention de la forme journalistique dans une perspective géographique. La nouvelle revue prend la forme d’un livre fragmentaire proposant des extraits de récits de voyage. En ce sens, la forme du récit de voyage constitue le corps et le cœur du texte, sans doute sous l’influence de la vogue du feuilleton, qui fidélise le lecteur curieux d’un pays ou des péripéties d’un voyageur. À l’inverse, un problème apparaîtra ultérieurement, celui de la publication intégrale et continue d’un récit de voyage. L’essai s’ouvre sur la lecture approfondie du texte suivant, composé par Duveyrier : « Voyage dans le pays des Beni-Mezab (1859) ».
L’importance de « l’illustration » : du croquis à la photographie
5Le succès de la formule mise au point ne réside pas seulement dans le texte. Le Tour du monde est une revue illustrée. Le texte appelle l’image, et le récit de voyage combine bien souvent le texte du voyageur et les croquis qu’il a réalisés, s’improvisant dessinateur. P. Chapelle précise les données suivantes :
La moitié des pages de la revue sont illustrées par des gravures, des croquis et des cartes. La taille de ces images varie, de la petite vignette centrale de quelques centimètres carrés à la pleine page. Dans la préface qu’il signe le 30 juin 1860, Charton fait de l’image un élément constitutif à part entière du récit de voyage et un argument décisif en faveur de la qualité de la revue. (p. 115)
6Trois critères permettent de comprendre le rôle de l’image dans la revue, sa nécessité. É. Charton rêvait d’une lecture par quelqu’un qui aurait étalé sur son bureau une grande carte du pays sur lequel il lit un récit de voyage, et qui suivrait les mots sur le papier, et les noms de lieux sur la carte. Indépendamment des cartes, l’image varie dans la revue en taille et elle confère à la revue l’aspect d’un beau livre. Sur le plan qualitatif comme sur le plan quantitatif, elle est récurrente, comme en témoignent les reproductions qui émaillent le présent essai. On notera également la variété des images, des cartes aux dessins, en passant par les gravures et la vogue progressive de la photographie.
Succès & concurrence
7Le Tour du monde connaît un succès fulgurant et, parmi ses lecteurs, on trouve des artistes. P. Chapelle rappelle que Jules Verne, lecteur assidu de la revue, n’hésite pas à la mettre en scène dans un roman comme Le Superbe Orénoque (1898). L’auteur suggère aussi que le style exotique de Gustave Doré puise une partie de ses sujets dans la lecture de la revue, de même que les étranges jungles du Douanier Rousseau se comprennent peut-être comme la reconfiguration picturale énigmatique de bribes de souvenirs de lecture. On peut ensuite songer à Pierre Loti, Paul Claudel et même Colette. Le succès de la revue en son temps fait émerger son adaptation didactique : le « Tour de France par deux enfants de G. Bruno (pseudonyme d’Augustine Fouillée) en 1877 témoigne […] du goût pour cette forme de vulgarisation géographique et de procédé pédagogique » (p. 24).
8Ce succès engendre également la concurrence :
Parmi les périodiques de voyage concurrents du Tour du monde, trois méritent d’être cités par leur audience ou leurs lectorats : Le Monde illustré, fondé en 1857 par Charles Yriarte ; L’Explorateur créé par Charles Hertz en 1875, émanation de la Société de géographie commerciale de Paris (1873), devenu, l’année suivante, L’Exploration, journal des conquêtes de la civilisation sur tous les points du globe ; enfin le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer qui apparaît en 1877 avec pour ambition d’être « la plus belle, la plus complète, la plus variée et la plus attrayante des publications de son genre ».
9Ainsi Le Tour du monde fait-il face à une concurrence forte. Mais les revues rivales apparaissent davantage comme des copies de l’originale que comme des concurrentes sérieuses à même de la supplanter.
Physionomie de la publication
Le contrat de Charton
10P. Chapelle a retrouvé le contrat qui lia Hachette à Charton, respectivement publisher et editor pour reprendre une distinction théorique anglo-saxonne. En voici un extrait :
Il se mettra en rapport avec les sociétés géographiques et les voyageurs des divers pays et fera tous ses efforts pour recevoir de première main les matériaux qui doivent entrer dans la composition du Journal des Voyages. Il fera traduire, abrégera s’il y a lieu, et arrangera les matériaux de manière à les dégager de tous les détails qui ne présenteraient pas un intérêt général et dont la lecture ne conviendrait pas à toutes les classes de lecteurs.
En outre, il fournira à MM. Hachette et Cie les indications nécessaires pour l’exécution des gravures et des cartes qui entreront dans le recueil […]. Il lira les épreuves et donnera les bons à tirer.
En un mot, M. Charton se charge de fournir toute la rédaction et d’exécuter tous les travaux d’auteurs concernant la publication du Nouveau Journal des Voyages, soit par lui-même, soit avec des collaborateurs payés par lui. (p. 49)
11La citation donne une idée de l’engagement contractuel de Charton et justifie la manière dont le chercheur explore ensuite le nom de ses collaborateurs, ainsi que la correspondance dans laquelle il se plaint d’abord de la difficulté à mettre sa revue à flot, avant que le succès n’arrive et que la matière ne dépasse ses possibilités de publication. P. Chapelle propose ainsi une typologie des contributeurs de la revue. Ce sont tantôt des hommes, tantôt des femmes qui, militaires, botanistes ou encore médecins, se mettent à raconter leurs voyages.
Le cahier des charges de la revue
12Le programme éditorial de Charton est clair. Fixé par contrat, il y tient et s’y tient :
Composer un journal hebdomadaire de seize pages illustrées à visée encyclopédique s’inscrivant à la fois dans le temps court (l’actualité) et le temps long (celui de constitution d’un savoir géographique) tout en occupant une position rentable dans le champ éditorial national et international. (p. 90)
13On voit que cette publication n’est pas seulement affaire de quantité, mais aussi de qualité. En d’autres termes, il tente de réaliser un projet intellectuel et articule, d’une certaine façon, temps, lieu et connaissance. En effet, Charton cherche un équilibre entre le temps bref de l’actualité et le temps long de la connaissance pour faire progresser l’écriture de la terre, conformément à l’étymologie grecque du terme géographie.
14En conséquence, Charton se montre particulièrement exigeant :
Trois critères peuvent expliquer le choix d’un récit : l’actualité du voyage, la nouveauté du récit (« première main ») et son originalité par rapport aux autres relations déjà publiées par Le Tour du monde. Il va sans dire que la qualité de rédaction est indispensable. Charton précise à son ami Émile Deschanel en 1861 : « il nous faudrait de l’observation et de l’esprit français ». Être capable de regarder les choses et les êtres avec discernement et le dire avec clarté et légèreté, voilà le style qu’appelle de ses vœux le directeur du Nouveau journal des voyages. Tous les voyageurs ne possèdent pas cette qualité, Charton devra y faire face ; les trois critères initialement déterminés restant les plus importants. (p. 58)
15La citation précédente suggère qu’il est à la recherche d’un style, qu’il nomme français, et qui se caractérise comme une forme d’héritage de Descartes et du classicisme. Ce style n’est pas ici seulement une affaire de mots, mais avant tout une affaire de choses et de rapport aux choses. C’est d’abord l’œil, donc un certain regard, qui saisit le monde, avant que la main ne tente de restituer cette expérience sur le papier.
Le Réseau Charton
Réseau géographique, réseau politique
16L’intérêt de l’essai de P. Chapelle ne réside pas seulement dans la lecture de textes et d’images du passé, en lien avec une époque. Le chercheur reconstruit aussi un contexte historique et politique. Elle replace ainsi Charton sur l’échiquier politique :
Charton est une figure notoire du républicanisme. Il a pleinement participé à la Seconde République : secrétaire général du ministère de l’Instruction publique, poste occupé par son ami, l’ancien saint-simonien Hippolyte Carnot, puis député à la Constituante, enfin conseilleur d’État. Victor Hugo raconte dans Histoire d’un crime (1877-1878) quel rôle a joué Charton dans la protestation des conseillers d’État le 3 décembre 1851. Charton refusa de prêter serment à l’empereur et préféra se retirer de la vie politique, du moins pour quelque temps. (p. 86)
17Elle indique également ses liens avec une institution à laquelle la revue est redevable : la Société de géographie.
L’amitié avec les frères Reclus
18Le lecteur amateur de géographie redécouvre aussi un monde dont certains noms lui sont familiers. Ainsi Charton est-il parfaitement intégré au monde des géographes qu’il connaît et dont il est connu. On peut en prendre pour exemple son amitié avec la famille Reclus, dont les deux représentants les plus célèbres sont Élisée et Onésime :
Parmi les collaborateurs de Charton, une famille doit être évoquée tout entière : celle des Reclus. En effet, les relations entre Charton et la fratrie des Reclus sont nombreuses et amicales. Élisée Reclus connaît bien Charton par la Société de géographie dans laquelle il est entré en 1858, parrainé par Maury et Lejean, mais aussi par sa collaboration aux guides Joanne chez Hachette. L’opposition du géographe au Second Empire le conduit à un exil outre atlantique en 1852 mais le rapproche, à son retour, du républicain Charton et l’éloigne de Joanne. Dès la première année de la revue, É. Reclus y publie un récit sur la Nouvelle-Orléans. Incarcéré comme communard en 1871, É. Reclus reçoit la visite de Charton. Ce dernier propose au géographe de soumettre à Hachette « un plan d’ouvrage quelconque » qui puisse donner une assise professionnelle à celui qui risque la déportation. Ce projet débouche sur celui de la Géographie universelle, quelques semaines après le bannissement de Reclus pour dix ans. Quant à Onésime, géographe comme son frère mais moins militant, il devient un collaborateur régulier de Charton mais aussi un auteur de la maison Hachette. O. Reclus occupe les fonctions de traducteur (de l’allemand) et d’adaptateur des récits, mais il est aussi chargé de composer les pages « faits divers » de la couverture de la revue, pour lesquelles il est rémunéré par Charton. Quant à Élie, son nom apparaît parmi ceux qui ont préparé la Table des 25 premières années du Tour du monde… (p. 67-68)
19Charton entretient donc des liens avec deux des frères Reclus en particulier. Le premier est le turbulent Élisée, dont le chercheur rappelle les déboires avec la justice et l’origine du projet d’une Géographie universelle. Mais c’est avec le frère calme, Onésime, qu’Édouard Charton collabore plus étroitement en lui confiant les traductions de l’allemand et la vigie des publications de géographie.
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20Ainsi la lecture de l’essai de Pierrette Chapelle permet de se replonger dans le xixe siècle géographique par le truchement d’une revue illustrée restée célèbre : Le Tour du monde. Conseillée comme cadeau d’étrennes, la revue prenait l’aspect d’un beau livre à reliure demi-chagrin et tranche dorée. L’essai revient sur le projet et la réalisation de cette revue par Édouard Charton, sous l’égide de Louis Hachette. Le chercheur explique les raisons de son succès par rapport au contexte dans lequel il s’inscrit de façon originale. Derrière les textes et les images, le lecteur voit aussi revivre un monde. Ainsi le lecteur contemporain du Tour du monde comprend-il mieux la revue en son temps et découvre-t-il la manière dont elle a inspiré peintres et écrivains, du Douanier Rousseau à Jules Verne en passant par Gustave Doré.