L’esprit d’Alexandrie ou la prose fragmentée de Christian Ayoub Sinano
« Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers. La ville te suivra partout. Tu traîneras / dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers ; c’est dans les mêmes maisons que blanchiront tes cheveux. / Toujours à cette ville tu aboutiras […]. »
« La ville », Constantin Cavafis1
1Dans l’écriture du romancier égyptien Christian Ayoub Sinano (1927‑1989) résonne la prédiction du poème de Constantin Cavafis : en Europe et en Amérique du Nord, « Christian l’exilé » (p. 496) traverse encore par le truchement des mots « la Ville » (p. 6), celle qu’il nommait « Polypolis » (p. 22), c’est‑à‑dire la cité plurielle, Alexandrie. L’Esprit d’Alexandrie, c’est ainsi que les éditeurs ont d’ailleurs choisi d’intituler le recueil des écrits de Christian Ayoub Sinano, soulignant tant l’indéfectible attachement de l’écrivain pour sa ville d’origine que l’inépuisable inspiration générée par le souvenir de celle‑ci. Après les publications d’Artagal en 1958, de Proses pour Pola en 1964, et de Piera de Pola (posthume) en 1999, L’Esprit d’Alexandrie constitue la première édition regroupant l’essentiel de ces textes achevés de l’auteur et contient, grâce à Josiane Boulad‑Ayoub, la femme de Christian Ayoub Sinano, plusieurs documents (textes de conférences, poèmes, traduction, articles de revues) dont certains inédits qui permettent pour nous, qui ignorons l’atmosphère alexandrine du milieu du xxe siècle, d’approcher la personnalité de l’écrivain et de comprendre son rapport à la littérature, à la langue et à sa terre natale. Ces textes sont regroupés dans la quatrième section du recueil, « Autres écrits », qui suit les trois premières œuvres que nous citions.
2Parmi ces quelques textes inédits figure « Quelques conseils – si j’ose – à un jeune romancier », adressé à Henri Faliu vers 1960, dans lequel Christian Ayoub Sinano évoque l’art de l’écriture. Pour l’élection du sujet, il recommande en particulier d’utiliser l’expérience personnelle (p. 564) : « Les histoires de famille peuvent plus particulièrement réussir en littérature. C’est ce qu’un romancier connaît le mieux, ce qu’il a le plus ressassé. » Ces mots, d’un écrivain à un autre, relèvent autant du précepte que de l’observation de sa propre technique. Et Dominique Gogny, dans « Archives personnelles, histoire et imaginaire » (p. 25‑45), a justement analysé le réseau de correspondances que le romancier a tissé dans Artagal entre la réalité et la fiction. Ainsi l’imaginaire Artagal aurait emprunté ses traits à l’ami d’enfance Adrien de Menasce. Ce réseau nous intéresse cependant moins pour la dimension autobiographique de l’œuvre que pour le nouveau mode de communication qu’elle ouvre avec ces êtres de papier. Aux situations vécues, aux intrigues et aux lettres que l’œuvre répète, elle semble toujours proposer une alternative mensongère, la possibilité fictionnelle d’une réécriture du passé. C’est pourquoi il nous importe de dire d’abord quelques mots de l’écrivain avant d’aborder plus en détails son œuvre.
« On ne chante bien que dans sa généalogie. Alors : chantons » (p. 631)
3À l’occasion d’une conférence sur « le français comme langue de travail au Moyen‑Orient » donnée à l’Université McGill de Montréal en 1971, Christian Ayoub Sinano évoque la diversité de ses origines comme témoignage du cosmopolitisme et du pluralisme linguistique égyptiens. Ce faisant, il ouvre une parenthèse personnelle dans une conférence dont il devient le sujet et qui mêle progressivement l’impersonnalité du « on » à un très intime « je ». L’écriture de Christian Ayoub Sinano paraît en effet dépendre d’une histoire qui dépasse l’individu ou plutôt d’une histoire dont celui‑ci serait la somme avant d’en devenir le dépositaire :
Je suis né en Égypte de parents qui y sont nés aussi. Ici au Canada on me dit Égyptien mais en Égypte je passe pour Syrien. Car certains de mes ancêtres ont en effet résidé en Syrie. La famille de mon père est originaire du Liban mais je compte chez mes ancêtres féminin(e)s trois ou quatre noms qui démontrent des souches italiennes. Ma mère est grecque, mais sa grand‑mère était française et son arrière grand‑mère danoise. Voilà d’ailleurs pourquoi je m’appelle – me prénomme – Christian (et non Chrétien).
Pourquoi le résultat de ce micmac bizarre (c’est‑à‑dire : moi) parle‑t‑il français ? (p. 631‑632)
4Quelques années plus tard, en 1987, dans une très belle lettre écrite en anglais et intitulée « From Abukir to Alamein », l’écrivain revient plus précisément sur les figures de ce passé dont il est l’héritier sans en avoir été pleinement le témoin. De cette généalogie tracée au fil des pages surgissent quelques éléments qui semblent résonner dans les écrits de Christian Ayoub Sinano : le polyglottisme, l’exil et la place qu’il occupe dans cette généalogie. Le polyglottisme n’est que la conséquence des migrations, voyages d’étude et exils contraints qu’ont pu connaître ses ancêtres, qu’ils soient originaires du Danemark, de Damas ou de Smyrne. Toute significative paraît alors la réponse adressée par l’écrivain aux tribunaux mixtes égyptiens qui l’interrogent sur son identité : « “What are you ?” they asked. I replied : “I don’t know. I think I’m Egyptian” » (p. 650). Confronté aux enjeux de l’identité nationale de l’Égypte du milieu du xxe siècle, Christian Ayoub Sinano ne peut que considérer l’agrégat de contingences dont il est lui‑même le fruit : « That’s where I come from » (p. 647) écrit‑il après avoir mentionné tous ces événements. Le nom qu’il porte lui vient d’ailleurs d’un ancêtre danois, Christian Alexandersen (p. 643), et de son grand‑père issu de la même branche généalogique, Christian Sinano (p. 646). Mais la place qu’il occupe au sein de cette filiation a ceci de particulier qu’elle se situe à un moment de rupture dans l’histoire orientale des ancêtres :
Our streets have new unfamiliar names and so many of the houses have been demolished. At one time…
For a long time, three generations, our address was 1 bis rue Neroutzos Bey, now called Allah knows what […] (p. 647).
5Le lien du souvenir matériel s’est rompu et nécessite donc d’autres lieux dont la littérature sera l’un des principaux refuges. Effacés les noms de rue et avec eux la réminiscence qu’ils suscitaient. Effacés les noms d’Alexandrie et de Beyrouth que les récits ont remplacés par Césarée et Nablos (voir p. 32). L’invention romanesque peut être finalement plus fidèle au souvenir de la ville que le nom qui a perduré mais qui ne traduit plus les impressions du passé. L’écrivain fait des mots le nouveau lieu de la mémoire, et « From Abukir to Alamein » paraît aussi bien adressée à Pierre Riches qu’à un temps révolu qui s’éparpille en autant de noms, d’instants, d’endroits, cités dans la dédicace et qui ne sont plus (p. 641‑642). À la fatalité de l’éloignement, temporel ou géographique, il opposerait ainsi la survivance de l’écriture qui abolit la disparition du vécu : « Ma patrie, c’est la langue que je parle » (p. 639) cite‑t‑il en conclusion de la conférence mentionnée plus haut. L’expression empruntée à Antoine de Rivarol rappelle une formule déjà employée dans le roman Artagal (p. 216) : « Je ne puis quitter Césarée ; ma patrie, c’est la langue que j’écris ; c’est toi, ma ville. Je survivrai à la mort des autres et j’emporterai mes souvenirs avec moi. »
6Comme ses aïeux de la famille Ayoub ou de la famille Sinano, venus de « Tyr ou de Rosette, de Stamboul ou de Beyrouth, de Smyrne ou de Damas, de Sicile ou de Leucade » (p. 639), Christian Ayoub Sinano a connu l’expatriation3. Après des études de droit, pour satisfaire aux exigences de son père, conseiller royal et chef du Contentieux de l’État, et des études de lettres à l’Université du Roi Farouk (p. 27), Christian Ayoub Sinano quitte Alexandrie pour Paris, avant la révolution de 1952 et la guerre de Suez de 1956. Plusieurs documents attestent d’ailleurs de son inscription universitaire à la Sorbonne entre 1950 et 1957. Arrivé en France, il poursuit ses études de Lettres et commence la rédaction d’une thèse en littérature comparée à la Sorbonne sous la direction de Charles Dédeyan. Bien que cette thèse soit inachevée et le manuscrit perdu, son sujet n’est pas sans intérêt puisque le jeune étudiant a consacré ses recherches à la fortune de l’œuvre d’André Gide en Angleterre et que le style romanesque du jeune écrivain s’inspire du modèle gidien. C’est d’ailleurs pendant cette décennie, entre 1950 et 1958, que Christian Ayoub Sinano rédige et publie Artagal, soit en parallèle de sa thèse. Peu de temps après cette publication, le jeune écrivain part pour le Liban avant de revenir pour quelques années à Alexandrie, période à laquelle il rencontre Josiane Boulad. Après leur mariage et la naissance de leur fille Christine en 1964, Christian Ayoub Sinano prend la décision de quitter Alexandrie pour Beyrouth en 1966 afin de voir si sa jeune famille pourrait s’y installer, la situation en Égypte sous Nasser devenant de plus en plus difficile. Journaliste à l’Orient‑Le Jour, les tensions sociopolitiques que traverse le Liban le contraignent finalement à retourner à Alexandrie. Il commence alors à enseigner l’histoire et la littérature à l’École américaine et entame en parallèle les démarches administratives nécessaires pour émigrer au Canada. En novembre 1969, le couple et leur fille, Christine, s’installent définitivement au Canada. À Montréal, Christian Ayoub Sinano enseigne désormais les langues dans des centres pour immigrants créés par le gouvernement canadien. Il donne également quelques conférences au Canada et dans plusieurs villes américaines (à New York, Philadelphie ou encore Boston), et poursuit son travail d’écriture en publiant une série de courts textes dans la revue Trait d’Union de la communauté melkite entre 1970 et 1972. Ces chroniques, intitulées « Montréal sur Méditerranée », ont été rééditées dans L’Esprit d’Alexandrie. Il compose enfin un nouveau recueil de nouvelles, Piera de Pola, qui rappelle le personnage de Pola, prolonge les thématiques et l’humour parfois sombre de Pola de Pera et de Proses pour Pola. Après son décès, en novembre 1989, sa femme et sa fille ont tenu à ramener ses cendres au cimetière grec‑catholique (melkite) d’Alexandrie.
7De cette biographie succincte apparaît essentiellement la tendance à l’instabilité et aux déplacements géographiques, volontaires ou involontaires, qui donnent aux écrits de Christian Ayoub Sinano cette teinte nostalgique lorsqu’il évoque la ville de sa jeunesse. Josiane Boulad‑Ayoub affirme d’ailleurs que « Christian est mort sinon en exil, du moins dans l’éloignement, la mise à distance, l’écart de ce qu’il aimait et faisait sa vie » (p. 21). L’œuvre de l’écrivain paraît ainsi tout entière tournée vers le passé et les figures qui défilent dans Proses pour Pola et Piera de Pola semblent davantage réveiller le cosmopolitisme d’avant la chute de la monarchie égyptienne en juillet 1952 que des années nassériennes. C’est pourquoi il préfère encore l’ancien nom de « Levant » à celui de « Moyen‑Orient » employé « dans les actualités » (p. 625). Ce faisant, il dit encore toute son appartenance à l’ancien monde, celui qui disparaît dans Piera de Pola, son appartenance aux « Levantins du Grand Nord, au cœur empli de souvenirs » (p. 620). De la période parisienne aux années vécues au Canada, la même encre noire de la mélancolie parcourt les textes de l’écrivain. En mai 1958, il écrivait déjà dans la revue L’Alliance internationale des anciens de la Cité universitaire de Paris, pour résumer son premier roman Artagal : « adolescent dans un Levant qui s’étiole, Isidore voudrait noter les derniers sursauts de vie d’un monde méditerranéen et cosmopolite qui s’est étendu naguère des Colonnes d’Hercule au Golfe Persique » (p. 220).
Artagal : deux narrateurs pour un rôle
8Né de la nostalgie pour ce « Levant qui s’étiole », Artagal est aussi traversé d’innombrables thèmes dont Christian Ayoub Sinano écrit banalement que « la famille, l’amitié, l’amour y jouent un rôle important » (p. 220). L’originalité de ce roman – mot que l’écrivain place d’ailleurs entre guillemets – tient davantage à la complexité narratologique de ce « livre baroque » puisque le narrateur et romancier d’Artagal, « comme Gide, tient le journal de son livre » (ibid.). Contrairement au Journal des Faux‑monnayeurs séparé de l’œuvre romanesque, cependant, le romancier‑narrateur d’Artagal a voulu « incorporer » (ibid.) le journal de bord de l’écriture au récit. Ainsi, alors que le roman s’ouvre mystérieusement sur le personnage d’Artagal découvrant avec surprise, dans la rue de Tournon, quelques mots sur une feuille de papier froissé qui lui semble adressée (« Voulez‑vous, passant, être mon ami d’enfance ? »), le narrateur interrompt brutalement le récit pour se présenter : « celui qui dira : je ; moi, le narrateur et le romancier, qui raconte et qui parfois invente » (p. 49). Cette première interruption pourrait être perçue comme le renoncement aux principes narratologiques qui distinguent celui qui écrit, l’auteur, de celui qui prend la parole, le narrateur. Mais il s’agit davantage pour Christian Ayoub Sinano d’interroger la part de « vérité » et la part de « mensonge » (p. 50) de celui qui raconte, c’est‑à‑dire de celui qui a scrupuleusement « entrepris de dire la vérité » (p. 95). L’identité même du narrateur n’est pas certaine puisqu’il recouvre deux réalités distinctes : il y aurait d’un côté celui qui écrit ici et maintenant, celui que nous nommons le narrateur qui « veu[t] survivre à [s]on œuvre, […] créer et former » (p. 66), et l’autre, celui qui a vécu les épisodes racontés, Isidore. Isidore n’est donc pas le narrateur premier ; il est ce personnage qui apparaît non seulement dans le récit mais sur le récit puisqu’il lui arrive de voler la plume du narrateur pour raconter sa propre version. Une rivalité d’écriture apparaît dès lors entre Isidore et le narrateur qui accuse son ancien moi de « complote[r] des vérités » (p. 90).
9La grande singularité du texte de Christian Ayoub Sinano tient justement à la fragmentation de la prose par ce dédoublement. De la même manière, la narratrice de la première nouvelles des Proses pour Pola instille un doute sur la vérité de la parole dans l’œuvre : « n’en croyez rien quand Pola vous racontera qu’elle a été une grande, une très grande cantatrice ; c’est moi qui avais une voix et chantais en solo » (p. 283). Ainsi que dans Artagal, toute parole du narrateur ou de la narratrice peut sembler suspecte parce que plusieurs individus ou plusieurs moi se partagent la narration. Comme il existe en théâtre le vers fragmenté, désignant le partage d’un vers classique en différentes voix, c’est‑à‑dire en différents personnages, il y aurait dans la prose de Christian Ayoub Sinano, et tout particulièrement dans Artagal, un même effet de fragmentation en de multiples voix, celle du narrateur et celle d’Isidore. Tandis que les ambitions du narrateur sont celles d’un « mémorialiste » (p. 93) tout préoccupé du Vrai, celles d’Isidore se rapprocheraient de la « fable » (p. 95 et 131), c’est‑à‑dire d’un récit imaginatif dont la part de vérité ne dépend pas de la consignation des faits. Ainsi dans un chapitre intitulé « où les caractères se dessinent », le narrateur prévient son lecteur de ce qui le sépare, dans la prose de celui qu’il appelle « mon double, mon frère, moi » (p. 124) :
Je ne suis pas homme d’action, et l’on connaît mes intentions pour ce livre. Dire ou plutôt chanter mon enfance et son décor merveilleux, les arbres du jardin et les vieilles personnes mortes à jamais. Rien qui ne soit vrai, un univers arrêté et sans interprétation, presque sans tri et sans ordre. Puis Isidore s’en mêla. […] Faisant profession d’écrivain, Isidore voudrait que ce livre soit le reflet de son temps et de tous les temps, de tous les lieux, de tous les milieux. Que ces quelques souvenirs d’enfance atteignent grâce à lui, au tragique, à l’épique. Il y verse le réel avec l’irréel, le vrai et le fictif, malgré mes voix qui exigent que je n’invente rien. Et voici qu’en dépit de mes efforts ces chapitres commencent à former un « roman », mot qu’il a inscrit sur la page de garde du premier cahier, sous le titre qu’il a lui‑même choisi (p. 121).
10Ainsi le récit que nous lisons nous incite sans cesse à interroger la personnalité qui se tient derrière la plume, identifiant dans un style réaliste le narrateur cité ci‑dessus, et reconnaissant dans la poétisation et le déchaînement de la prose, l’empreinte d’Isidore. Ce dernier, par sa prise de parole, donne de fait une nouvelle coloration au récit, celle de la passion et de l’impétuosité, traduisant pour nous, ses « lecteurs, hypocrites complices » (p. 101), toute l’émotion que tentait jusque‑là de voiler celui qui souhaitait raconter objectivement l’histoire d’Isidore et d’Artagal :
Je suis un, disais‑je, je suis deux ; une vérité seule ne pourrait pas me satisfaire. Aux Grecs comme aux Barbares, aux sages et aux fous je suis redevable de ma personne ; sans se détruire ni se nuire toutes leurs vérités résident en moi, s’ajoutant les unes aux autres par une opération que ma diversité même ne permet pas de préciser ou de prouver. Toujours je perçois la double nature des choses, j’admets les contraires et les contradictions ; l’effet à mes yeux peut avoir deux causes bien distinctes, la cause de deux effets qui ne se ressemblent, ne s’apparentent et ne se complètent pas. Je suis l’insecte et l’entomologiste, le spectateur et le panorama, la plaie et le chirurgien, le sage et le fou. Rome et Byzance me régissent et chacune me possède entier (p.99).
11Le narrateur et Isidore ont donc tous deux conscience de ce « dédoublement » et de ce « dialogue » (p. 177). Ils contestent cependant la primauté dans l’effort d’introspection auquel ils se livrent, le narrateur arguant la préséance (p. 201) et Isidore le considérant comme l’adjuvant nécessaire à la rationalisation du récit. De cette polyphonie romanesque, une distinction demeure : alors que le narrateur pratique une écriture du souvenir, c’est‑à‑dire de la restitution positive du passé, Isidore développe celle de la réminiscence dans laquelle l’affectivité de l’individu domine. Ainsi le narrateur précise‑t‑il qu’Isidore « parce qu’il fait œuvre d’imagination vient brouiller encore [l]es souvenirs. Le passé devient ainsi comme une route sans jalons où ce n’est pas la distance qui magnifie ou amoindrit les événements mais la place et l’importance qu’il veut bien leur conférer » (p.164).
12Avant l’entente convenue entre les deux narrateurs (« nous seuls nous comprenons l’un l’autre », p. 123), le jeu du dédoublement et la rivalité pourraient apparaître au lecteur comme une ritournelle qui finit par s’épuiser au fil des pages. Mais Christian Ayoub Sinano ne limite pas ce jeu du dédoublement aux seuls narrateurs. Les personnages aussi sont une partie de la partie constitutive de la totalité romanesque. Artagal ne partage pas l’unité du roman, tel qu’on l’entend traditionnellement, c’est‑à‑dire une intrigue claire, une action linéaire comportant un début, un milieu et une fin, et des personnages poursuivant chacun une trajectoire définie. L’écrivain préfère évoquer, par le truchement de ses personnages, le livre comme un « recueil de souvenirs » (p. 139 et 217). Il s’agit bien, en effet, dans Artagal, d’assembler et de mêler des morceaux qui participent à une même histoire, celle d’Isidore et de son double, le romancier.
Artagal & Isidore ou « Hamlet et Horatio »
13Christian Ayoub Sinano a parsemé Artagal d’indices permettant de déceler plusieurs clefs de lecture. Il a tenu, dans son roman, à guider l’interprétation de celui‑ci. Ainsi, peu avant la fin du récit, le narrateur souligne les similitudes entre son héros, Artagal, et Isidore ; les comparant à Hamlet et Horatio, il présente non seulement l’un comme le prolongement de l’autre, celui qui lui survit, mais aussi comme son alter ego :
Encore si Artagal était moi, s’il était un autre Isidore, si nous nous étions ressemblés… Si tu [Isidore] avais dit en même temps que « se dédoubler, c’est le don suprême », si tu avais dit « ce jeune homme c’était moi »… Au contraire, dès le début tu as imaginé des parallèles, établi des comparaisons comme, à l’école, entre Hamlet et Horatio » (p. 194).
14Déjà Belle, la jeune femme aimée d’Artagal, avait remarqué « qu’à certains moments il serait permis de [les] confondre » (p. 186), tant les deux personnages se rapprochent par leur goût de la littérature, leur ville d’origine, leur amour pour Belle, et leur rêve d’embrasser une carrière d’écrivain (p. 61). La confusion concernerait alors tant Artagal et Isidore que le narrateur : « Nous avons eu quinze ans. À cet âge Artagal et Isidore échangèrent entre eux bien des traits de leur caractère […] » (p. 65). Et la rivalité que nous identifiions entre Isidore et le narrateur se retrouve également sur le plan amoureux et artistique entre Artagal et Isidore. Il y aurait ainsi à travers ces trois abstractions le morcellement d’un même moi, la fragmentation d’une même individualité. Tout dans le roman n’est que la projection d’une même imagination : impressions, souvenirs, personnages, langues, décors, ils traduisent tous une unité, mais fragmentée, créditant ainsi le mot de Christian Ayoub Sinano selon lequel « ce “roman” peut ressembler à une autobiographie » (p. 220).
15Du genre autobiographique, Artagal ne semble pas respecter l’injonction de vérité puisque tout est transformé depuis le nom des lieux jusqu’aux épisodes du récit dont l’action dépend de qui tient la plume. Dès l’introduction de son roman, le narrateur prévient d’ailleurs du risque que soit violé le pacte autobiographique par Isidore (p. 52) : « j’ai entrepris de ne rien écrire ici qui ne soit rigoureusement vrai, mais saurais‑je défendre la vérité contre tout ce qui m’entoure ; et puis‑je forcer Isidore à respecter ma promesse ? » Ainsi le narrateur met‑il en doute celui qui « pour plus de vraisemblance […] narre les moindres détails de l’aventure » (p. 53). Du propre aveu d’Isidore, nous savons également qu’« Artagal est un mirage » (p. 189) : les traits empruntés à Adrien de Menasce ont été déformés et remodelés afin de les confondre avec ceux du double narrateur. La vérité autobiographique d’Artagal ne repose donc guère sur les petits faits vrais mais bien sur la division d’une individualité en autant de personnages nécessaires à l’appréhension de celle‑ci. Le narrateur d’Artagal nous informe d’ailleurs qu’Isidore « voit en l’écriture un moyen de communication, de séduction, un don de soi, l’abolition des barrières entre moi et les autres, où les caractères se confondent » (p. 204). Et David L. Parris a justement remarqué que cette « confusion identitaire4 » concernait l’ensemble des personnages masculins du roman : « jusqu’à un certain point, le « je » s’identifie à ses cousins David et Étienne, ce dernier étant un peu la voix de sa conscience5 ». Dans la note de 1958 que nous citions plus haut, l’écrivain ne nous laisse plus douter : « au contact de ses personnages pittoresques, Isidore leur communique sa propre personnalité mais il endosse la leur en un échange qui ne manque pas d’humour » (p. 220). Cet échange de visages participe à la résurgence d’un passé confus, dont les épisodes et les personnages sont invoqués sans ordonnance apparente pour dire également tout ce que la mémoire a de chaotique.
16La quête du vrai d’Artagal ne serait donc pas celle de la vérité factuelle mais d’une vérité abstraite invoquée par l’enchantement des mots, « pouvoir presque magique du romancier » (p. 50) qui fait renaître l’atmosphère d’Alexandrie. De ces contradictions, le narrateur semble avoir conscience puisqu’il déclare très tôt que « là le réel se perdra (se trouvera) dans le rêve, dans le mensonge, dans l’irréel » et que, les insuffisances, « le pouvoir presque magique du lecteur » (p. 50) tâchera de les combler. De fait, celui qui raconte et celui qui lit participent tous deux à un même effort de recomposition d’une mosaïque, c’est‑à‑dire un assemblage de fragments qui composent une ornementation, en l’occurrence le « décor merveilleux » de son enfance que mentionne à différentes reprises le narrateur (p. 121/152). Le terme de « mosaïque » n’est d’ailleurs pas étranger au vocabulaire de Christian Ayoub Sinano qui emploie ce mot à différentes reprises, tant dans Artagal pour dire « les vestiges d’une époque heureuse où […] bien des peuples sans se nuire se côtoyaient et se mêlaient » (p. 162), que dans ses notes de 1958 pour qualifier son roman (p. 220), ou encore dans un article6 qu’il rédige à la même époque pour désigner la « mosaïque de races et de religions » du « Levant » (p. 510).
Mosaïques & fragments
17Les « autres écrits » publiés dans L’Esprit d’Alexandrie donnent une juste représentation de la diversité des sujets abordés par Christian Ayoub Sinano : histoire des civilisations, histoire des langues et histoire des arts. Parmi ceux‑là, l’écrivain égyptien aborde l’originale histoire de l’art copte, et plus particulièrement des « tissus coptes » dans une des Conférences de l’Atelier donnée à Alexandrie en 1966. Loin d’augmenter inutilement une anthologie déjà abondante, cet article témoigne de la passion de l’écrivain pour les formes d’un « style composite » (p. 602). Sans jamais aborder la question de la littérature, il énonce pourtant des thèmes qui lui sont chers : « un art ne peut durer sans changement aucun, fût‑il d’artisans. Il doit y avoir au cours des siècles des éléments nouveaux, une vision transformée, des matériaux importés » (p. 606). Christian Ayoub Sinano entend l’art copte comme un art de l’accumulation et de l’agglomération, « abâtardissant les figures de la Grèce et les éléments décoratifs syro‑hellénistiques », révélant un « retour à l’inspiration orientale », réveillant « les premiers tâtonnements de l’art chrétien », ou encore « l’art byzantin » (p. 602). L’intérêt qu’il porte à l’art copte rappellerait donc ses propres conceptions de l’assimilation culturelle dans l’écriture. Les deux recueils de nouvelles de l’anthologie, Proses pour Pola et Piera de Pola, illustrent au mieux cette hétérogénéité dans la composition des récits.
18De manière programmatique, la nouvelle liminaire des Proses pour Pola, « Chouchoula la Marigoula7 », assimile le jeu de deux jeunes filles au jeu de la création littéraire : Chouchoula et Pola « s’inventent des vies inimitables » (p. 281). Ces vies apparaissent dans une galerie de portraits disparates dont le point de convergence serait ce « Levant de fantaisie » (Michel Philip, p. 262) dans lequel elles sont mises en scène. Au‑delà des thèmes que développe Christian Ayoub Sinano à travers ses écrits, à savoir l’exil, l’amour, la nostalgie, la ville et l’angoisse de la mort, c’est bien l’idée de fragmentation qui, paradoxalement, donne son unité à l’ensemble de son œuvre. Proses pour Pola et Piera de Pola sont deux mosaïques d’histoires réunies autour d’une figure centrale apparue avant ces deux recueils : Pola de Péra, cantatrice et courtisane levantine ayant partagé sa vie entre « les gloires de Stamboul » (p. 271) et la déchéance parisienne avant de revenir à Constantinople où elle s’inventera un merveilleux passé dans la capitale française.
19Dans Piera de Pola, une nouvelle héroïne apparaît mais le nom qu’elle porte rappelle le modèle dont elle est le prolongement. Le narrateur ne laisse d’ailleurs aucun doute concernant les liens entre ces deux figures romanesques, Pola et Piera, et la figure du poète qui déjà croquait Pola8 : « Le vieux poète de la ville passait par là. Il reconnut la petite masse secouée par les sanglots. Il savait toutes les tristesses du monde, portait en lui tous les exils » (p. 392). Tout aussi subitement que Pola et Chouchoula dans Proses pour Pola, Piera cède sa place à une galerie de personnages. Mais dans Piera de Pola, l’univers capricieux et bizarre de l’imaginaire prend le dessus pour raconter cette Césarée du xxe siècle à travers l’Histoire, la chronique, les fables, les comptines et les mythes. Si Artagal demeure l’œuvre de référence de Christian Ayoub Sinano pour la place qu’elle occupe dans le roman francophone des années 1950, Piera de Pola reste son recueil le plus bizarre et, par conséquence baudelairienne, le plus singulier et beau. Dans cette grande mosaïque apparemment absconse, surgissent le « dérisoire exil de pacotille » (p. 540) des individus face à l’Histoire, l’empreinte de la formation culturelle dans l’esprit de l’individu, la même envie que dans Artagal pour peindre le « décor merveilleux » (p. 121) d’une Alexandrie de papier, et la profonde mélancolie de l’écrivain « peignant le décor de ce rêve qu[’il] ne vivr[a] plus » (p. 476). Cette mosaïque de mots qu’il a bâtie à travers ses récits, l’écrivain la voit s’effacer :
Voilà, c’est fini ; on ferme ! Césarée a tout perdu de sa gloire antique et de son passé récent. La roue qui tourne nous a écrasés. […] Les colosses comme les camées sont réduits en poussière, les portiques et les lauriers ne sont plus que cendres. Les palais et les sanctuaires sont vides de vie et de fidèles. Les dieux meurent aussi vite que les rois. Nous n’avons plus orgueil ni vanité. Ni ambition, ni courage, ni espoir. Les voix se sont tues qui savaient le mieux chanter la grandeur (p. 483).
20Mais une autre manière de dire le passé à travers les témoignages de ceux qui ont connu l’ancienne Césarée, une autre mosaïque, a fait son apparition : « il nous reste la télévision » (p. 483). La dernière nouvelle de Piera de Pola est consacrée à cet objet de la modernité technologique. Christian Ayoub Sinano ne la condamne pas, la désignant comme « la langue d’Ésope dans la Tour de Babel » (p. 484). Cette ultime histoire permet d’ailleurs à Piera d’être à nouveau au centre du récit puisqu’elle est sollicitée dans l’émission « On ferme » – surnommée « l’heure des épaves » – de faire revivre un passé commun (p. 485) : « Vous [Piera] qui avez connu la Belle époque de notre ville et sa douceur de vivre, ne voulez‑vous pas nous raconter quelques‑uns de vos souvenirs ? » Dans cette émission, d’autres personnages suivront qui apparaissaient déjà dans le récit : la comtesse de Medjed, la baronne Friola, les sœurs Chebcheb, Irma Bétinjanne, l’ancienne servante des Karkass. Dans une dernière procession, les femmes de l’ancienne Césarée défilent et « c’est ainsi que sonna la dernière heure des épaves, désormais condamnées au silence » (p. 491).
21Du plurilinguisme – français, anglais et italien – et de l’intertextualité – Charles Baudelaire, Paul Verlaine, André Gide, Constantin Cavafis… – dans l’écriture composite de Christian Ayoub Sinano, il y aurait encore beaucoup à dire afin de soutenir l’idée de fragmentation et de mosaïque. Elles nous mèneraient aux mêmes conclusions quant à l’articulation entre mémoire, littérature, imaginaire et Histoire que relevait déjà Dominique Gogny (p. 31). Qu’il nous soit donc permis de dire un dernier mot du rapport de l’artiste à Alexandrie, en guise de conclusion, puisque c’est autour de cette inspiration première que s’est constituée l’anthologie des textes de l’écrivain. « Demain, après‑demain, ou des années plus tard, s’écriront / les poèmes brûlants dont l’origine était ici »9 déclarait Constantin Cavafis en 1921 dans « Leur origine ». La poésie de Constantin Cavafis et la prose de Christian Ayoub Sinano partagent, de fait, une même inspiration mélancolique confrontant la gloire d’un Levant révolu à un Moyen‑Orient moderne dont on ignore l’avenir. Dans l’histoire de la littérature alexandrine, les deux hommes se suivent – Cavafis meurt en 1933 – comme observateurs des changements du monde levantin. Ainsi dans Artagal, le romancier rappelle‑t‑il le drame de la seconde guerre mondiale et ses conséquences au Moyen‑Orient :
Notre monde disparaissait, et la paix que nous avions pu entrevoir, et le baiser fraternel du vainqueur et du vaincu, et l’union du passé avec l’avenir. Coûte que coûte, le meilleur de ce que nous étions, de ce que nous avions serait sacrifié […]. Césarée, ma Césarée, est au fond de la mer qui sans cesse ronge et engloutit, tuée par la machine. L’aviation a terrassé le Levant et nous ne nous relèverons plus (p. 165).
22L’écrivain a fait d’Alexandrie une Atlantide du souvenir submergée par l’Histoire contemporaine. Une même envie de plonger dans ce gouffre de la mémoire saisit d’ailleurs Piera dans Piera de Pola : « […] elle ira vers la mer ; elle se jettera dans l’onde glauque d’où personne ne la retirera. Elle ira rejoindre au fond de l’eau les antiques caravelles et les générations d’ancêtres et de filles éplorées » (p. 392). Pour ce personnage ainsi que pour Christian Ayoub Sinano peut‑être, la mer comme seule persistance effaçant le sillage des femmes et des hommes, la mer comme seule gardienne des vestiges de l’enfance, « la mer, comme une paire de parenthèses, à chaque bout de sa vie » (p. 392).