Panser les différences ethniques & religieuses : pouvoir(s) & limites de la littérature
Multiculturalisme, actualité & littérature
1Dans un monde marqué par un multiculturalisme croissant qui entraîne dans son sillage la montée des replis identitaires, les différences ethniques et religieuses sont plus que jamais au centre des préoccupations contemporaines. En 2013, les conflits à caractère religieux ont engendré « les plus importants déplacements de populations pour des raisons religieuses dans l'histoire récente1 ». La littérature et les médias se font l’écho de ces questions de société dont les enjeux majeurs sont analysés à l’aune de confrontations pluridisciplinaires qui témoignent de l’actualité d’un tel sujet et suggèrent l’impérieuse nécessité, dans le contexte contemporain, de (re)penser les différences ethniques et religieuses par‑delà les antagonismes. C’est justement à cette tâche que s’attelle Éric Benoît, professeur de littérature française à l’Université de Bordeaux Montaigne et directeur du laboratoire TELEM, dans Les différences ethniques et religieuses dans la littérature. De Montaigne à Le Clézio. Ce court essai, publié en décembre 2018, est une version remaniée de l’allocution d’ouverture donnée au colloque international « Réflexions sur la religion et l’origine ethnique » qui a eu lieu à l’université d’Iwate de Morioka au Japon les 9 et 10 juillet 2016.
2Au carrefour des disciplines, les liens qu’entretiennent religion et littérature font, depuis les années 19802, l’objet de travaux toujours plus nombreux. Dans l’espace anglophone, The Cambridge Companion to Literature and Religion3, ouvrage dirigé par Susan M. Felch, publié en 2016, met en conversation le pluralisme religieux et le pluralisme littéraire en invitant le lecteur à (re)découvrir de multiples confessions religieuses (hindouisme, bouddhisme, christianisme, judaïsme, islam) qui servent toutes de portes d’entrée symboliques dans l’univers de la littérature et invitent les lecteurs à poser un regard neuf sur des œuvres canoniques telles que The Picture of Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde ou plus contemporaines comme la série des Hunger Games (2008) de Suzanne Collins. Imagining Religious Toleration. A Literary History of an Idea4, 1600‑1830 (2019) regroupe une série d’essais rédigés par des spécialistes de littérature dans un domaine qui fut longtemps dominé par les historiens et les philosophes. En France, la parution de Les différences ethniques et religieuses dans la littérature. De Montaigne à Le Clézio s’inscrit dans un paysage éditorial qui reflète la fécondité de l’imaginaire religieux en littérature. On peut citer, à titre d’exemples, les ouvrages collectifs consacrés à l’étude de l’imaginaire biblique dans la littérature, comme Imaginaires de la Bible. Mélanges offert à Danièle Chauvin5(2013), dirigé par Véronique Gély et François Lecercle, ou encore La Bible dans les littératures du monde6 (2016), immense volume dirigé par Sylvie Parizet, qui propose un vaste panorama de la prégnance de l’imaginaire biblique dans les littératures du monde, attestant ainsi de l’influence de la Bible par‑delà les rives des imaginaires judéo‑chrétiens et de la fertilité des motifs bibliques dans le processus de création littéraire.
Les Autres de l’Europe : concepts scientifiques ou théories « mythiques » ?
3S’inscrivant dans la lignée de ces travaux tout en s’en démarquant, É. Benoît élargit la perspective et s’intéresse aux représentations littéraires du pluralisme religieux. Le choix d’un corpus littéraire des plus éclectiques – composé de romans, d’un opéra, de lettres, et d’allocutions qui traversent les siècles (XVe‑XXe) et les aires géographiques (Asie, Afrique, Europe, Amérique latine) – n’en laisse pas moins affleurer à la surface du texte le fil rouge qui sous‑tend l’ensemble de la réflexion, à savoir la rencontre du Christianisme et de « l’homme ethniquement autre ». Si l’hétérogénéité du corpus peut surprendre compte tenu du titre de l’ouvrage, l’auteur la justifie par une volonté de nous faire « voyager dans l’espace et dans le temps » (cf. quatrième de couverture).
4Saluons d’abord la démarche d’É. Benoît qui cherche à mettre au jour la faculté des œuvres littéraires à « montre[r] le chemin d’une […] universalité respectueuse des diversités. » (p. 82) La structure de l’ouvrage, qui s’adresse vraisemblablement à un public étudiant et/ou non‑spécialiste – comme le suggèrent certaines remarques élémentaires telles que « Le genre du roman, notamment, donne à voir le point de vue de l’autre (de l’autre religion, de l’autre ethnie) » (p. 25) – traduit une volonté didactique de la part de l’auteur. La première partie est ainsi consacrée à un rappel de quelques notions de base. Dans un style toujours très clair, É. Benoît définit avec soin les termes qui orientent son analyse (religion et ethnicité) et détaille les problématiques soulevées par toute démarche anthropologique, ainsi que les liens qu’entretiennent ethnie et religion.
5L’ouvrage d’É. Benoîtentre en conversationavec l’anthropologie et la sociologie des religions en renvoyant le lecteur aux travaux d’Émile Durkheim, de Max Weber, de Mircea Eliade et de Claude Lévi‑Strauss. Si ce cadre théorique est certes constitué de « classiques [de la pensée occidentale] sur le sujet » (p. 11), et peut, à cet égard, se révéler utile pour l’apprenti sociologue, il invite aussi au débat, dans la mesure où les dérives eurocentriques et les accents paternalistes des travaux des pères fondateurs de la sociologie occidentale7 sont aujourd’hui largement reconnus8. Conscient de la controverse, É. Benoît évoque la quasi‑impossibilité de se détacher d’une certaine forme d’ethnocentrisme, dans la mesure où, selon lui, « chacun ne peut parler qu’à partir de son origine ethnique et éventuellement religieuse. » (p. 15). Il voit toutefois en Max Weber un contre‑exemple de l’ethnocentrisme occidental9, dans la mesure où ce dernier aurait tenté, dans Sociologie de la religion10, de « dépasser méthodologiquement et de neutraliser l’ethnocentrisme de son temps » en « intégr[ant] parmi ses objets d’étude la société et la religion qui sont celles du monde auquel il appartient » (p. 15) et aurait ainsi pu « élaborer une perspective comparatiste mondiale qui révèle à la fois […] des constantes universelles des comportements religieux quelles que soient les ethnies […] et les spécificités de chaque ethnie dans son cadre ethnique communautaire. » (p. 16) À la lumière de la sociologie occidentale, c’est dans une démarche oscillant entre introspection culturelle et observation de l’altérité que se situe la réflexion d’É. Benoît qui cherche à démontrer les vertus « d’une conscience commune de la diversité humaine » (p. 82).
La croix, l’épée, la plume
6L’étude de l’expression littéraire des confrontations ethniques et religieuses donne lieu à des analyses plus ou moins détaillées en fonction des œuvres et des auteurs présentés. Tandis que la section consacrée à Chinua Achebe – une page seulement – est principalement constituée de remarques générales concernant la prégnance de l’intertexte religieux et la verve anticoloniale qui sous‑tend l’ensemble de son œuvre, d’autres, comme les sections consacrées à Cheikh Hamidou Kane, auteur de L’Aventure ambiguë (1961), ou encore à Shûsaku Endô, l’écrivain catholique japonais et à son roman Silence (1966), font l’objet d’analyses littéraires plus précises auxquelles l’auteur prend le soin d’ajouter une contextualisation historique qui sera utile aux néophytes. Ce voyage en mots autour du monde, qui invite aussi le lecteur à remonter le fil de l’histoire coloniale, entend dénoncer l’instrumentalisation de la religion dans le processus de colonisation et les difficultés posées par la rencontre de l’Europe – et du christianisme – et de l’altérité. Cet Autre mis à distance du soi par l’observation et le discours scientifique, et qui en vint à cristalliser les fantasmes de l’imaginaire occidental.
L’universel en question
7À la lecture de Les différences ethniques et religieuses dans la littérature. De Montaigne à Le Clézio, l’une des questions fondamentales qui semble tarauder le chercheur est de savoir si « le christianisme est une vérité universelle ou pas » (p. 32). Le choix du corpus d’analyse qui clôt l’ouvrage – presque exclusivement composé de textes d’inspiration chrétienne pour « penser la communion dans la diversité » (p. 53) (je souligne) – semble suggérer que, pour l’auteur, il est possible d’y répondre par l’affirmative.
8Compte tenu d’un fort ancrage dans la théorie critique de la première moitié du vingtième siècle, l’ouvrage d’É. Benoît ne constitue pas, en tant que tel, une quelconque avancée théorique. Son essai a néanmoins le mérite d’inviter à la discussion. Affleurent ainsi à la surface du texte certains positionnements idéologiques discutables, telle qu’une conception, pour le moins eurocentrique, de l’universel et un plaidoyer pour l’entreprise missionnaire jésuite qui fait fi des conséquences négatives de l’acculturation. L’auteur voit ainsi dans les missions jésuites « une belle illustration du dépassement religieux des différences ethniques » (p. 57). En dépit d’une argumentation bien menée et d’une volonté affirmée de prendre part au dialogue interethnique afin de concourir à l’élaboration d’une société plus juste, É. Benoît, qui considère « les universitaires [comme] des passeurs, entre les cultures entre les langues, entre les littératures, entre les religions, entre les différences ethniques » (p. 78‑79), opère certains choix terminologiques malheureux – « l’Africain » (p. 40), « l’Occident » (p. 42), ou encore « les Indiens d’Amérique du Nord et du Sud » (p. 20) – qui nous invitent à nous demander dans quelle mesure l’auteur a réussi, ou non, à échapper aux catégorisations essentialistes11 et à l’eurocentrisme qui ont marqué la pensée de ceux qu’il a pris pour modèles.