Un rêve d’histoire sauvage
1Après s’être intéressé aux autobiographies de criminels, aux lettres de prisonniers et aux récits de malades du Sida, Philippe Artières ouvre de nouvelles archives « mineures1 » : les traces écrites des vies d’ermites. Publié aux éditions Verticales, Le Dossier sauvage est un essai en puissance, un work in progress qui développe non pas un ensemble de thèses et d’analyses bien menées sur les hommes des forêts, mais plutôt des réflexions tâtonnantes qui précèdent toute formulation définitive. Au fur et à mesure du récit, nous découvrons en même temps que le narrateur un ensemble de documents sur les ermites : coupures de presse, articles de médecins, manifestes… Autant de bribes de textes arrachées à l’oubli qui suscitent hypothèses et interrogations, tout en réveillant des souvenirs du narrateur. Livre de méthode par l’exemple, Le Dossier sauvage dresse un portrait du chercheur en mouvement, qui affecte les textes qu’il lit tout en étant affecté par eux. Regrettant « la disparition actuelle de toute référence à l’approche psychanalytique dans le discours historique » (p. 28), Artières souligne ainsi l’illusion de l’objectivité et de la neutralité scientifique.
2La temporalité particulière de l’archive en dévoilement est imbriquée dans un récit‑cadre qui ajoute au suspense narratif : le dossier que nous découvrons en même temps que le narrateur a en fait été confié à l’auteur par Daniel Defert, l’ancien compagnon Michel Foucault. Ce dossier retrouvé dans les archives personnelles du philosophe, Artières, pourtant spécialiste de Foucault, n’en avait pas connaissance. D’ailleurs, « aucun biographe, aucun commentateur ne fait mention » (p. 36) d’une telle recherche. L’excitation est telle qu’à peine sorti de chez Defert, dans l’ascenseur, l’historien entrouvre déjà le paquet ; un titre surgit, Les Vies sauvages. Foucault aurait donc un jour voulu travailler sur ces réclusions choisies, ces « marginalités fortes » (p. 29) échappées à la société moderne.
3Aux questionnements sur le sens à donner aux textes qui constituent le dossier s’ajoutent dès lors des considérations au sujet du projet foucaldien laissé sans suite : pourquoi le philosophe a-t-il choisi d’intégrer tel texte au dossier ? Quel lien comptait-il établir entre les ermites du xixe siècle et les anarchistes des années 1970 ? Et plus généralement, quelle question Foucault allait‑il poser à cet ensemble ? En somme, si l’entreprise foucaldienne visait à regarder ceux qui regardent (dans ce cas, les médecins et les journalistes observant les ermites), Artières se situe au niveau de celui qui regarde celui qui regarde regarder. Il avance dans le dossier comme un détective confronté à deux énigmes entremêlées : quel sens donner à ce « montage d’archives » (quel livre en faire ?) ; comment peut-il nous aider à mieux saisir l’œuvre de Foucault : « est‑il le chaînon manquant, expliquant pour partie son changement de cap ultérieur ? » (p. 53).
Érémitismes d’hier & d’aujourd’hui
4« D’où vient ce besoin de consacrer parfois des années à répondre à une question relative à notre passé ? Je suis de ceux pour qui cette impulsion survient du présent2 ». Comme l’explique l’auteur dans son introduction à Rêves d’histoires, c’est souvent du présent que surgit la nécessité d’une réflexion historique, l’étude du passé permettant de mieux comprendre un problème actuel. Le Dossier sauvage ne déroge pas à cette règle : « Je suis troublé de voir comment les luttes contemporaines m’imposent de reprendre le dossier sauvage » (p. 151). Les mouvements écologistes, les retours à la nature, les critiques de la technologie et les Zones À Défendre s’inscrivent dans un imaginaire dont l’érémitisme laïque du xixe siècle est peut‑être l’un des paradigmes.
5Les archives exposées au fil du récit indiquent que les ermites attirent (souvent malgré eux) les regards et suscitent la fascination. La population leur voue parfois un véritable culte. On leur prête des pouvoirs surnaturels, et l’historien se rappelle qu’enfant, dans les Vosges, il avait lui aussi « énormément » (p. 27) d’admiration pour un certain Jean, ermite mystérieux qui vivait dans les bois près de son village. D’autres, à l’inverse, retiennent l’attention en raison de leurs comportements extravagants : Laurent, le « sauvage du Var », se tissait ainsi des vêtements avec ses propres cheveux pour ne dépendre de rien ni de personne. Cas extrême d’une quête d’autonomie que l’on retrouve chez tous les ermites, et dont témoignent un siècle plus tard encore les manifestes de Ted Kaczynski (le futur Unabomber) : « Il n’y a rien de plus satisfaisant que l’épanouissement et la confiance en soi que […] l’autosuffisance apporte » (p. 150). À lire ces textes, on mesure à quel point l’érémitisme forme, en tant que mode de vie alternatif, une critique des travers de la société moderne.
6Au xixe siècle, si le corps médical s’intéresse à ces individus, ils semblent toutefois bien tolérés. La note au sujet de l’ermite Laurent, publiée par un aliéniste dans le Journal de médecine mentale (1865), laisse même transparaître une sympathie certaine pour cet homme affable qui accueille les médecins, « se laisse photographier sans résistance » (p. 49) et semble avoir trouvé le bonheur dans la nature : « On peut donc dire de lui qu’il est heureux, si la misère a jamais fait le bonheur ! » (p. 53). L’excentricité des ermites suscite par ailleurs des débats philosophiques au sujet de l’état de nature, de l’homme primitif, du bon sauvage : à l’instar des sociétés non occidentales décrites alors par les anthropologues, ces « sauvages intérieurs » (p. 35) dérangent les normes établies et forcent à penser. Et Artières de noter que nous sommes toujours aussi démunis que les aliénistes de l’époque devant ces vies inappropriables : leurs « attitude[s] continu[ent] à nous surprendre » (p. 77).
7Or depuis quelques années, « vivre au-dehors ou tout au moins libérer des espaces dans le dedans dérange à un point tel qu’on juge ces conduites condamnables » (p. 151). L’État s’en mêle. Les marginaux menacent de facto l’autorité et sont délogés à coups de matraque des zones qu’ils défendent (la ZAD de Notre‑Dame‑des‑Landes en est l’exemple type). En nous présentant ces vies d’ermites, c’est peut‑être une micro‑histoire du contrôle social que propose Artières. Et parce que les modes de vie alternatifs sont désormais plus réprimés qu’auparavant, il est nécessaire, selon l’auteur, d’en défendre l’imaginaire : « Les Zones À Défendre sont d’abord sans doute des imaginaires à défendre » (p. 151). La littérature française y contribue, comme en témoigne le thème de la disparition si présent dans le roman contemporain3.
8Ajoutons néanmoins que cet imaginaire de l’autonomie par défection fait débat parmi les militants de gauche. Dans son dernier livre, Frédéric Lordon s’attache à en déconstruire l’efficacité politique selon l’argumentation suivante : pour que la création de territoires autonomes soit une solution à la sortie du capitalisme, le plus grand nombre doit s’y engager ; une telle échappée généralisée étant peu probable dans la situation actuelle, il faut chercher d’autres voies4. Que Lordon ait raison ou non, rien n’empêche de cultiver cet imaginaire.
La fiction & l’histoire
9Le Dossier sauvage est également une réflexion en acte sur un dispositif d’intelligibilité historique légué par Foucault : le montage d’archives. Si le travail de l’historien suppose toujours une interprétation nécessairement subjective du passé, le philosophe n’hésitait pas à parler de « fiction » à propos de ses recherches, comme dans ce passage cité par Artières : « J’aime faire un usage fictif des matériaux que je rassemble, rapproche, monte, faisant à dessein avec des éléments authentiques des constructions fictives » (p. 22). La part fictionnelle de ce type d’enquête se situe dans le rapprochement établi entre des documents a priori non destinés à se rencontrer. Grâce au montage, on peut « constituer des séries » (p. 65), saisir des récurrences, et ensuite conférer à l’ensemble un sens que l’on n’aurait pu saisir à partir des éléments pris individuellement. La juxtaposition de documents hétérogènes force ainsi l’historien à tisser des connexions inédites qui rendent possible une interprétation nouvelle du passé – et par là même, du présent. Transmis à un tiers, un montage d’archives est forcément polysémique (on pense évidemment à l’Atlas Mnémosyne de Warburg) et le récit d’Artières souligne la grande place laissée au lecteur qui s’en empare.
10Mais l’historien a plus d’un tour dans son sac, et dans Le Dossier sauvage, la fiction se situe à un autre niveau encore, comme le dévoilent (attention, spoiler !) les deux dernières pages du récit. L’historien y reproduit une lettre envoyée à Daniel Defert, dans laquelle il s’excuse de l’avoir embarqué dans le récit sans son accord : Defert ne lui a jamais remis de dossier, Foucault n’a jamais constitué de « dossier sauvage ». Les archives présentées sont bien réelles, mais c’est Artières lui-même qui les a assemblées – il a donc pris Foucault au mot : faire « avec des éléments authentiques des constructions fictives ». Dans son premier livre publié aux éditions Verticales, Artières avait déjà présenté ses « rêves d’histoire », une série de projets potentiels, certains improbables et abandonnés, d’autres à remis plus tard. Le « dossier sauvage » est en ce sens le rêve d’un rêve d’histoire foucaldien.
11Ce retournement final, qui nous pousse à relire le récit en étant attentif aux indices de la plaisanterie, n’invalide aucunement les réflexions suscitées par le dossier. Au contraire : tout en témoignant du plaisir d’Artières à travailler le passé, ce vrai faux montage rappelle la part de fictionnalité propre à toute étude historique et souligne le fait que l’interprétation des archives évolue en fonction du présent de celui qui les étudie. Lu selon les interrogations de 1972 ou selon les luttes écologistes actuelles, le « dossier sauvage » prend une dimension et une portée tout autres. Dans un entretien récent, l’auteur regrettait le manque d’inventivité langagière dans sa discipline :
Je pense qu’il y a eu un moment où l’histoire (la discipline) a fermé les écoutilles de la langue. De même que la sociologie et beaucoup d’autres disciplines… Comme si l’écriture était devenue sale et qu’il y avait un risque de devenir écrivain ou artiste5.
12Son dernier ouvrage est ainsi une invitation à mêler davantage – et pourquoi pas de manière « sauvage » – les sciences humaines à la littérature.