Un révolutionnaire au cœur de la contre‑révolution
1Le Mythe bolchevik est un ouvrage contradictoire à plusieurs titres, non que son argumentation souffre de paradoxes ou d’incohérences mais parce qu’il est l’œuvre d’un parcours personnel et intellectuel marqué par l’expérience du doute et de la critique. À la fois trace de l’enthousiasme, presque romantique, des premiers moments de la Révolution soviétique et des désillusions qui la suivirent directement, le témoignage que livre Alexandre Berkman, anarchiste révolutionnaire d’origine russe expulsé des États‑Unis en 1919, est d’une richesse théorique incontestable. De rencontres en rencontres – relevons, parmi une longue liste, Lénine, Kropotkine, Kamenev, Kalinine, Zinoviev ou Karakhan –, le militant livre sous forme de journal de bord ses appréciations au cours des quelque deux années passées dans la jeune République soviétique de Russie. L’exaltation des premières heures est réelle lorsque, arrivé en Finlande avec plusieurs camarades bannis, Berkman décrit les réunions et les organisations révolutionnaires : « J’ai senti l’atmosphère chargée de l’esprit de la lutte révolutionnaire, symbolique de la guerre titanique entre deux mondes » (p. 18). Sa lucidité à propos des dysfonctionnements et des contradictions du régime se fera cependant croissante. Progressivement, il prendra conscience du système de corruption à l’œuvre au sein de la Tchéka et des instances dirigeantes, du luxe dans lequel celles‑ci vivent ainsi que de la répression des masses indociles, tantôt qualifiées de spéculatrices, tantôt soumises à une extrême pauvreté : « La Russie, la révolution semblait disparaître. J’ai eu l’impression de me retrouver en Amérique, au milieu des ouvriers attaqués par la police » (p. 71). Cette comparaison, on y reviendra, fonde l’un des propos centraux du projet de Berkman, à savoir la mise en lumière de la tournure strictement « non‑communiste », voire « anti‑communiste », qu’a prise la gestion bolchevik du pouvoir. La préface du chapitre de conclusion « La déception » n’hésite pas à parler à propos du tournant induit par la NEP d’un « capitalisme renouvelé, mélange de monopole d’État et d’économie privée » (p. 267). C’est sur cette lecture singulière, déjà perceptible à propos du dévoiement des idéaux révolutionnaires au début des années 1920, que nous aimerions insister dans le cadre de cette lecture critique.
2Le découpage en petits fragments chronologiques permet de suivre la progression d’une pensée « hypercritique » et de comprendre un parcours à la fois géographique, politique et idéologique. L’expérience de la fraternisation entre soldats et anarchistes lors du voyage en mer durant l’hiver 1919‑1920 constitue le premier temps romantique. Ce voyage vers la terre promise – Berkman admet avoir voulu embrasser le sol soviétique lors de son arrivée sous l’hymne révolutionnaire – est l’occasion d’une première réelle expérience communiste, chaque détenu léguant ses biens à la collectivité expulsée d’Amérique. Partisan d’un communisme libertaire non gouvernemental, l’auteur insiste très rapidement sur le caractère contre‑révolutionnaire qu’a pris la révolution et sur les tendances réactionnaires qui y sont à l’œuvre : « j’ai vu des quantités de choses qui n’allaient pas et qui étaient néfastes, la tendance dangereuse à la bureaucratie, l’inégalité et l’injustice » (p. 73). Les faits les plus marquants relevés par Berkman sont les réquisitions commises par les tchékistes, l’inégalité de traitement entre les différentes formes de « spéculateurs » (d’une part les prolétaires, dont les démarches sont motivées par la survie, et, de l’autre, certains commerçants, offrant des pots‑de‑vin aux autorités et aux tchékistes, eux‑mêmes adeptes de l’illégalité) ainsi que la différence de rationnement (pyock) entre militaires, ouvriers, dirigeants et marins. Cette violence économique se double constamment d’une violence physique, orchestrée par une police politique de plus en plus puissante au cours des années 1920‑1921. Dans la section importante intitulée « La frontière lettone », Berkman relate ses échanges avec un tchékiste qui « voyait en [la révolution] une simple affaire d’extermination, dont la Tchéka était le sabre impitoyable » (p. 80). L’enthousiasme des anciens compagnons du Buford laisse alors progressivement place au découragement, dont la conséquence principale réside dans la discrimination des révolutionnaires non bolcheviks, et plus précisément anarchistes.
3La dénonciation de l’appareil policier et bureaucratique est l’une des critiques principales formulées par l’auteur, qui expose, entre autres, les obstacles majeurs rencontrés dans le projet d’une transformation des anciennes grandes propriétés de la noblesse russe en maisons de repos collectives. L’absurdité des blocages produits par la machinerie soviétique dans le cadre de projets progressistes est corrélée à une gestion inhumaine des camps de travaux forcés où les rations sont jugées insuffisantes par les témoins, souvent issus des classes les plus pauvres. Malgré les nombreuses désillusions, Berkman n’en est pas moins rattrapé par un sentimentalisme révolutionnaire, perceptible dans la joie exprimée lors du 1er Mai 1920. Certes marqué par l’extrême pauvreté et l’amertume des masses présentes, il note : « Cette manifestation de la conscience révolutionnaire, la plus imposante que j’aie jamais vue, m’a inspiré » (p. 107). Nombreux sont les ouvriers russes demandant à Berkman quelles étaient les conditions de vie du prolétariat américain, fascination qu’il juge, en connaissance de cause, puérile et infondée, bien que motivée par l’extrême pauvreté à laquelle sont soumis les sujets soviétiques. Porté par la volonté inébranlable de faire converger les luttes révolutionnaires, entre bolcheviks, mencheviks, anarchistes et SR, il se voit progressivement contraint d’admettre la réalité d’une répression quasi systématique des fractions « gauchistes » :
Un sentiment de découragement m’envahit face à l’animosité amère qu’éprouvent les communistes à l’égard des autres éléments révolutionnaires. Ils se montrent même plus impitoyables dans leur volonté de réprimer l’opposition de gauche que celle de droite. (p. 118)
4La critique grandissante qu’adresse Berkman au bolchevisme, dont le tournant décisif se situe dans le refus de traduire un texte de Lénine, l’amène à devenir persona non grata. Cette critique culmine dans la narration des événements de Kronstadt en février‑mars 1921 :
Jours d’angoisse et de canonnades. Mon cœur est engourdi de désespoir ; quelque chose en moi est mort. Les gens dans la rue ont l’air ployés sous l’affliction, abasourdis. Personne n’ose parler. Le tonnerre des armes lourdes déchire l’air. […] Kronstadt est tombée aujourd’hui. Des milliers de marins et d’ouvriers gisent morts dans les rues. L’exécution sommaire des prisonniers et des otages continue. (p. 250)
5Nombreuses sont les expériences dégradantes qui amèneront Berkman jusqu’à ce point de rupture, à l’instar de l’extrait suivant sur la situation catastrophique de l’Ukraine, emblématique de la rhétorique tragique et critique de l’auteur. Cette rhétorique porte l’empreinte d’images et de métaphores lourdes de significations politiques, de rapprochements analogiques entre les différentes formes de barbarie ainsi que d’un sens aigu de la formule :
Sous la surface de la vie quotidienne, les passions primitives de l’homme, déchaînées, exercent une emprise quasi totale. Les valeurs éthiques ont disparu, le vernis de la civilisation s’est effacé. Il ne reste plus qu’un instinct de conservation sans artifice et la peur omniprésente du lendemain. Une victoire des Blancs, ou une ville qu’ils investissent, entraîne des représailles féroces, des pogroms contre les juifs, la mort pour les communistes, la prison et la torture pour ceux que l’on soupçonne de sympathiser avec ces derniers. L’avènement des bolcheviks équivaut à une Terreur rouge indiscriminée. L’un comme l’autre sont désastreux ; puisque c’est arrivé de nombreuses fois, les gens vivent dans la peur continuelle que cela se reproduise. Les luttes intestines ont traversé l’Ukraine comme un véritable mangeur d’hommes, dévorant, dévastant et ne laissant que la ruine, le désespoir et l’horreur dans son sillage. Les histoires sur les atrocités commises par les Blancs et les Rouges sont sur toutes les lèvres, des récits poignants d’expériences personnelles qui parlent de meurtres et de rapines diaboliques, de cruauté inhumaine et d’outrages épouvantables. (p. 134)
6À côté des observations, des analyses et des critiques que formule Berkman, une place importante est laissée aux témoignages en tous genres : bolcheviks, tchékistes, ouvriers, paysans, anarchistes, proscrits et bannis forment autant de voix hétérogènes s’ajoutant à celle de l’énonciateur principal, qui ne se positionne jamais comme autorité morale par rapport à ses interlocuteurs. On reproduira, à titre d’exemple, les propos d’un anarchiste ukrainien que l’auteur n’omet pas de resituer dans un véritable échange contradictoire et ouvertement polémique :
Il ne reste de la révolution même pas de quoi faire une feuille de vigne pour cacher la nudité des bolcheviks ! Jamais auparavant la Russie n’a vécu sous un despotisme aussi absolu. Le socialisme, le communisme, tu parles ! Jamais nous n’avons eu moins de liberté et d’égalité qu’aujourd’hui. On a simplement échangé Nicolas contre Ilitch (p. 150).
7Selon les anarchistes ukrainiens que Berkman rencontre clandestinement grâce à son ami « Yossif l’émigrant », la révolution russe vit toujours, mais en marge du système soviétique considéré comme « spasme morbide », comme « esclavagisme socialiste » et comme « despotisme impitoyable ». L’indignation de l’auteur ne se voudra à aucun moment sélective. Celui‑ci dénonce tant les exactions commises par l’Armée rouge que les pogroms juifs perpétrés par Denikine. Fait remarquable, il insiste constamment sur les violences et les pressions sexuelles commises à l’encontre des femmes et sur la manière dont la domination s’exerce dans une coercition des corps et des consciences des sujets russes.
8Il faut insister sur les nuances constantes que formule Berkman en fonction de la diversité de ses observations. Ne tirant jamais de constats sommaires à charge ou à décharge des différents groupes en lutte, il relève notamment l’organisation intelligente et l’autonomie des instances politiques des régions du nord de la Russie où « la dictature du parti a été atténuée par la participation réelle des travailleurs » (p. 235). Il ne voue aucun culte, ni à Lénine, ni à Makhno, encore moins à Trotski, partisan d’une militarisation du front ouvrier. Peut‑être à Kropotkine, dont le décès en février 1921 le touche profondément. Il sera convié à son enterrement et participera au projet d’un mémorial lui étant dédié. De plus, il ne croit pas à l’utopie répandue en Russie d’une internationalisation de la révolution. Si celle‑ci pouvait être à un moment envisagée, la fin de la guerre civile en 1921 et la continuation du blocus ôtent tout espoir et amènent Berkman à marteler son credo : « La République soviétique ne doit compter que sur ses propres ressources » (p. 237). Malgré toute la volonté de comprendre les promesses bolcheviks et d’y adhérer, les événements de Kronstadt viennent mettre un terme à tout espoir. Relatée précautionneusement, la répression arbitraire de ceux qui réclament un retour aux principes révolutionnaires relance pour un temps une radicalité démocratique : sont revendiqués par les insurgés la constitution d’une assemblée constituante, l’organisation d’élections, la restitution du pouvoir aux soviets libres ainsi que le jugement des crimes et des vols commis par les autorités. Contre Zinoviev et la militarisation du travail, les marins se joignent aux ouvriers ; l’éventualité d’une nouvelle révolution, anti‑bolchevik cette fois, est réelle. Lénine et Trotski signent un manifeste enjoignant à réprimer les « contre‑révolutionnaires », terme classique de la propagande visant à discréditer l’adversaire en clivant deux camps de manière caricaturale. Berkman, qui comprend rapidement qui sont les réels contre‑révolutionnaires, tente désespérément de concilier les esprits par une lettre soumise au Soviet et à son président Zinoviev. En mars 1921, alors que meurent ouvriers et marins sous les balles de l’Armée rouge, est célébré le cinquantenaire de la Commune de Paris.
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9La portée du travail que livre Berkman au travers de ce journal dépasse largement l’enquête de terrain ou le simple recueil de témoignages. Il permet de comprendre et de clarifier un événement politique trop souvent lu au travers de lunettes mythologiques. Loin de l’idée d’une période glorieuse où triomphent les idées révolutionnaires, la Révolution d’Octobre est parcourue de déceptions, de paradoxes et de trahisons. Plus encore, Le Mythe bolchevik offre les clefs d’analyse pour une meilleure compréhension des enjeux idéologiques et politiques du dévoiement des principes de la révolution libératrice et égalitariste.
10Outre la répression sanglante des mouvements révolutionnaires, les contradictions avec l’idéologie communiste sont innombrables, qu’il s’agisse des tendances nationalistes suscitées par la répression des minorités, de la dénonciation systématique des grèves et des manifestations spontanées au nom du rendement et de la production ou encore des camps de travail forcé organisés par la Tchéka. Plus largement, Berkman considère que les bolcheviks sont responsables du discrédit porté sur les slogans et les idées de la révolution. Sans nier les difficultés produites par la singularité du contexte historique des années 1920 – conséquences de la guerre, blocus des Occidentaux, mouvements contre‑révolutionnaires, guerre civile, pauvreté héritée du régime tsariste, conservatisme bourgeois –, le travail d’analyse que propose ce journal de bord dénonce chacune des orientations totalitaires et liberticides du régime bolchevik. En ce sens, la conception même du syndicat soviétique s’est muée, selon l’interprétation qu’en donne Berkman, en une bureaucratie au service de la « machinerie étatique » : « peu à peu, le Soviet s’est vu priver de son pouvoir, le gouvernement en a repris les fonctions essentielles et a transformé les syndicats en succursales exécutives et administratives de la machinerie étatique » (p. 181). Ce paradoxe idéologique, qui est au cœur de la révolte de Kronstadt, se double de celui obligeant chaque citoyen à pratiquer le commerce illégal comme seul moyen de survie, à devenir un « spéculateur », à se voir réprimé par une Tchéka elle‑même coutumière de la pratique. C’est ce qui amène Semion Petrovicth, statisticien au ministère de l’économie, à détourner judicieusement la formule bolchevik : « La nationalisation du commerce, ça veut dire que toute la nation fait du commerce » (p. 204). Le ressentiment constitue alors une donnée socio‑psychologique intéressante mise en lumière par Berkman tout au long de son analyse, presque dans une acception nietzschéenne. Les masses développent en effet à l’égard de leur révolution dérobée une profonde amertume et envers leurs autorités un cynisme assumé. Le ton qu’adopte Berkman dans l’ultime chapitre de son journal est sans appel :
Tel un scalpel dentelé, leur foi naïve [celle des délégations invitées à Moscou] déchire mon cœur où gisent, ensanglantés, mes propres grands espoirs, les espoirs de mes premiers jours en Russie, déflorés et brisés par la main impitoyable de la dictature. (p. 256)
11Le geste historique et politique de Berkman n’est pas celui d’un contre‑révolutionnaire, mais au contraire celui d’un défenseur invétéré de la révolution prolétarienne. Ses analyses permettent de comprendre d’une part la radicalité des origines de la révolution soviétique et le détournement de celle‑ci au nom de l’idéologie bolchevik. Elles rendent possible la mise au jour du caractère contre‑révolutionnaire, répressif, anti‑prolétarien et inégalitaire de la politique bolchevik. Tout l’inverse d’une trahison de l’idéal révolutionnaire, l’œuvre lucide de ce militant est l’expression, d’une part, d’une insoumission face au cours de l’histoire et, d’autre part, d’une constante remise en question des méthodes violentes et autoritaires du pouvoir absolu, remise en question qui ne tombe jamais dans l’injonction édulcorée à une soumission pacifiée. Bien que pacifiste et antimilitariste convaincu, Berkman n’en est pas moins conscient de la nécessité d’un soulèvement organisé du prolétariat face à la violence subie quotidiennement dans l’organisation capitaliste du travail. La violence de l’État bolchevik – productiviste, monopoliste et bientôt capitaliste (avec l’avènement de la NEP) – est dénoncée dans ce sens.
12Aux antipodes de l’idée marxienne de dictature du prolétariat comme phase de contre‑violence transitoire devant amener à l’abolition de l’État dans la lutte contradictoire avec la bourgeoisie, la « dictature de parti » bolchevik est l’expression d’une violence absolue, exercée d’en‑haut, nullement dialectique ni momentanée. Elle est la traduction d’une violence politique, économique et sociale d’un État plus répressif et aliénant encore que le capitalisme bourgeois et que l’autocratie tsariste. En opposition à cette nouvelle forme de domination économique, Berkman relate la persistance d’une réelle conscience révolutionnaire au sein des masses prolétariennes et paysannes dirigée à l’encontre des bolcheviks, réalité qui met à mal les thèses anti‑spontanéistes défendues par Lénine dans Que faire ?. Les bolcheviks deviennent précisément, suivant la lecture berkmanienne, des opportunistes adeptes d’une injonction à la pratique révolutionnaire violente où l’appareil de parti empêche l’affirmation et la réalisation de cette conscience révolutionnaire des masses. Les bolcheviks se voient alors définis comme de nouveaux exploiteurs qu’il est nécessaire de renverser par la lutte insurrectionnelle, comme le suggèrent notamment les povstantsi de la makhnovtchina ukrainienne. La banalisation de la violence d’État et son institutionnalisation par les autorités politiques jettent une lumière nouvelle sur l’histoire de l’Union soviétique. Cette violence, héritière du contexte de guerre et des répressions sanglantes sous les Tsars, sera plus tard portée à son apogée par Iagoda, Iejov et Beria, principaux gestionnaires des déplacements, des répressions et des enfermements concentrationnaires. Cette logique, en germe dans la jeune République soviétique de Russie du début des années 1920, illustre précisément ce que Berkman dénonce après Marx, à savoir une domination économique et policière du prolétariat par un État monopoliste et esclavagiste.