Enquête sur la parole intérieure des personnes incarcérées
1Comme l’indique leur titre, Stéphanie Smadja et Catherine Paulin se proposent d’analyser un type particulier de discours, celui de la parole intérieure des personnes incarcérées. Elles ouvrent ainsi un champ de recherche d’un grand intérêt, au carrefour de la psychologie, des sciences politiques, du droit et de la sociologie. Chacun de ces domaines entre en résonance avec certains aspects du discours analysé. Deux motivations principales animent la recherche : en premier lieu, le projet d’identifier la finalité globale du discours soumis à l’étude ; et en second lieu, la volonté de mettre à l’épreuve les perspectives générales en ayant recours à des analyses linguistiques serrées, qui n’éludent pas le détail. Sont ainsi mises à contribution les approches énonciatives (guillaumienne, post‑guillaumienne, benvenistienne, cognitiviste, etc.), sans omettre le cadre de la linguistique du texte. Stéphanie Smadja et Catherine Paulin ne négligent pas le problème que constitue « l’emprunt d’outils de la linguistique pensés pour le langage extériorisé » dans des analyses de la parole intérieure. Elles soulignent ainsi le caractère « peu probant des théories communicationnelles » dans ce domaine, et adoptent certains principes présentés dans les théories cognitives.
2Un premier chapitre présente les divers aspects de « l’enquête de terrain et du protocole de recherche ». Le second chapitre expose certaines caractéristiques de la « représentation des « intérieurs » (vie, langage, et monologue). Le troisième chapitre traite du lien entre les repères prototypiques pronominaux les plus directs dans l’espace intérieur, et présente les problèmes des pronoms et de la représentation de soi. Le quatrième chapitre illustre l’un des thèmes récurrents, à savoir que l’incarcération n’implique pas de manière exclusive un enfermement de l’imaginaire et un blocage linguistique — c’est alors que la catégorie du nom prend le relais entre particularisation et inscriptions interculturelles. Le cinquième chapitre étudie le lien entre l’image des procès, des états et des situations, ce qui conduit à se pencher sur la catégorie des verbes en tenant compte des spécificités des temporalités de la parole intérieure (endophasique). Se trouve enfin évoquée la catégorie de la phrase, catégorie qui s’impose dans la tradition de la communication extérieure, mais qui se révèle problématique pour rendre compte du discours endophasique. C’est là l’un des points les plus intéressants de l’ouvrage.
3Les études sur le type de discours envisagé ne sont pas nombreuses. Les auteures rappellent le rôle joué par les travaux de Vytgotski en ce qui concerne l’extériorisation naturelle du langage intérieur chez l’enfant, et en discutent les hypothèses. Leur position s’appuie sur les principes élaborés dans le cadre du programme Monologuer, qui fournit un certain nombre d’outils adaptés à l’étude du type de discours examiné. Après avoir exposé ce qui les rapproche et les distingue de leurs prédécesseurs (Vygotski, Georges Saint‑Paul le créateur du terme « endophasie » —, Egger, Wiley, etc.), les auteures, à l’instar de Gabriel Bergougnoux, s’emploient à combler le manque de travaux ancrés dans le domaine de la linguistique. La réflexion et une pratique en profondeur ont conduit à préciser le protocole d’enquête sur le langage intérieur. Diverses expériences menées par Saint‑Paul, Hurlburt, entre autres, ont conduit Stéphanie Smadja à créer en 2014 le Protocole 2R adapté, que l’ouvrage présente dans le détail.
4Les participants passent par deux phases : dans la première, figure une période intermédiaire entre deux entretiens semi‑directifs, dans laquelle le participant est invité à « noter sur le vif et non rétrospectivement » sa vie intérieure dans un carnet endophasique, qui lui est offert (accompagné ou non d’enregistrements audio ou vidéo). Le participant n’est pas obligé de confier au chercheur son carnet endophasique. Le carnet est scanné et restitué. La seconde phase commence et finit par un entretien. Les auteures consignent le détail de la mise en exercice des phases de l’enquête. Elles évoquent la question de la « modification de l’objet par le regard sur lui » et celle de la transposition écrite du langage intérieur. Benveniste offre sur ce point un éclairage précieux, que les auteures retiennent avec à propos : « […] l’acte d’écriture ne procède pas de la parole prononcée, du langage en action, mais du langage intérieur mémorisé ». En conséquence l’écriture constituerait le mode de transcription le plus adapté au langage intérieur, ce qui légitime le recours au carnet endophasique.
5Le chapitre 2 offre une présentation intéressante et originale de la prise en compte de la vie intérieure, et partant de la parole intérieure des participants dans le contexte carcéral. L’on a affaire ici à un croisement entre, d’une part, l’image que les participants se font de leur vie intérieure et du langage intérieur et, d’autre part, les supports (carnets, entretiens, etc.), qui témoignent de leurs points de vue. Les « enjeux langagiers » qu’impliquent la vie et la parole intérieures se trouvent ainsi mis en avant. Ce qui est récurrent est le « va et vient entre intérieur et extérieur », ces deux espaces étant médiatisés par le langage. L’enquête met au jour une modification de la vie intérieure, et par suite une « modification » de la parole intérieure, ainsi que le caractère « évolutif » de ces deux facettes de l’intériorité. La modification y est vécue comme une « tension » entre intériorité et extériorité, et cette évolution peut parfois être identifiée via des marqueurs grammaticaux fonctionnels. Un exemple : dans une même séquence discursive, le passage du possessif dans le syntagme nominal « “ma”parole intérieure » à l’article défini dans le syntagme « “la” parole intérieure » marque le passage de la sphère du moi à la sphère du hors‑moi.
6De plus, la dichotomie entre intérieur et extérieur s’articule de manière différente d’un participant à l’autre. La présentation peut varier : certains proposent un texte de type prose ; l’un des participants présente sa parole sous forme de poème. De même, chez certains, le « je » prédomine, chez d’autres, le recours au pronom « nous » fonctionne comme un « masque » qui peut aller jusqu’à la disparition du sujet. Chez certains, la parole intérieure joue un rôle positif d’auto‑régulation et un rôle mémoriel, chez d’autres, à l’inverse, elle correspond à une forme de « rumination ». In fine, la parole intérieure apparaît « fondamentalement comme dialogique ».
7La troisième section est consacrée aux pronoms. Dès lors qu’il s’agit d’un discours qui s’adresse à soi‑même, la catégorie pronominale devient cruciale. Les auteures reprennent la thèse de Benveniste, selon laquelle le monologue est un dialogue intériorisé, qui correspond à « un moi‑locuteur et un moi‑écouteur ». Les auteures nuancent cette caractérisation, elles se posent la question du statut du sujet : « “je”est‑il simple “producteur” de discours ? Ne serait-il pas “produit” de ce qui parle en “moi” » ? Les auteures comparent de manière éclairante l’emploi des pronoms dans les « entretiens 1 et 2 » et l’usage de ces derniers dans les « carnets ». Dans les entretiens, l’emploi de « je » est prédominant, celui de « tu » est rare. L’expérience du positionnement du participant par rapport « au miroir dans un café » est révélatrice de l’image préalable que ledit participant se fait de lui‑même.
8Le pronom « je » apparaît comme « le marqueur endophasique par excellence ». La représentation de soi donne lieu à de mises en scène que l’on peut analyser à partir de catégories grammaticales. Les auteures identifient des usages de « tu » motivés par le besoin de se critiquer « “je”nepeux pas me tromper, donc c’est “tu”que je gronde ». La différence majeure entre les emplois carcéraux par rapport à d’autres emplois réside dans ceux de la troisième personne. L’emploi de « on » correspond à des commentaires rétrospectifs dans lesquels « le “je”se dissimule derrière l’indéfinitude de ‘“on”». Il ne s’agit donc pas de référence rigide mais de choix et de mises en scène.
9Dans les carnets s’élabore parfois une réelle stratégie à la fois linguistique et ontologique. Des tournures impersonnelles précèdent des tournures personnelles. Les sections impersonnelles telles que « Qu’est-ce qu’il fait beau aujourd’hui » sont appréciatives et couvrent un « je » sujet expérient — on trouve donc sous l’impersonnel qu’une forme de subjectivisation peut être récupérée, et permet de laisser la place à une forme explicite du pronom : « “je”me sens bien ». Avec « je », il s’agit donc de choix liés à des données discursives.
10En d’autres contextes, « je » peut se définir par étapes successives « “je”ne suis qu’un sale égoïste > “je”ne suis qu’une poule mouillée > “je”ne suis qu’un irrésolu », etc. Les emplois de « je » ne se réduisent pas à une référence simple, mais chaque emploi intègre le contenu des adjectifs nominalisés.
11L’enquête analyse des emplois de « il » polysémiques et polyphoniques. Dans le texte d’un participant, ce pronom peut être utilisé pour une auto‑désignation. Dans son texte, on observe une seule occurrence de « je ». Parfois, l’écriture s’apparente à une imitation de textes littéraires (cas d’« “innutrition” ou imprégnation inconsciente de lecture que l’on a faites »). L’un des apports de l’ouvrage tient dans cette démonstration qui établit que les pronoms peuvent correspondre à des résultats d’opérations plus ou moins complexes et que les repérages ne sont pas toujours aussi directs que la schématisation théorique pourrait le laisser croire.
12Le quatrième chapitre offre une analyse linguistique du syntagme nominal. Le nom avec ses déterminations est analysé en profondeur. Comme dans la section précédente, les auteures prennent comme point de départ les thèses de Vygotski et Saint‑Paul. Elles montrent que leurs approches fonctionnent particulièrement bien pour caractériser la catégorie de discours étudiée. Saint‑Paul met en avant la faculté que possède le nom de simplifier une multitude d’informations. Elles retiennent par ailleurs de Cotte que « le nom n’opère pas une mise en mots de nos expériences mais qu’il permet de les construire ». Comme dans le chapitre précédent, les auteures s’appuient sur les données que leur fournissent les entretiens, les carnets, et des « exercices d’écriture émotionnelle », dont la consigne est d’écrire pendant trois jours de suite un texte long ou court, à la première personne, impliquant une émotion réelle. Les auteures envisagent les distinctions N commun / N propres, abstrait / concret, singulier / pluriel, etc. Les analyses menées soulignent une fréquence élevée du nominal, même si la perspective peut varier. Des exemples font l’objet de réflexions particulièrement intéressantes, qui révèlent certaines spécificités d’emploi : celle du possessif, du partitif (p. 98). Il est également intéressant de noter certaines corrélations entre déterminants et certaines sphères opposées (sphère privée, de bien être ; sphère sociale liée à un mal être). Le nom peut participer à la dynamique du récit, mais cette dynamique n’est pas toujours de nature chronologique, et elle favorise une saisie globale et atemporelle des souvenirs. Plusieurs cas de figure sont évoqués : celui du défini, celui du nom propre, celui des néologismes. On notera également les emplois du déterminant ø, qui loin de correspondre à une simplification, se présente dans les « exercices d’écriture émotionnelle » comme l’indice d’une synthèse d’expériences riches et nombreuses ; ce marqueur tient parfois de la polyphonie, dans la mesure où certains « patrons » semblent hérités de lectures.
13Le cinquième chapitre est consacré au verbe et aux temporalités de la parole intérieure en situation carcérale. Les auteures étudient les conséquences de l’enfermement carcéral sur l’expérience du temps et de l’espace et partant sur les productions langagières. Le double enfermement spatial et temporel ne peut s’expliquer à l’aide des outils forgés pour l’analyse de la parole extérieure. Ce type de discours pose un certain nombre de questions. Le discours endophasique s’adresse d’abord à soi‑même — peut-il néanmoins être « adressé » ? L’étude montre que plusieurs situations d’énonciation coexistent : une situation extérieure et ou une plusieurs situations intérieures. Les rapports à l’instant présent varient d’un participant à l’autre entre ancrage et décrochage. L’organisation du quotidien et les activités diurnes carcérales induisent une temporalité liée à la répétition. Cependant, les carnets témoignent d’une tension entre répétitif et précisions inattendues (parfois, à la minute près). De manière intéressante, certains emplois endophasiques du présent viennent masquer la conceptualisation cyclique, qui peut confiner à l’atemporalité. La superposition du présent sur du cyclique induit une « forme de brouillage ».
14D’autres données apparaissent dans les textes issus d’« exercices d’écriture émotionnelle », lesquelles favorisent l’accès à d’autres temporalités et à la mémoire autobiographique. Les émotions échappent à toute chronologie linéaire. En ce qui concerne le passé, les exercices d’écriture émotionnelle respectent les conventions décrites par Benveniste, à ceci près que c’est la première personne qui est utilisée. L’imparfait descriptif permet de poser le cadre du récit. Par ailleurs, on retrouve la tension entre répétition et singularité et les valeurs de l’imparfait (temporelle, modale, descriptive, itérative). Chez un participant, on relève que la temporalité est inscrite dans le sémantisme des substantifs et dans la succession des lexèmes.
15Le sixième chapitre propose une réflexion nouvelle sur la phrase tout en s’appuyant sur les données analysées de manière originale dans les chapitres précédents (cf. les pronoms, les noms, les temporalités). Dans de nombreux cadres théoriques, consciemment ou non, le modèle sous-jacent est celui de la phrase dans le texte écrit. Les auteures prennent comme point de départ des caractérisations avancées par des chercheurs tels que Vygotski, Egger, Benveniste, Seguin, Philippe, etc. À la lumière des données endophasiques dont elles disposent (entretiens, carnets, exercices d’écriture émotionnelles), leur réflexion les conduit à interroger certaines hypothèses et leur permet même, dans certains cas, d’invalider la généralisation de l’hypothèse « Vygotski‑Egger », qui envisage la parole intérieure comme étant « fragmentée, abrégée », voire « décousue ». À l’inverse, elles démontrent de manière convaincante, qu’il faut identifier les spécificités endophasiques dans la logique inhérente à ce type de discours, sans les appréhender dans l’optique du langage extériorisé. Les auteures soulignent ainsi la nécessité de distinguer entre séquences courtes et séquences longues. Elles posent comme hypothèse de travail un certain nombre de repères : la majuscule, comme point de départ de la séquence et le point, comme terme de ladite séquence, la notion de prédication, les actes de langage directs ou indirects qu’elle autorise (affirmer, interroger, etc.). L’enquête révèle une affinité entre enchaînements de séquences courtes et commentaires sur le monde extérieur ou réactions sensorielles ou émotionnelles. Apparaît également un lien entre contenu d’une unité détachée et décharge émotionnelle. De même, certaines répétitions apparaissent comme caractéristiques de l’endophasie. Certaines données soulèvent le problème du statut des séquences endophasiques. Lorsque des séquences se distinguent par une absence de ponctuation ou lorsque « la répartition des majuscules ne correspond nullement à un début de phrase », peut-on encore parler de « phrase » ? Cela est encore plus vrai lorsque « certaines ruptures thématiques donnent l’impression qu’il n’y a pas de phrase ». Les auteures, s’appuyant sur la méthodologie Monologuer, montrent qu’il convient de raisonner en d’autres termes. Pour ce qui concerne les données fournies dans, au début et à la fin des carnets, « la phrase se construit selon le modèle canonique en français sujet / verbe / complément », mais au milieu du carnet, ce sont les phrases nominales qui prédominent. Lesquelles tendent « à condenser les émotions passées tout en effaçant dans [la] parole intérieure [la] propre subjectivité [du participant] ». Certains « “mots-phrases” explicitent l’émotion » et « le même phénomène de saturation se produit tout au long de ces phrases nominales ». Les phrases longues sont absentes ou rares. Lorsqu’elles se présentent, les limites de la phrase apparaissent incertaines : « la subordination ne joue aucun rôle dans le flottement des délimitations ». On note un emploi idiolectal, possible du morphème que et, également, que « l’incertitude des contours de la phrase s’accentue au fur et à mesure du déroulement de la pensée ». Le discours endophasique « s’affranchit de plus en plus des normes du langage extériorisé ». La parole intérieure « affirme sa spécificité, elle se fait flux ininterrompu ».
16En ce qui concerne le concept de « phrase », il apparaît « opératoire » à condition « d’analyser la parole intérieure à plusieurs niveaux ». L’hypothèse de Vygotski, selon laquelle le langage serait « abrégé », « se trouve confirmée dans le corpus par l’usage des phrases courtes […] En revanche, les phrases de taille moyenne ou longue contredisent l’hypothèse de l’abrègement […] ». Les auteures concluent que le « discours endophasique oscille entre trois pôles, l’abrègement, l’allongement, le flux. Plutôt qu’à un modèle uniforme, la parole intérieure appelle à être pensée en termes de variétés idiolectales ».
17Stéphanie Smadja et Catherine Paulin livrent ainsi un travail original à plusieurs égards. Le terrain d’étude est peu fréquenté, comme on l’a rappelé, et les auteures ont le souci de présenter et discuter avec honnêteté et rigueur les hypothèses de leurs devanciers. L’ouvrage offre des analyses qualitatives approfondies, et la problématique est ciblée avec précision. Les auteures accordent à la linguistique le statut de « discipline socle », et font appel aux outils pensés pour le langage extériorisé, mais leur analyse est confortée par une méthodologie et des outils qui ont fait leurs preuves dans le cadre d’une recherche antérieure plus vaste (cf. le protocole 2R : Représentation et restitution de la vie intérieure). Les spécificités du double enfermement (spatial, discursif) se trouvent scrupuleusement respectées. Les analyses portent sur des données effectives contenues dans un corpus bien circonscrit, ce qui permet des allers retours entre faits, hypothèses et discussions. Aucune explication n’apparaît forcée pour rendre compte des problèmes : ce sont au contraire des analyses fines qui sont proposées, qui tiennent compte du « contexte de vie » des participants, des idiosyncrasies de chacun d’eux, de la nature des supports (entretiens, carnets, exercices d’écriture émotionnelle), de la nature des textes (liste, texte de prose, texte sous forme de poème, etc.). L’analyse porte sur le détail des parties du discours (pronoms, noms, verbes) mais aussi sur la globalité de la phrase, à propos de laquelle de stimulantes hypothèses sont formulées.