Pour une morale de l’amour et des sens (possibles) du discours érotique
1Les commentaires et analyses de l’œuvre horacienne ne sont pas rares, et une nouvelle étude devait faire preuve d’originalité et faire montre d’une pertinence scientifique, littéraire et analytique pouvant soutenir cette originalité. L’ouvrage de Bénédicte Delignon y parvient fort bien en rendant compte, dès les premières pages du livre, des différents objectifs qu’il poursuit. S’il s’agit avant tout, pour l’autrice, de s’inscrire dans la continuité des grandes études qui l’ont précédée1, pour en montrer aussi les limites, ce qui intéresse avant tout Bénédicte Delignon c’est d’essayer de penser autrement l’œuvre d’Horace à l’aune de la morale, et en y entrant par une petite porte des Odes érotiques, pour en saisir toute la spécificité. Pour B. Delignon, la première justification de ce travail repose alors sur le caractère innovant d’Horace lui‑même, descendant de toute une tradition poétique et littéraire qu’il porte et utilise avec laquelle il rompt pour des raisons avant tout idéologiques. Ce geste littéraire fort est, semble‑t‑il, particulièrement perceptible lorsque l’on se plonge dans le corpus érotique du poète, corpus beaucoup plus riche intellectuellement et philosophiquement que bien des commentateurs ont pu le penser :
Éclairer le statut des odes érotiques dans le recueil, ce n’est donc pas seulement étudier les liens thématiques et formels qu’elles entretiennent avec les autres poèmes : c’est comprendre quelle est leur légitimité à figurer parmi les pièces philosophiques ou politiques, et sur quelle poétique singulière se fonde une telle légitimité. (p. 11)
2L’ouvrage tient son pari et, au travers des trois grandes parties qui le composent2, s’évertue à rendre compte de l’organicité et de la légitimité littéraire et idéologique de cet ensemble singulier que sont les odes érotiques d’Horace ; organicité et légitimité qui se constituent dans le dialogue avec le reste de l’œuvre du poète et des traditions poétiques, philosophiques et idéologiques disponibles en son temps.
L’amour, un sujet social & panépistémique
3Le titre de l’ouvrage pouvait le laisser penser, mais le contenu du livre est de ce point de vue très enthousiasmant : la poésie érotique et amoureuse d’Horace ne se limite pas à parler d’un amour sans épaisseur, sans profondeur, et encore moins sans lien avec le réel. La réflexion érotique des odes analysées dépasse largement l’espace même du couple. Elle interroge le monde dans sa complexité sociale, politique, morale et philosophique et est interrogée par cette même complexité. L’analyse devient particulièrement intéressante car elle ne se fixe pas (uniquement) sur les modalités d’expression de la parole érotique, mais elle en interroge le fonctionnement signifiant non plus depuis le point particulier que serait l’amant ou l’amante, mais depuis un certain nombre d’institutions avec lesquelles les amants, hors du texte, doivent composer, et auxquelles Horace donne une bonne place dans sa production. Ainsi, le corpus érotique n’apparaît plus comme un corpus indépendant et mineur dans les Odes, mais comme une part signifiante de l’œuvre qui tire sa richesse précisément d’endurer des questionnements philosophiques, moraux, éthiques, politiques et sociaux depuis différents espaces, dont l’espace amoureux. L’étude de B. Delignon rend alors justice à l’objectif d’Horace qu’elle identifiait comme relevant d’un geste de légitimation de la poésie érotique3 ; l’autrice confère ainsi au sujet amoureux une tout autre légitimité par son étude qui étend les domaines d’action et de réflexion de ce type de poésie.
4Pour mener à bien ce projet, l’ouvrage analyse les liens qu’entretiennent le discours érotique d’Horace, la réalité dont il rend compte et le mos maiorum (cette manière de pensée prescriptive, qui n’est pas sans valeur légale et qui régit la vie sociale romaine). Le mos maiorum est ce qui permet, en se frottant au discours érotique, de faire de l’amour ce sujet panépistémique qui rayonne vers d’autres domaines et réalités qui intéressent Horace. Tout cela permet à B. Delignon de faire se déployer, dans sa profusion, le sens des poèmes horaciens.
5Envisager ainsi un corpus érotique permet de rendre compte et d’interroger des manières de penser comme des institutions d’une époque donnée, et pourrait ouvrir une voie pour renouveler la compréhension et saisir la richesse d’autres textes érotiques et amoureux, au‑delà même de la période antique.
Le rapport du texte avec son contexte
6Pour arriver à son but, l’ouvrage privilégie, souvent, une méthode d’analyse qui consiste en la mise en relation du discours poétique et de réalités contextuelles dans lesquelles naissent les poèmes horaciens. Nombres d’analyses dans l’ouvrage mettent donc en lumière les liens que ces textes poétiques entretiennent avec leur temps, permettant ainsi d’éclairer le sens littéral du texte mais aussi de rendre explicite son fonctionnement idéologique et moral profond.
7L’approche historique, et toutes ses ramifications que sont l’histoire littéraire, l’histoire politique, l’histoire sociale ou encore l’histoire des idées, sont souvent convoquées dans cette perspective. Sur ce point, notons une des réussites de l’ouvrage : le texte de B. Delignon pourrait être tout autant un essai sur la poésie horacienne que sur l’époque augustéenne. L’érudition historique et littéraire du livre conduit à de nombreuses digressions bienvenues qui permettent de rendre compte du contexte historique ainsi que de la manière singulière dont Horace le perçoit et le réinvestit dans son œuvre. Ainsi se dessine une vraie histoire de cette période, mais plus appréciables encore pour les littéraires sont les digressions faites, et les analyses qu’elles entraînent, à propos de prédécesseurs ou de contemporains d’Horace. Les lectures proposées, entre autres, d’Ovide, de Catulle, de Lucrèce, des stoïciens ou du corpus épicurien, peuvent se lire comme d’excellents résumés réflexifs (et presque indépendants de l’étude) mais aussi comme des analyses synthétiques, pertinentes, et souvent innovantes par certains points, de ces textes. Le tout permet, in fine, de saisir mieux encore le fonctionnement et la spécificité de la production poétique horacienne.
8Le contexte est donc envisagé largement afin d’éclairer les textes mais aussi de rendre compte de la capacité d’Horace à faire feu de tout bois pour construire une réflexion organisée qui laisse, dans une certaine mesure, de la place au lecteur. C’est en effet ce que l’on peut déduire de la position qu’adopte B. Delignon dans le débat qui porte sur la prééminence de certains sujets dans l’œuvre du poète latin. En effet, contre l’avis de McCarter (p. 26), B. Delignon estime que l’éclectisme d’Horace serait le signe d’un refus du dogmatisme, et donc, d’un sens figé. Si ce postulat est bien défendu par l’influence sensible, entre autres, de l’Académie et de Cicéron, cette idée s’incarne dans la méthode littéraire de l’autrice de l’étude.
Une lecture palimpseste
9Il ne faut en effet pas s’y tromper, l’ouvrage La Morale de l’amour dans les Odes d’Horace, Poésie, philosophie et politique n’est pas une tentative d’anthropologie ou de sociologie historique appliquée au texte littéraire et poétique ; il s’agit bien de chercher la manière signifiante qu’ont les textes d’Horace de fonctionner.
10L’approche, on l’a dit, privilégie trois entrées pour rendre compte du sens profond des odes : la morale philosophique, la morale politique et la morale érotique. Chaque moment de l’étude est donc l’occasion de remettre le corpus des odes érotiques, entièrement ou pour partie, sur le métier de notre sagacité. Si l’on peut ressentir une certaine redondance dans la pratique, il semble cependant que cette méthode permette de saisir les nombreux sous‑textes et les lignes de forces variées qui permettent aux textes de se tisser comme un tout cohérent. Ce que propose l’étude, c’est une analyse répétée et minutieuse des textes qui permet aux couches de significations de se déposer les unes sur les autres et de venir grossir le sens de l’œuvre. L’Ode III,10 (p. 69) en est un exemple parfait, qui peut endurer, en fonction de l’approche, des sens véritablement différents, voire antithétiques. De même, ces lectures à différents niveaux permettent de rendre compte d’éléments surprenants du texte, comme c’est le cas pour le traitement de la figure des Danaïdes (p. 251 et suiv.) qui se charge d’une signification particulière dans une perspective proprement érotique.
11La dignité, donc, qu’Horace cherchait à donner aux sujets érotiques, est totalement réalisée au présent, par le travail de B. Delignon qui rend compte de la pluralité des textes (ceux bien présents comme ceux qu’il reste encore à trouver) qu’abrite chaque Ode.
L’esprit de nuance
12Enfin, l’ouvrage de B. Delignon est sans doute précieux parce qu’en faisant le pari d’un refus de dogmatisme de la part d’Horace, elle crédite le texte d’un esprit de nuance certain, vérifiable et opérant qui lui permet à son tour de mener son étude en gardant avec elle cet idéal. Le titre de la dernière partie de l’ouvrage est éloquent : « L’érotisme à l’épreuve de la morale : une poétique du compromis ». L’idée même du compromis est remarquable, car elle permet véritablement d’endurer la cohabitation de sens variés au sein d’une même unité textuelle, tout en poussant à délimiter le lieu où chaque sens, et plus largement chaque idéologie, commencent, s’arrêtent, fonctionnent et s’arrangent de la cohabitation avec d’autres sens et idéologies. Dès le début de l’ouvrage, le compromis, transformé en prudence, était sensible : « Pour chaque ode érotique, il faudra donc déterminer, lorsque c’est possible, si la morale doit davantage à la philosophie, au mos maiorum ou à l’idéologie politique. » (p. 19) Ainsi, en analysant par exemple la présence dans les poèmes de la réalité sociale qu’est le mariage, l’autrice n’hésite pas à multiplier les entrées dans le texte pour saisir l’importance, le sens et la portée de ce thème. En l’envisageant depuis la notion légale d’adultère, depuis l’angle social, depuis la place et des différents statuts sociaux que peuvent avoir les femmes dans la cité, depuis l’image de ce thème dans les différents courants philosophiques abordés (stoïciens et épicuriens surtout), ou par son traitement par les élégiaques, B. Delignon rend compte des différents sous‑textes tout en cherchant à concilier le discours des sources qui cohabitent dans le texte.
13L’approche variée, pour ne pas parler de pluridisciplinarité, permet à l’autrice de jongler et de jouer avec les outils critiques à sa disposition, comme le fait Horace lui‑même avec ses intertextes, ses sources et ses références. La philosophie cohabite avec l’analyse lexicale ; les typologies de personnages (sociaux) et la réflexion sur les genres poétiques s’accommodent très bien de considérations politiques, économiques et démographiques. L’érudition permet alors d’envisager des fonctionnements textuels singuliers à même de produire cette « morale érotique » qui est le cœur de l’ouvrage.
14En partant à la recherche d’un discours « moral » et des manières variées dont il se construit et s’actualise, Benédicte Delignon ouvre en réalité une réflexion plus large sur le fonctionnement des textes (poétiques) et nos méthodes pour les apprivoiser dans un geste ouvert. L’ouvrage éclaire donc singulièrement les textes d’Horace en y faisant apparaître, par le biais de la question morale, des sens nombreux. Plus encore, l’ouvrage est un modèle, voire une invitation, à transposer méthodes et pratiques d’analyses pour (re)lire Horace comme une œuvre encore bien ouverte, mais également pour penser la valeur heuristique du discours érotique.