Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Christophe Cosker

De la chasse française à la chasse francophone

From French hunting to Francophone hunting
Isabelle Guillaume, Imaginaires de la chasse de 1870 à 1914, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2019, 449 p., EAN 9782745351555.

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès, de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant rempli de ce seul souci.

Pascal

1L’essai d’Isabelle Guillaume intitulé Imaginaires de la chasse de 1870 à 1914 se présente comme un travail de recherche sur les enjeux épistémiques et idéologiques du thème cynégétique à la fin du XIXe siècle. Il naît de la lecture croisée d’un album pour la jeunesse paru en 1886 sous le titre Les Chasses de Robert et du prolongement du travail mené par Philippe Salvadori sur La Chasse sous l’Ancien Régime1. À l’époque qui intéresse le chercheur, la chasse n’est plus, en effet, le privilège de la noblesse, même si elle reste encore une activité distinctive. Ce n’est pas une passion pour les écrivains cynégétiques qui anime le présent ouvrage, mais plutôt le caractère allégorique d’un thème prégnant qui explique une autre époque, soit « une donnée permettant d’apporter un éclairage spécifique sur le moment retenu » (p. 7). Ce dernier s’étend de 1870 à 1914, de la défaite de la France contre l’Allemagne à la déclaration de la Première guerre mondiale. Dans cette perspective, la chasse apparaît comme un prisme de lecture des rapports internationaux entre la France et l’Allemagne à l’aune de la revanche, puis avec l’empire colonial, dans une optique francophone. Les quatre chapitres de l’ouvrage, « Écrire la défaite, rêver la Revanche », « Comprendre et interpréter la société », « Enquête sur les ‘tueurs de fauves’ » et « Les grandes chasses, sacre de l’homme occidental et De profundis du sauvage » pourraient ici faire l’objet d’un regroupement deux à deux pour distinguer une chasse française et une chasse francophone, mais nous avons plutôt décidé de rendre compte du présent ouvrage en recourant à un plan ternaire : les enjeux français du thème cynégétique, la chasse comme modalité de connaissances et le dépaysement francophone.

La Chasse française

2C’est d’abord en France qu’I. Guillaume s’intéresse au thème de la chasse, à un moment particulier de l’histoire du pays, après la défaite face à l’Allemagne en 1870. Et c’est alors l’esprit de revanche qui prime :

La chasse a été utilisée pour écrire la guerre de 1870‑1871 (dans les perspectives, notamment d’interpréter la défaite ou de faire entendre un point de vue pacifiste sur l’événement) et pour rêver la Revanche. Il explore à partir de son angle spécifique la crise ouverte par la défaite face à l’Allemagne en s’inspirant, dans certaines parties, de La Crise allemande de la pensée française (1870‑1914) de Claude Digeon. (p. 10)

3Le titre du premier chapitre explique donc la dialectique à l’œuvre dans la production littéraire cynégétique : l’auteur écrit la défaite en rêvant de revanche. L’ouvrage mentionné en fin de citation coïncide avec l’empan historique retenu à son tour par I. Guillaume. Le chercheur analyse alors l’ensemble des arguments d’une véritable rhétorique cynégétique, aux arguments variés, dans laquelle la chasse apparaît d’abord comme une manière de se nourrir, et où les auteurs incriminent les Allemands pour la disparition du gibier français. Dans certains cas, la chasse à la frontière semble une manière de défier l’Allemagne. Les armes, qui servaient naguère à tuer les bêtes, sont employées contre des hommes. Le chasseur, par sa connaissance du terrain vosgien, est à même de guider les soldats. La guerre contre l’Allemagne se transforme en une chasse à l’Allemand dont les représentants font l’objet d’un bestiaire, comme dans Vandales et vautours2. Sous la plume de Theuriet, l’ennemi se fait loup. Le bestiaire négatif est contrebalancé par un bestiaire positif, celui de l’animal qui défend son maître, le chien de chasse participant à l’effort de guerre comme soldat. L’éthique de la chasse n’est pas imperméable à une esthétique du tableau de chasse. Et la défaite n’est plus pensée sur le mode de l’échec, mais sur celui d’une surprise inattendue. Dans cette perspective, la chasse – et la littérature qui l’accompagne – devient une forme d’engagement patriotique.

Enjeux épistémologiques du thème cynégétique

4Plus qu’un simple effet de style, rhétorique au sens faible du terme, le thème cynégétique se présente comme un instrument de connaissances. Le lecteur de cette production littéraire entre dans un univers verbal dont la richesse n’est pas seulement gratuite : affût, aumuche, gabion, forlonger, omophagie… En effet, le thème cynégétique offre aussi la possibilité de connaître l’homme à l’aune de l’animal. Plus encore qu’aux stéréotypes produits par la guerre franco‑allemande, « les personnages (traîtres, espions, héros, francs‑tireurs) et les situations (pillages, sacrifices, vengeances) » (p. 54), il convient de s’intéresser au fil conducteur de l’ennemi considéré comme un gibier. Dans cette perspective, deux figures retiennent particulièrement l’attention. La première est celle du franc‑tireur ; la deuxième celle du braconnier :

Les faits divers du Petit journal mettent plutôt en scène un braconnier protéiforme, dont les avatars vont du fraudeur bon enfant (qui est aussi le type pittoresque servant de personnage secondaire aux feuilletons du rez‑de‑chaussée) au meurtrier terrifiant et encourant une punition spectaculaire et exemplaire. (p. 172)

5Le chercheur articule alors l’analyse du discours de la presse3 et le concept de littérature régionaliste4, pour comprendre la sensibilité d’une époque.

6Dans la littérature de jeunesse, le récit de chasse devient une leçon de choses – moment d’observation de la nature – et, en‑dehors de l’approche pédagogique des sciences naturelles et de l’approche politique d’idéologie patriotique, on peut signaler l’angle de vue naturaliste du thème belliqueux : « Refusant les déformations épiques et les mensonges patriotiques, les six écrivains [naturalistes] montrent la guerre sous un angle horrible, absurde, dérisoire ou pitoyable. » (p. 70). Le thème de la chasse permet de rendre compte de l’ensemble des styles littéraires du XIXe siècle, de la mention réaliste d’une marque de fusil – Lefaucheux – à la convocation poétique d’une figure mythologique : Nemrod.

7L’auteur rappelle également l’importance du paradigme zoologique comme mode de connaissance de l’homme dans la Comédie humaine de Balzac. De la classification animalière à l’aphorisation5 de la théorie de Darwin selon laquelle l’homme descend du singe, le thème cynégétique, par la mise en rapport de l’homme et de l’animal, permet de comprendre le premier par le truchement du second.

Dépaysement francophone

8Pour faire le tour de la littérature cynégétique de la fin du XIXe siècle, I. Guillaume mène, dans son troisième chapitre, une « Enquête sur les ‘tueurs de fauves’ » :

Les chasses et les chasseurs de la presse, de la littérature générale et des livres pour la jeunesse ne se situent pas seulement dans les provinces et les campagnes françaises. Ils emmènent le lecteur dans les savanes africaines, dans la Prairie américaine, à travers les jungles asiatiques, à la poursuite du grand gibier, buffles, éléphants et autres rhinocéros. L’exotisme de ces terrains de chasse et de ces espèces inconnues en Europe est celui des récits de voyage, des romans d’aventures et des expositions universelles et coloniales qui ont su conquérir l’intérêt du public. Il reflète l’expansionnisme d’une époque où les nations européennes cherchent à planter leurs drapeaux respectifs sur le reste du globe, notamment en Afrique et en Asie. (p. 233).

9Ainsi la chasse française ne peut‑elle être embrassée dans son intégralité sans un détour par les colonies, dans une perspective francophone. Une partie des récits de chasse de l’époque s’ouvre aux dimensions de la « plus grande France », qu’elle soit américaine, africaine ou encore asiatique. Et les bécasses, les cerfs et les loups laissent place aux lions, aux éléphants et aux hippopotames. Le thème cynégétique rencontre donc le discours colonial. Le chercheur montre à la fois comment la chasse française se prolonge en une chasse coloniale qui pourrait en être le couronnement, mais qui fonctionne toujours néanmoins sur les modes du symbole et de la compensation. En effet, l’Algérie s’offre à la France après la perte de l’Alsace :

Il s’agira de comprendre les différents enjeux de ce phénomène médiatique entretenu par la presse et l’édition scolaire à une époque où l’Algérie n’est plus perçue comme un territoire sauvage et mystérieux, mais comme une colonie que les discours officiels invitent à considérer comme le prolongement de sa métropole outre‑Méditerranée. (p. 11)

10La chasse coloniale apparaît également comme une manière de comprendre la mission civilisatrice à l’aune d’une lutte contre la sauvagerie dont le lion est l’incarnation :

Les récits de chasse édités, et réédités, de 1870 à 1914 racontent inlassablement la victoire de l’homme sur l’animal féroce qui symbolise et promet le monde toujours plus ‘civilisé’ et toujours moins romanesque dont, précisément, ils permettent à leurs lecteurs de s’évader pendant un moment. Pour désigner la matière de ces récits, on utilisera, non seulement les expressions de ‘chasses exotiques’, de ‘chasses lointaines’ et de ‘grandes chasses’, mais aussi le terme de ‘safaris’. (p. 335‑336)

11Mais cette mode de la chasse exotique, quel que soit le nom qu’on lui donne, est d’assez courte durée et verse rapidement dans le mode burlesque :

Sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, Jules Gérard, Charles‑Laurent Bombonnel, Jacques Chassaing et Eugène Pertuiset ont construit leur légende grâce à leurs récits de chasses aux lions et aux panthères d’Algérie et de Tunisie. Leurs aventures continuent à alimenter régulièrement les colonnes des quotidiens et des revues jusqu’au déclenchement de la Grande Guerre. (p. 10‑11)

12Avant le personnage de Tartarin de Tarascon, une figure comme celle de Pertuiset, telle que la représente Manet dans le tableau qui sert d’illustration de première de couverture à l’essai – Portrait de M. Pertuiset, le chasseur de lions (1881) – ne montre pas le chasseur en majesté sur une proie abattue, mais un chasseur hagard, le genou au sol et le canon baissé, chasseur dont la proie, masquée par un tronc d’arbre, est rapidement caricaturée en descente de lit. Les écrivains cynégétiques, publiés dans la presse, édités et réédités, coqueluches du monde artistique, se reconvertissent rapidement en entrepreneurs, des safaris de Bombonnel à la lotion capillaire qui porte le nom de celui qui défendit le mythe du lion à la crinière noire : Pertuiset/la Pertuisine. La lionnerie du premier n’est qu’un rêve éphémère :

qui a fait couler beaucoup d’encre et inspiré bien des imaginations métropolitaines. L’idée d’organiser une ‘lionnerie’ remonte à Jules Gérard qui, d’après Le Tueur de lions, en a présenté le projet aux Tuileries à la veille de la révolution de 1848 puis sous le Second Empire. Dans la présentation qu’en trace Gérard, le terme désigne une institution construite sur le modèle de la louveterie et destinée à éradiquer le lion du territoire algérien. (p. 276)

13Le chasseur de fauves – peut‑être parce qu’il porte en lui la menace de l’amoureux du carnage – devient rapidement une figure littéraire dont la gloire est démystifiée par comparaison avec celles de Don Quichotte ou de Madame Bovary – deux personnages pour lesquels l’imaginaire remplace le réel.


***

14En conclusion, le thème cynégétique dans la littérature française du XIXe siècle finissant permet d’articuler les adjectifs « français » et « francophonie » à l’époque de la construction de l’empire colonial. En effet, l’essai montre la transition d’une chasse française liée à la terre vers une chasse francophone aimantée par des fauves. Ainsi le thème cynégétique ne met‑il pas seulement la France en rapport avec l’Allemagne victorieuse, mais aussi avec des territoires conquis en Afrique et en Asie. En ce sens, le but de l’essai est bien de faire de la chasse un opérateur de connaissances :

La chasse a servi à comprendre et à interpréter la société française. Recoupant les enjeux qui sont alors ceux des sciences naturelles, elle a procuré un modèle pour mener une réflexion sociale tout en recouvrant, à l’intérieur du champ épistémologique des sciences du vivant, une incertitude centrale sur l’inscription de l’homme dans les cadres zoologiques. Évoquer la chasse entre 1870 et 1914, c’est aussi bien souvent remonter à 1789, d’une part, pour en explorer l’héritage, et d’autre part, pour mettre en scène « la rencontre de deux France, celle de la tradition et celle de la Révolution », selon la formule de Mona Ozouf. (p. 10‑11)

15La chasse apparaît donc comme un moyen de comprendre le rapport de la France à elle‑même à un moment de crise – cristallisé par le thème cynégétique – ; et ce moment n’est pas moins en lui‑même un moment de crise que les deux moments belliqueux qui l’entourent. Autant que la guerre, la colonisation fait varier la taille de la France, conformément aux deux mythes complémentaires étudiés par Étienne Achille et Lydie Moudileno6, d’une part celui d’une plus « petite » France du terroir rural où l’on chasse le « petit » gibier à plume ou à poil et, de l’autre, celui d’une « plus grande » France où l’on chasse les « grands » fauves. La chasse nationale permet une connaissance de l’homme et la chasse coloniale celle du monde. Cette activité est donc moins considérée ici comme une pratique réelle, ce qu’elle est pourtant néanmoins fortement à l’époque, mais comme un révélateur imaginaire du rapport de l’homme à l’homme. Le plaisir du texte de chasse naît souvent de l’assimilation de l’homme à la sombre image animale du loup.