À propos de Sartre et Beauvoir, roman et philosophie. Langagez‑vous !
1Dans Sartre et Beauvoir, roman et philosophie de Jean‑François Louette, les amateurs de Sartre et Beauvoir en particulier, et les amateurs de littérature en général, trouveront des études ayant pour dénominateur commun l’articulation entre ces deux sphères de création privilégiées représentées par le roman et la philosophie1. Mais pourquoi se lancer dans le périlleux exercice de rapprochement entre le philosophique et le romanesque ?
2L’océan de discussion critique des commentateurs montre que, du point de vue de la méthode de lecture, l’œuvre de Sartre est souvent découpée en différentes catégories correspondant aux différents types de textes (œuvres philosophiques, théâtre et roman, critique littéraire, écrits politiques, etc.). Contre ce découpage thématique, l’approche choisie par J.‑F. Louette permet, d’abord, de souligner la cohérence de l’œuvre sartrienne dans ses différentes expressions, ensuite, de dévoiler le jeu des parallèles et des différences entre Sartre et Beauvoir, enfin, de révéler la complexité des rapports entre roman et philosophie. L’auteur pratique avec « légèreté » ce que Sartre avait lui‑même constitué comme une sorte de signature : la circulation permanente entre les textes, quelle qu’en soit la nature. Encore faut‑il s’entendre sur ce point : cette légèreté dans le travail est celle liée à la précision et à la détermination qui caractérisent la « légèreté du pensif » selon Italo Calvino (p. 14).
3Cette circulation entre roman et philosophie permet de rendre compte du mouvement d’une vie (on se souvient que pour Sartre « vie et philo ne font qu’un2 »), une vie investie par la philosophie et consacrée à l’écriture, ou bien investie par l’écriture et consacrée à la philosophie. Ces deux versions sont inséparables pour Sartre, qui voulait être « Spinoza et Stendhal3 », et pour Beauvoir, qui à dix‑neuf ans envisageait une série d’« “essais sur la vie” qui ne soient pas du roman, mais de la philosophie4 ».
4Consacrées à la genèse des textes, mais aussi à leur dimension autobiographique, les trois sections du recueil sont respectivement guidées par trois principes critiques :
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Une lecture véritable de Sartre tient ensemble philosophie et littérature ; il s’agit d’examiner des unités textuelles isolables, même si elles ne peuvent qu’entrer en relation avec la totalité de l’œuvre.
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Sartre et Beauvoir n’ont cessé de se lire, de s’inspirer mutuellement ; il convient de signaler l’enchaînement de leurs textes, les traces de leur dialogue existentiel et intellectuel.
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Par son souci de l’écriture, la philosophie existentialiste a rapproché littérature et philosophie ; il s’agira ici d’étudier les cas d’auteurs qui évoluent dans le même contexte historique afin de dégager les soubassements philosophiques de leurs œuvres littéraires et montrer comment s’opposent roman et philosophie.
5Le lecteur trouvera tout d’abord trois études sur les belles nouvelles du Mur (1939) et deux études sur Le Sursis (1945), deuxième tome des Chemins de la liberté, manifestant que Sartre ne cesse de repenser, de réécrire ses propres textes. Dans un deuxième moment, quatre chapitres sont consacrés à l’« entre‑écriture » pratiquée par Sartre et Beauvoir, pour repérer l’empreinte de Beauvoir dans certaines œuvres de Sartre. Un troisième et dernier ensemble de l’ouvrage réserve cinq chapitres à la question de la philosophie dans la littérature à un niveau plus théorique, et ce en élargissant la question, d’abord, vers Céline et Queneau, ensuite, vers Aragon et Nimier, enfin, vers Beckett5.
Un canevas à broder & rebroder
6Sartre a conçu sa vie comme « un canevas à remplir6 » ; embarqué dès son enfance dans cette entreprise, il fît de la littérature un substitut de la religion et s’affecta de ce qu’il nommera l’illusion biographique. « Entre neuf et dix ans, écrit‑il, je devins tout a fait posthume » ; « aux environs de 1955, une larve éclaterait, vingt‑cinq papillons in‑folio s’en échapperait, battant de toutes leurs pages pour s’aller poser sur un rayon de la Bibliothèque Nationale7 ».
7La première partie de l’ouvrage s’attache à mettre au jour ce que Sartre ne cesse de répéter dans sa correspondance, dans Carnets de la drôle de guerre (1939‑1940), dans Les Mots (1964), à savoir qu’il a « toujours pensé à faire une “œuvre”, c’est‑à‑dire une série d’ouvrages reliés les uns aux autres par des thèmes communs et reflétant tous [sa] personnalité ». Ainsi, « on doit pouvoir se retenir de la mort jusqu’à ce que la tâche soit terminée8 ». L’étude de la nouvelle « Le Mur » est l’occasion d’aborder ce que l’auteur appelle un « jeu d’échos » (p. 43), à partir du glas que Sartre a fait sonner. C’est l’objet du premier chapitre que d’aborder la nouvelle comme « une matrice d’engendrement textuel », qui enveloppe l’essentiel de l’analyse philosophique qui sera par la suite développée (p. 42) ; d’un côté, la mort « n’est qu’un trou, et non un tour de passe‑passe qui mènerait au‑delà de lui‑même » (p. 25) et dans Critique de la raison dialectique, II (1958), la mort serait fenêtre sur « l’être‑en‑soi de l’Histoire9 » (p. 41) ; de l’autre côté, les éclats de rire qui secouent le protagoniste de la nouvelle, Pablo, lorsqu’il découvre que sa farce tourne mal, attestent qu’on ne se défait pas d’autrui — la formule est célèbre : « être mort c’est être en proie aux vivants10 ».
8Bien plus, la mort est aussi à la fenêtre et guette le jeune Poulou11. J.‑F. Louette affirme avec raison que l’œuvre agit « comme talisman, comme instrument de salut personnel » (p. 34). L’œuvre à faire protège Sartre d’une mort précoce : « voilà à peu près comment [il] sen[t] les choses. Et, magiquement, cela [lui] donne la certitude qu[’il] ne mourr[a] pas avant d’être arrivé au bout du voyage12 ». C’est l’objet du deuxième chapitre que d’aborder la portée magique de l’écriture au prisme d’une relecture de « La Chambre ». L’étude d’un objet magique, le « ziuthre », indique l’écriture, d’abord, comme combat contre la contingence et l’angoisse de l’écrivain, ensuite, comme possibilité du sens, et non de la signification, enfin, comme entreprise singulière et datée — cette thèse sera reprise, au lendemain de la Libération, dans la formule « écrire pour son époque ».
9On peut à ce propos remarquer que Sartre fît lui‑même l’expérience de la folie — en 1935, il se fît piquer à la mescaline, souffrit d’hallucinations et de dépression. Difficile de ne pas repérer chez Pierre, le protagoniste de la nouvelle, les traits de la « névrose13 » décrite dans Les Mots. Quant à la perte des pouvoirs du ziuthre, J.‑F. Louette suggère qu’il faut « inventer une autre littérature » (p. 61) : la folie de Pierre dévoilerait le rêve d’une parole efficace préfigurant l’engagement de la littérature (p. 59). De fait, comment passer à l’acte avec des mots ? Faut‑il y voir, selon la formule de Parain, des « pistolets chargés14 » ?
10Cette visée de la création littéraire comme un acte évoquée dans Saint Genet comédien et martyr (1952) est déjà présente dans la nouvelle « Érostrate », à laquelle l’ouvrage dédie le troisième chapitre. Certes, l’écrivain engagé est celui qui a décidé d’agir à travers ce mode d’action particulier qu’est l’écriture : s’il parle, il tire, autant qu’il ne vise pas ses cibles au hasard, en conséquence, pas comme Paul Hilbert, qui se prépare à assassiner des hommes dans le boulevard. Néanmoins, par son action scandaleuse, dont il a informé cent deux écrivains humanistes, il vise à souiller le langage et les consciences des honnêtes gens — des salauds, dirait Roquentin, protagoniste de La Nausée (1938). En ce sens, l’auteur s’attache à montrer que l’essai sur Genet peut se lire comme la réécriture de la nouvelle, où tout l’enjeu serait de faire jouer l’écrivain avec les mots. En ce sens, la nouvelle « mérite bien d’être dite engagée, et l’engagement y apparaît comme langagement » (p. 91)15.
11Ce qu’il y a de commun entre les protagonistes des nouvelles ici analysées, c’est le fait qu’ils ont rompu avec les hommes — ils sont, comme Roquentin, d’une autre espèce. Trop volontiers ramenée à la célèbre sentence « L’Enfer, c’est les Autres16 », la conception sartrienne de l’autre trouve sa condition dans la réfutation du solipsisme présente dès l’essai sur Husserl avec la formule « homme parmi les hommes17 ». Au Stalag XII D, écrit Sartre, « l’historicité reflua sur nous18 » ; sous les regards et les fusils des officiers allemands, il se découvre faisant partie d’une communauté et comprend que l’individu est mêlé à son époque, embarqué.
12Les deux parties suivantes ont pour objet Le Sursis, et sont autant d’occasions de mettre en évidence la question de l’historicité par le biais d’une transformation du roman historique et d’une critique de la raison journalistique. Dans L’Être et le Néant (1943), Sartre met l’accent sur le présent comme moment même de la liberté19 ; dans Qu’est‑ce que la littérature ? (1948), il met la prose au service de la liberté et du socialisme et soutient non seulement que la littérature doit être écrite pour son époque, mais qu’elle doit rendre à l’événement sa fraîcheur et sa violence20. Le lecteur devient le témoin de la manière dont « le roman fonctionne pour Sartre comme un banc d’essai philosophique », car l’auteur écrit la fiction afin de penser la philosophie de l’Histoire élaborée plus tard dans Critique de la raison dialectique (p. 120).
L’Araignée & le Castor, une galerie de glaces
13Un des intérêts les plus fondamentaux de l’ouvrage est assurément de montrer l’enchaînement des textes dans le dialogue entre Sartre et Beauvoir. Très tôt au sein du couple existentialiste, puis par élargissement à travers les amours contingentes et dans la famille, se développa un « style sorcier21 », une pratique narrative telle que tout événement, toute expérience, toute relation nourrissaient leurs œuvres romanesques ou philosophiques — mais aussi, pour Beauvoir, biographiques.
14Dans la deuxième partie de l’ouvrage, la porosité entre les nouvelles du Mur et celles de Anne ou quand prime le spirituel (écrites entre 1935 et 1937), l’invention d’un idiolecte élaboré en commun, les rapports infernaux avec autrui représentés dans Huis clos (1944) et L’Invitée (1943), le diptyque formé par Les Mots et Mémoires d’une jeune fille rangée, etc., sont égrainés tour à tour en guise d’exemple de cette relation intertextuelle, prolongement du débat intellectuel, en un « jeu de don et de contre‑don » des jumeaux sorciers où « chacun fut le traducteur de l’autre » (p. 148‑149).
15On épinglera ici la plaidoirie contre le blâme récemment en vogue, c’est‑à‑dire la « misogynie de Sartre ». De fait, J.‑F. Louette rappelle qu’un ouvrage de 1982 préfacé par Colette Audry, amie de Beauvoir, signale qu’avec La Nausée, Sartre fît « le premier pas à l’intérieur d’un monde où le féminin cesse d’être non créatif22 ». C’est à cette aune que le chapitre dédié à la nouvelle « Intimité » en propose une relecture moins légère. C’est surtout en sus de l’esquisse ironique de Sartre des idées reçues chez les femmes qu’il faut aller chercher son appel aux lectrices à suivre une conduite opposée par rapport à celle décrite. La même technique sera employée dans Huis clos, qu’il faut, en effet, lire a contrario si nous ne voulons pas être des morts vivants. « La nouvelle invite ainsi à une prise de conscience, par démystification, en montrant des femmes aliénées à une vision du monde doxique et toxique » (p. 156). Mais J.‑F. Louette va plus loin et avance l’hypothèse non seulement que la nouvelle « Intimité » briserait le topos de l’androgynie de l’écrivain, mais qu’elle constituerait le lieu « d’une féminisation fantasmatique de Sartre » (p. 170).
16Dans le chapitre suivant, l’auteur dévoile les échos entre l’essai Le Deuxième sexe (1949) et la pièce Les Mains sales (1948), d’une part, montrant comment le personnage de Jessica est à la fois imbibé de clichés de la femme (« les mythes du féminin » décrits par Beauvoir) et capable de renverser le stigmate sur son mari, d’autre part, soutenant l’hypothèse d’une espèce de co‑écriture entre Sartre et Beauvoir, qui « engendrent des œuvres jumelles » (p. 196).
Pour un style sorcier
17La question de la philosophie dans la littérature hante J.‑F. Louette depuis qu’il a découvert La Nausée (p. 20). L’auteur revient sur « Que peut la littérature ? » (1964), et observe que contrairement à Qu’est‑ce que la littérature ?, où Sartre soutenait qu’« aussi loin qu’il [le lecteur] puisse aller, l’auteur est allé plus loin que lui23 », ici le lecteur collabore à l’ouvrage produisant « une signification globale qui “[est] d’ailleurs le silence”, lequel semble bien déborder toute intention de l’auteur » (p. 226). Aussi, la lecture donne un sens à la vie de l’homme, en conséquence, l’œuvre littéraire répond à un besoin, c’est‑à‑dire qu’elle comble le manque d’unité propre à tout lecteur, à l’homme mélancolique. Si en 1948 et en 1952, le sens était l’apanage des arts non signifiants (in primis, la peinture) — contrairement à la prose, qui est de l’ordre de l’idée, donc signifiante —, en 1964 la littérature peut « produire du sens, qui se confond avec du silence » (p. 227). L’auteur rappelle les blancs dans la première page du journal de Roquentin ainsi que le nerf de l’œuvre de Mallarmé, sa « grève du silence24 ».
18Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, le corpus des textes s’élargit ; J.‑F. Louette y montre que le désir de faire sens se trouve, pour des raisons diverses, constamment déjoué. Dans le chapitre consacré à Voyage au bout de la nuit (1932) et Le Chiendent (1933), au‑delà de la raillerie de Céline et Queneau à l’égard de la philosophie, l’auteur explique comment dégager la « substructure philosophique » des ouvrages, c’est‑à‑dire un « corps d’idées, organisé par une hypothèse » (p. 258), à condition de se montrer fidèle à Merleau‑Ponty, pour qui « penser n’est pas posséder des objets de pensée, c’est circonscrire par eux un domaine de pensée, que nous ne pensons pas encore25 ». De la sorte, Céline et Queneau reprennent la question du Mal, « une explosion de poussière » pour le premier, « un chiendent qu’on ne saurait arracher » pour le second (p. 260), comme si le logos tombait face à un mur et que l’on approchait l'indicible par le discours romanesque, ou que l’on pensait par figures.
19Le chapitre dédié aux Voyageurs de l’impériale (1939) d’Aragon aussi bien que le chapitre consacré à la relecture du Hussard bleu de Roger Nimier (1950) montrent bien les emprunts, l’« amalgame » et l’ambiguïté du rapport entre roman et philosophie, « une situation acrobatique. Sur la pointe d’un brodequin de hussard... » (p. 307).
20L’étude qui vient clore l’ouvrage porte sur Molloy de Beckett (1951), où le dogmatisme de l’assertion est déjoué au profit de la confusion qui se construit grâce à l’amalgame d’intertextes, afin de se démarquer de l’esprit de système. La stratégie beckettienne, au lieu de vouloir y voir clair, consiste à faire le noir ; « il ne s’agit plus d’idées pleines, mais d’idées réduites à l’état d’ombres ». Reste que dans cette entreprise à la fois antiphilosophique et philosophique, selon J.‑F. Louette, Beckett « est quand même un grand philosophe... » (p. 333‑334).
21Par son souci du vécu, de l’existence plutôt que de l’essence, la philosophie existentialiste a rapproché littérature et philosophie. Il y a, dans les romans analysés dans la dernière partie de l’ouvrage, non pas une philosophie, mais des éclats philosophiques. On notera que lorsque Sartre réfléchit sur la présence du style littéraire dans l’écriture philosophique, tantôt il rappelle que le philosophe ferait du langage un instrument de maîtrise du concept, tantôt il indique que les mots du philosophe ne sont pas entièrement définis : « il y a toujours dans la philosophie une prose littéraire cachée, une ambiguïté des termes ». Cette ambiguïté, Sartre et Beauvoir y voient un moyen de « prospecter26 ». Ce qui se dessine ici, c’est une aire transitionnelle, l’aire d’un style sorcier.
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22Le prisme de lecture de la traversée de Jean‑François Louette suscite le désir de poursuivre la réflexion en continuant quelques pistes ouvertes chemin faisant. Nous en voyons pour notre part au moins quatre qui méritent d’être encore approfondies, à l’égard de l’intertextualité entre Sartre et Beauvoir : le roman Les Mandarins (1954) de Beauvoir représente la suite que Sartre aurait donnée aux Chemins de la liberté (1945‑1949), car il expose le choix qui s’imposait dans les années d’après‑guerre ; la pièce beauvoirienne Les Bouches inutiles (1945) nous semble faire signe vers Le Diable et le Bon Dieu (1951), quant à la question du Bien et du Mal, à Morts sans sépulture (1946), quant à la question des vainqueurs selon un jugement de valeur et à L’Engrenage (1948), quant à la question des mains pures ; le scénario de Sartre, Les jeux sont faits (1947), et le roman de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels (1946), portent sur la finitude humaine en tant que condition nécessaire de la liberté ; enfin l’essai Pour une morale de l'ambiguïté (1947) de Beauvoir peut être lu comme la morale promise à la fin de L’Être et le Néant, avant les développements successifs du philosophe.
23La conversation continue.