Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mai 2020 (volume 21, numéro 5)
titre article
Patricia Desroches

Reconnaissance ou mésentente

Recognition or misunderstanding
Katia Genel et Jean-Philippe Deranty, Reconnaissance ou mésentente ? Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Philosophies pratiques », EAN : 9791035103408. 143 p.

1Comme le signalent Katia Genel et Jean-Philippe Deranty dans leur présentation du débat, tout semble opposer le philosophe français Jacques Rancière, théoricien de la « mésentente », au philosophe allemand Axel Honneth, « représentant » actuel de l’École de Francfort en Allemagne, et tenant d’une « philosophie de la reconnaissance ». C’est au cours d’un échange réalisé à Francfort-sur-le-Main (2009) que J. Rancière et A. Honneth ont précisé leur pensée, et démonté les mésinterprétations dont leur œuvre pouvait faire l’objet, y compris de la part de leur interlocuteur. L’on voit donc, sur un bord, Jacques Rancière, le philosophe des Révoltes Logiques (revue parue entre 1975 et 1981), et dont le corpus théorique — articulé au concept de « dissensus » — ne cesse d’irriguer la réflexion philosophico-politique en France ; sur l’autre bord, Axel Honneth, dont la philosophie — inspirée par Hegel et par la « lutte pour la reconnaissance » — se définit comme « philosophie sociale ». Ce qui importe à J. Rancière comme à A. Honneth c’est de penser l’injustice1 (selon des modalités hétérogènes), et d’interroger le rapport entre égalité et inégalité. Là où Axel Honneth fait dépendre les transformations socio-politiques de la réinterprétation des attentes normatives d’individus en « souffrance sociale » (sans renoncer à la « lutte sociale »), Jacques Rancière veut rendre effectif le « postulat égalitaire », autrement dit, en souligner la valeur performative. La « méthode de l’égalité » est la condition d’« accréditation » de la lutte sociale, et peut donc, d’après Rancière, faire l’économie d’une théorie de la reconnaissance.

Mésentente ou reconnaissance ?

2J. Rancière fraye le chemin en affirmant que la mésentente — intrinsèque au dialogue et à la rencontre — introduit une asymétrie fondamentale au cœur des relations sociales. Mais cette distorsion, loin de renforcer la relativité des points de vue, peut conduire au contraire « à une forme plus exigeante d’universalisme » (p. 54). Avant même de traiter la question, J. Rancière rappelle que la re-connaissance est d’abord un acte de confirmation (d’un point de vue perceptif et intersubjectif). Mais, ajoute-t-il, elle ouvre aussi au conflit. Si le mouvement de reconnaissance consiste à identifier le monde, les autres et soi-même, il est aussi polémique. Nous n’habitons pas le monde de façon identique. Le « partage du sensible » donne à voir un monde commun, mais découpé en instances hétérotopiques : places et positions se distribuent inégalement, et il existe des individus « excédentaires » (sur-numéraires), les « sans-parts ». Or, d’après J. Rancière, A. Honneth tend à gommer le caractère hétéromorphe du sensible, et à attribuer au sujet humain une propension à la réciprocité et à l’intégration sociale, que rien ne justifie. Quelle est, au demeurant, la signification exacte de la reconnaissance ? Répond-elle toujours à une demande ? Et qu’apporte-elle de nouveau, s’il s’agit de confirmer l’existence d’un sujet ou d’une communauté ? J. Rancière « soupçonne » donc A. Honneth d’avoir « substantialisé » le sujet, et privilégié une logique de l’identité. Quant au « principe commun » au fondement de l’intersubjectivité, avons-nous vraiment besoin d’un tel présupposé, sous-tendu par un modèle de l’amour lui-même problématique ? La relation « archaïque » mère/enfant, théorisée par le psychanalyste Winnicot (parmi d’autres) permet-elle vraiment de comprendre la nature des relations intersubjectives à l’âge adulte, ainsi que les attitudes « sociétales » en général ? Dans Un monde de déchirements, par exemple, A. Honneth présente le développement de l’enfant comme le résultat d’un processus interactif précoce : la socialisation commence très tôt, et détermine l’amour de soi, l’estime de soi, et le désir d’être reconnu. Ainsi, lorsque le lien entre reconnaissance et socialisation est malmené, la compréhension normative de soi est compromise. Mutatis mutandis, la société attise d’autant plus les injustices sociales et son cortège de violences, qu’elle se montre indifférente au désir de reconnaissance des individus. D’après J. Rancière, a contrario, l’amour entre la mère et l’enfant n’est pas le modèle de la socialisation à venir, ni l’interaction le ressort de la politique. Non seulement l’amour n’est pas d’emblée socialisant, mais sa dimension « plurielle », composite, fragilise la théorie de la reconnaissance : les rapports sociaux ne dépendent pas d’une intersubjectivité orientée par le désir de reconnaissance, et les rapports politiques sont eux-mêmes d’une autre teneur (voir infra).

3La critique de J. Rancière à l’endroit d’A. Honneth vise donc sa conception du sujet, de l’intersubjectivité, et plus généralement, sa théorie de la reconnaissance. Quelle est, in fine, l’incidence de cette théorie sur la « configuration » du champ politique ? La théorie de la reconnaissance est-elle en mesure de penser l’inégalité, l’injustice, la lutte sociale, autrement qu’en termes d’interprétation et de réinterprétation des normes dominantes ?

Quel statut pour le « champ politique » ?

4Esquissons d’abord les contours du « champ politique » dans la philosophie de J. Rancière. Il faut, pour l’éclairer, expliciter la distinction ranciérienne entre le politique et la politique. D’après J. Rancière, en effet, le politique s’assimile d’une part à l’art de gouverner et, d’autre part, à l’ordre répressif, que J. Rancière qualifie de « police ». De façon plus nuancée, le politique exprime la tension entre l’ordre établi et la contestation qu’il suscite. A. Honneth accorde à J. Rancière que la société peut rendre certains individus invisibles, mais ne réduit pas le politique à la puissance de l’inégalité, et à la répression qui l’escorte. L’ordre politique, selon A. Honneth, est essentiellement normatif, et n’est pas dépourvu de toute légitimité : il se fonde sur des attentes normatives acceptées a minima par tous. La lutte sociale, en revanche, s’exerce dès que des individus « spoliés » socialement réinterprètent les normes qui leur sont défavorables. C’est bien l’expérience de l’injustice (ou d’une injustice) qui s’amorce dans la lutte sociale, mais toujours en lien avec des principes normatifs existants. Est politique, par conséquent, toute nouvelle interprétation de ces principes, ce qui équivaut à une lutte interne pour la reconnaissance. Pour autant, il n’est pas nécessaire de mettre en question tous les modes de communication en vigueur, souligne A. Honneth, sachant que le « dépassement » de la domination politique peut parfaitement emprunter des voies « réformistes ». Le moteur de la « révolution » tend paradoxalement vers l’« intégration » socio-politique, même si des conflits ouverts, émeutes, révoltes, rébellions, ne sont pas à exclure. En bref, les transformations sociales obéissent à une « logique inclusive », argument qui signe l’inspiration hégélienne d’A. Honneth. C’est à ce niveau, d’ailleurs, que la théorie de la reconnaissance dévoile sa dimension normative : le désir d’être inclus dans l’ordre social est présent en tout individu, nous dit-il, façon d’apparenter sa philosophie à une « psychologie politique », et de prolonger certaines thèses de l’École de Francfort. A. Honneth aperçoit d’ailleurs des affirmations normatives implicites dans l’analyse « esthétique » rancérienne. Parler d’exclusion — même si J. Rancière parle plutôt de sans-parts — c’est installer la normativité dans la réflexion philosophico-politique. Plus largement, la tension entre égalité et inégalité (pré) suppose des principes normatifs, puisqu’il faut bien rapporter la forme de tel ou tel gouvernement à des exigences normatives. Selon A. Honneth par conséquent, le monde sensible décrit par J. Rancière n’est pas un monde dénué de normativité : pour justifier l’égalité, nous avons besoin, en priorité, d’un système normatif. Il n’est d’ailleurs pas impossible de concilier conception herméneutique (réinterprétation des normes) et conception esthétique (analyse du partage inégalitaire du sensible). Pourquoi ne pas analyser le monde sensible en termes normatifs, puisque l’ordre de domination qui le spécifie modifie notre regard et notre perception ? Notons que J. Rancière admet que « le dissensus peut commencer par une modification imperceptible de l’expérience quotidienne » (p. 102), mais qu’il dément toute référence à la norme. D’après A. Honneth néanmoins, la grammaire des luttes, leur potentiel émancipateur, sont de simples références contrefactuelles, et leur registre est celui de la présupposition. J. Rancière sera tenu à son tour de rendre compte de ses « présupposés », mais sans qu’il soit question d’une entreprise de « fondation » : l’égalité est impliquée d’emblée dans l’inégalité. C’est d’ailleurs l’inscription de l’égalité dans l’inégalité même qui fait l’intérêt du renversement opéré par J. Rancière. Le postulat égalitaire, précise-t-il, n’a rien à voir avec un « désir » d’égalité ou avec une quelconque force motivationnelle, et, par ailleurs, ne s’assimile pas à une propriété anthropologique donnée a priori.

Que veut dire s’« émanciper » ?

5Ce qui sépare J. Rancière d’A. Honneth, ici, c’est l’idée qu’ils se font du processus politique, et de son potentiel émancipateur. Pour J. Rancière, il n’y a de politique que du « dissensus » : la politique commence là où l’ordre établi est troublé, ce qui ne veut pas dire que l’interruption du politique prend toujours une forme insurrectionnelle. J. Rancière souligne que la politique contient l’égalité dans une société pourtant dissymétrique, mais que l’action politique en tant que telle est symétrique : Aristote nous indiquait déjà que le sujet politique a vocation à gouverner comme à être gouverné. « Il y a de la politique dans la mesure où il y a un sujet politique qui met en œuvre la capacité égale de chacun » (p. 79). La politique et le principe démocratique sont donc privés de critères : ce sont des phénomènes a-normatifs. S’émanciper, c’est vivre en égaux dans une société inégale. Seule une politique démocratique restitue le pouvoir aux sans-parts, donne la parole aux « sans-voix », rend l’expression à ceux qui n’ont censément pas droit à la pensée, et l’art de gouverner à ceux qui n’ont pas compétence à gouverner. Mais pour que les sans-parts aient leur part, pour que la subjectivation politique se réalise, il faut en passer par une désubjectivation, par une « désidentification » : l’ouvrier devient poète quand il se « déplace » là où la société ne l’attend pas, se libère de jugements prédéterminés, de son statut, de sa place assignée2. C’est cette altération même, au demeurant, qui signe l’existence de la politique, et parmi les altérations engendrées, il y a la capacité à faire le récit de sa propre vie, comme le menuisier Gauny3, ouvrier, poète et philosophe français, et qui parle de la condition ouvrière à travers la fiction. C’est pourquoi la politique se noue inextricablement à la littérature, l’égalité des énoncés figurant l’émancipation elle-même : l’ouvrier Gauny ne parle plus le langage de sa « condition ». Le langage appartient à tout le monde, ce que le roman du xixe siècle — comme J. Rancière le montrera ailleurs4 — exprime sans ambiguïté.

6Le dissensus, c’est ignorer que l’on doit rester à sa place, ou encore défaire les manières d’être, de voir, de parler et d’agir, en bref oublier d’où l’on vient. C’est pourquoi le processus de désidentification a besoin d’un certain type d’énonciation, et l’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire. C’est à ce point qu’esthétique et politique se rencontrent. Le décloisonnement du sensible est émancipateur — comme le discours qui l’accompagne5 — et signifie que l’intelligence appartient à n’importe qui (cf. les thèses de Joseph Jacotot, pédagogue, docteur ès lettres, en droit, et en mathématiques, 1770-1840). S’émanciper, c’est être en capacité de faire advenir l’égalité dans un langage « commun », et non plus dans celui réservé à « ceux qui savent »6. La critique de la domination dépend in fine d’une multiplicité de « scènes de dissensus ». Chaque situation comporte un pouvoir de « fissuration », et la méthode de l’égalité ne tente pas d’« améliorer » la société : elle maintient dans le sensible les possibilités de division, hic et nunc. Dans ce contexte, on comprend que J. Rancière récuse toute idée de « finalité » historique. L’« entente politique » ne peut constituer un idéal (une idée régulatrice au sens kantien), ce qui invaliderait ipso facto la tension inhérente au champ politique. C’est pour ce motif aussi que J. Rancière est étranger à toute conception « intégrative » du combat politique et que la notion de norme ne peut servir ses analyses.

7Du côté d’A. Honneth, comment les choses se présentent-elles ? Dans l’ouvrage supervisé par K. Genel et J.‑P. Deranty figure un texte paru à l’origine en anglais (« Is there an Emancipatory Interest ? An attempt to Anwser Critical Theory’s Most Fundamental Question ») dans le Journal européen de philosophie, en décembre 2017. Dans ce texte, A. Honneth soulève une question qui a traversé l’histoire de l’École de Francfort : existe-t-il un intérêt à l’émancipation ? Si les penseurs de l’École de Francfort ont traité diversement le problème, ils n’ont jamais renoncé à articuler émancipation et connaissance. L’ancrage épistémologique est nécessaire parce qu’il permet de « démontrer » pourquoi les hommes contestent sans cesse l’ordre établi et dénoncent l’injustice. M. Horkheimer, par exemple, affirme que la clarté théorique — rendue opérante grâce aux matériaux des sciences sociales — se lie indissolublement à la praxis. Il ne sépare pas les possibilités émancipatrices d’une analyse épistémique, sachant que la « vérité » de la théorie se mesure finalement aux effets libérateurs obtenus. D’après Habermas — représentant de la « seconde génération » de l’École de Francfort — il existe également un intérêt de connaissance orienté vers l’émancipation, et la tâche de la théorie critique est d’en apporter la preuve. Dans Connaissance et intérêt7, Habermas place à côté des sciences exactes (explicatives et nomologiques) et des sciences historico-herméneutiques (interprétatives), une « science critique » qui procède « d’un intérêt émancipatoire ». Mais comment spécifier cet « invariant » anthropologique (profondément ancré dans l’espèce humaine) et de quel type de connaissance relève-t-il ? De la psychanalyse elle-même, soutient Habermas : le « désir » de révolution ne s’enracine-t-il pas dans certaines dispositions psychiques, voire dans l’inconscient lui-même ? La psychanalyse n’est-elle pas en mesure de débusquer les résistances qui empêchent les individus de se « désaliéner » ? Non, répond A. Honneth, qui doute que la possibilité d’acquérir « une connaissance des parts inconscientes de soi » conduise à une émancipation réelle. Il est impossible de construire un savoir réflexif en hypostasiant l’inconscient, et la psychanalyse ne permet pas au sujet de s’extraire de ses dépendances multiples (p. 124). L’identification des zones de résistance ne suffit pas à légitimer l’agir politique, ni même à entraîner l’action. Le paradoxe est qu’A. Honneth prend appui également sur la psychanalyse, mais qu’il en fait un usage « conservateur » (référencce à l’Ego-psychology américaine) : il rapporte l’agir socio-politique à la « maturité » sociale, sachant qu’une révolte « pulsionnelle » qui ignorerait le sens de son action perdrait de fait toute dimension émancipatrice. Par un autre retournement, d’ailleurs, A. Honneth critique chez Habermas l’idée selon laquelle l’individu lutte d’abord « contre lui-même » plus que contre des forces extérieures oppressives. Dans Un monde de déchirements — et selon la même logique — il « fait grief » à Freud d’avoir privilégié les conflits intrapsychiques aux dépens de conflits exogènes. Lui-même distingue entre lutte interne et lutte externe pour la reconnaissance, cette dernière opposant frontalement, et parfois violemment, individus et groupes aux injustices sociales. La réinterprétation des normes résulte certes d’un « rapport à soi » déformé par le préjudice subi, mais aussi de conflits sociaux provoqués par le sentiment de ne pas être reconnu. A. Honneth restitue donc aux crises sociales leur conflictualité, et insiste sur leur invariance dans l’histoire. Il souligne avec force que « du point de vue interne », la lutte possède toujours le caractère d’une opération conceptuelle-normative ; mais que « du point de vue externe », et face à l’ordre établi, la lutte possède au contraire le caractère d’une confrontation ou d’une révolte violente (p. 141).

A-t-on besoin de (& du) « savoir » pour s’émanciper ?

8Il faut se prononcer à présent, avec A. Honneth, sur la question inaugurale de l’École de Francfort : quel est le statut de l’intérêt à l’émancipation ? Pour le directeur actuel de l’Institut de recherche sociale, il est de nature cognitive, mais en un sens particulier. D’après A. Honneth, en effet, les individus et les groupes opprimés possèdent un « savoir intuitif », qui les engage à dénaturaliser les normes hégémoniques : ce savoir intuitif est le premier type de connaissance à acquérir. Mais il demande à être « retravaillé », afin de transformer cette connaissance préscientifique en source épistémique d’une théorie critique. Le lien entre « intérêt de connaissance préscientifique » et « intérêt à l’émancipation » doit donc être constamment « réfléchi », et réinterrogé. La vocation d’une théorie critique, par conséquent, est de générer un type particulier de « savoir critique » (p. 123). La répétition des conflits sociaux et la nécessité de les comprendre, sinon d’en prévenir le retour, incite à considérer comme distinct l’intérêt à l’émancipation, et comme spécifique la science capable de l’identifier. L’intérêt en question, dans tous les cas, n’est pas « surdéterminé » par le système économique, ce qui éloigne A. Honneth du marxisme et du concept de « lutte des classes ». Il lui substitue le concept de lutte sociale, et ne l’oppose pas à la critique pratique, terme renvoyant à la morale comme au droit : les sujets se donnent réciproquement le droit, en leur nom, de se critiquer. S’il existe une « égalité », c’est dans la possibilité de faire valoir et de créer de nouvelles normes, ce qui élimine à nouveau toute référence marxiste. C’est Hegel qui permet à A. Honneth de conjuguer « « travail coopératif » de réinterprétation normative et lutte sociale, en vertu du désir de reconnaissance : connaitre et re-connaître ne sont pas antinomiques. Si l’on devait restituer la « phénoménologie de la conscience » du sujet en souffrance sociale, l’on pourrait affirmer qu’il transforme les doutes qu’il éprouve face aux normes hégémoniques en « intérêt à une forme de connaissance » (p. 138). Quelle est, dès lors, la discipline susceptible de nourrir la théorie critique ? Ce n’est pas la sociologie — dépourvue de dimension normative — mais, comme le précise A. Honneth, une sociologie morale, ou encore, une éthique politique.

9C’est pourquoi les raisons de se révolter sont « grevées » de motifs susceptibles de rendre moralement défendables les désirs du groupe auquel on appartient. Une théorie normative interprète les demandes de reconnaissance comme l’expression d’un ressentiment, d’une indignation, d’une déception, face à l’offense infligée aux personnes et aux groupes. Et s’il est vrai, selon A. Honneth, que le « vécu » psycho-sociologique de l’injustice n’est que le point de départ du mouvement d’émancipation, il est lesté a priori de principes moraux. A. Honneth précise lui-même qu’il s’inscrit dans la lignée Hegel-Dewey : les conflits sociaux sont à rapporter « aux demandes morales (c’est nous qui soulignons) qui y sont constamment exprimées en référence aux normes. » (p. 128) Philosophie sociale et philosophie morale se conjuguent donc, sachant qu’une place à part — et pour cause — est réservée à Hegel. Seule une théorie de la reconnaissance peut rendre compte de la tendance universelle des sociétés à être happées par les conflits sociaux. A. Honneth propose donc une ontologie sociale8 fondée sur l’expérience « négative » de l’injustice, mais oppose au mépris social la possibilité d’une intersubjectivité « inviolable », restaurée dans ses capacités émotionnelles, psychologiques, juridiques et enfin, sociales, au prix (aussi) de conflits violents, faut-il le rappeler.

10La position de J. Rancière est éloignée, semble-t-il, d’une telle problématique, et lui-même l’affirme dans l’exposition de ses travaux. Puisque l’égalité a à voir avec une « féconde ignorance », parler au nom des sans-parts, c’est encore adopter une position de surplomb. J. Rancière « reproche » ainsi à P. Bourdieu d’avoir délégué aux « savants » la capacité à dire le vrai de l’exploitation ouvrière. Dans les années 1970 (en 1974 exactement9), il adressa le même type de critique à Althusser, dont l’interprétation scientiste du Capital revint, à ses yeux, à introduire une « police » du concept. Mais séparer la science de l’idéologie (cf. Pour Marx10) n’empêcha pas Althusser de déclarer dans l’Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital, que les ouvriers sont plus habilités que les « savants » à comprendre le contenu scientifique du Capital de Marx. C’est leur confrontation quotidienne à l’exploitation capitaliste qui les détourne des captations idéologiques et politiques parasitant des lectures autrement plus « savantes ». Dans la lettre qu’il destinait au citoyen Maurice La Châtre, en mars 1872, Marx déclara qu’il approuvait la publication de la traduction du Capital en livraisons périodiques, procédé qui rendait sa lecture accessible à la classe ouvrière11. Althusser déclara même un jour que les ouvriers n’avaient pas besoin d’avoir lu les dix tomes du Capital pour savoir qu’ils étaient économiquement exploités. Pour autant, et malgré l’importance accordée à la praxis, il est encore question du rôle de l’idéologie, de sa puissance imaginaire et symbolique, transmise par les « Appareils idéologiques d’État ».

11Dans Reconnaissance ou mésentente, J. Rancière précise que pour s’émanciper, point n’est besoin d’être instruit sur le mécanisme de l’exploitation et de la domination (p. 102). La subversion politique passe par la nécessité de se défaire de certaines assignations, non par la nécessité de dévoiler la « relation déformée » du sujet à lui-même ou à la société. En ce sens, l’idéologie n’a plus la fonction de « dissimulation » qu’elle avait chez Marx, et il n’est donc pas pertinent de vouloir la « démystifier ». On assiste même à une réappropriation de l’« apparence », la fiction se présentant ici comme un élément émancipateur. L’exercice de l’égalité, paradoxalement, rend l’ouvrier « moins conscient » de l’exploitation, mais l’ouvre à des passions jusque-là inexprimées, à la possibilité de redistribuer le sensible. Si l’égalité comporte l’idée d’une habilitation, d’une compétence, elle s’impose surtout comme une évidence sensible qui précède tout jugement (p. 79). J. Rancière, ainsi, récuse autant la normativité endossée par A. Honneth à propos des « pathologies du social », que la philosophie sociale elle-même, dans sa volonté de « normer » et de rationaliser l’intérêt à l’émancipation, concept qui lui est d’ailleurs étranger. L’action politique ne consiste pas à colmater les souffrances sociales : le sujet politique n’est pas un sujet souffrant, et ce n’est parce que les gens souffrent qu’ils agissent politiquement (p. 91). Être sensible à l’« altérité » de l’autre peut, contre toute apparence, aller contre l’émancipation. Ce qui est décisif, c’est de construire d’autres « scènes » politiques, d’autres configurations, et de ne pas « briguer » l’égalité, ce qui reviendrait à en différer l’exercice. De même qu’il n’existe aucun telos historique et politique, de même l’égalité est-elle « pure contingence. C’est donc en revendiquant une égalité « en acte » — tirant sa force d’elle-même — que J. Rancière aborde la question de l’émancipation politique. La « vérification » de l’égalité n’est pas un horizon à atteindre, elle se réalise dans une lutte permanente, et sans recours à une procédure formelle. Postuler l’égalité des intelligences n’est donc pas d’ordre cognitif : l’émancipation ne relève pas de la connaissance, et ne se « déduit » pas d’une prise de conscience, fut-elle conquise dans la praxis, au sens marxiste Les « sans-parts » ne se confondent ni avec la classe ouvrière ni avec ceux qui sont « hors-champ », et respecter une identité peut même signifier, paradoxalement, l’affirmation d’une incapacité (p. 59). En voulant « reconnaître » certaines catégories, la société ne s’expose-t-elle pas à une forme détournée de paternalisme ? Et du côté des « minorités » mêmes, n’existe-t-il pas un risque analogue ? Celui d’emprunter au discours dominant certains de ses arguments, comme ce fut le cas dans la France du xixe siècle, lorsque les féministes firent valoir des éléments hygiénistes et eugénistes pour défendre leur position.