Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mai 2020 (volume 21, numéro 5)
titre article
Jean-François Duclos

Alea jacta est : hasard & antihasard au XXe siècle

Alea jacta est: chance and "antihasard" in the twentieth Century
Morgane Cadieu, Marcher au hasard : Clinamen et création dans la prose du XXe siècle, Paris : Classique Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », n°82, 2019, EAN : 9782406088509, 211 p.

1Dans Marcher au hasard, il est tout autant question de se déplacer à pied que d’énumérer, de désirer, ou d’épuiser le réel à partir de chez soi. Morgane Cadieu n’aborde donc pas sous l’angle exclusivement pédestre les problématiques il est vrai déjà bien connues de la flânerie, de l’errance ou de la déambulation, pas plus qu’elle ne rattache son travail de manière précise à la géopoétique ou à la géocritique. Certes on marche et parfois beaucoup dans la prose du xxe siècle, mais pour ce professeur de l’Université de Yale, la condition de piéton ne constitue pas le seul moyen d’examiner les rapports entre fiction et représentation de l’espace, en particulier de l’espace urbain. Marcher, dans ce contexte plus abstrait, doit se concevoir comme une manière d’avancer (et parfois de reculer, ou de tourner en rond) dans la ville et dans l’écriture.

2Le hasard occupe en revanche la place centrale de l’ouvrage. M. Cadieu s’interroge en effet sur les façons dont la création envisage le rapport a priori incompatible entre causalité et accident. Pour ce faire, elle réquisitionne les notions de loi, de déviation, d’écart et de nécessité, toutes communes aux descriptions statistique et littéraire des événements. Comment systématiser la représentation du réel et la structurer selon une procédure de répétition qui soit vécue comme le fruit d’une expérience ? Et comment, dans le même mouvement, échapper à une partition monotone qui risque de devenir une prison pour la pensée ? Du cœur de son analyse émerge un questionnement sur la représentation du caractère imprévisible du hasard, et sur la possibilité de faire pourtant de ce phénomène un principe programmatique d’écriture.

Jeux d’espaces

3Il est à noter que la notion de hasard est fortement liée à celle d’espace, ce que révèle l’étymologie du mot : az-zahr désigne en arabe le dé à jouer qui, dans des conditions rigoureusement similaires, est destiné à montrer la même face au même endroit de la surface où on l’a lâché d’un même geste avec la même force. Toute variation résulte donc de la manière dont on le jette à chaque fois. L’incompréhension vient de là, le joueur ayant la tendance naturelle de confondre la cause avec l’effet. « Ce jeu », note M. Cadieu, « n’est de hasard qu’en raison d’une défaillance motrice, celle de ne pouvoir répéter à l’identique le même lancer1 » (11). Appliqué à la marche, concrète ou pas, se soumettre au hasard comme on se soumet au lancer imparfait de dés pour décider de son destin est une activité à la fois simple et impossible à réaliser à chaque fois dans les mêmes conditions. Elle consiste à ne pas vouloir obéir au déterminisme de l’habitude et de ne jamais, même inconsciemment, refaire deux fois le même itinéraire, alors qu’aucun être n’est capable d’une telle irrégularité2.

4Si le hasard a affaire avec l’espace, il est surtout celui d’un paradoxe (30), et a ceci d’ambivalent que sa définition est contredite dès qu’elle est érigée en loi. Il est peut-être désirable qu’arrive quelque chose sans qu’on l’ait voulu, mais se confier tout entier à l’imprévu revient à faire de l’incalculable un principe conditionné par le principe de reproductivité. Inversement, l’obéissance à des contraintes répétitives peut se révéler fertile, mais bannir toute manifestation de l’imprévisible relève de l’illusion. Il ne peut donc pas y avoir de création reposant exclusivement sur le hasard, pas plus qu’il ne peut y en avoir ne reposant que sur l’antihasard, sans qu’aussitôt se pose une question de logique interne. L’aporie est ancienne et pour tenter d’en mesurer l’ampleur sur la production littéraire contemporaine, M. Cadieu retrace dans le premier tiers de son livre le parcours linguistique et épistémologique de cette tension.

Causes & accidents

5Elle en situe un moment notable au xixe siècle, lorsque la science commence à comprendre les lois de la causalité grâce aux statistiques et découvre en même temps l’importance de l’accident dans l’évolution biologique des espèces. Pour M. Cadieu, l’art de Baudelaire se conçoit en mimétisme avec la machine répétitive, faite pour ne jamais commettre d’impair, alors que Balzac reconnaît la puissance de l’impondérable. Le second moment présenté dans cet ouvrage s’incarne dans le Surréalisme qui élève l’imprévu, l’involontaire et l’irrationnel au rang de clés de voûte de la création, l’auteur n’étant censé servir dans ce processus que de simple appareil enregistreur, de sonde sensible toute entière au service de l’immotivé. Le troisième moment nait avec les écrivains de l’Oulipo qui inversent la tendance poussée jusqu’à l’extrême par Breton et les siens en se proposant « de remplacer les éléments spontanés de l’inspiration par une poétique qualifiée d’“antihasard” » (21).

6C’est à propos de la génération d’écrivains représentée par Perec que Marcher au hasard trouve un terreau propice à une réflexion sur les liens qu’entretient le clinamen avec l’écriture. L’ouvrage s’interroge d’abord sur la place particulière d’Un homme qui dort dans le matérialisme atomique avant de prolonger ses réflexions sur d’autres œuvres oulipiennes (en particulier celles d’Italo Calvino et d’Anne Garréta) ainsi que sur le travail de Sophie Calle. Avec en ligne de mire une question : quel rôle le hasard peut-il jouer comme moteur de rencontres aussi imprévues que fertiles du point de vue de la création ? Ce n’est pas tant le hasard qui s’oppose à l’antihasard, que la possibilité de l’imprévu considéré comme chance. M. Cadieu nous prévient pourtant : le clinamen, qui traverse la pensée occidentale depuis deux mille ans, est tout le contraire d’une notion stable. Il suscite des « prises de position excessives », soit pour affirmer sa prévalence, soit pour nier son existence, et finit par résister à la théorisation (43).

7Le parti-pris oulipien vis-à-vis de l’antihasard n’est, bien entendu, pas un aveuglement symétrique au Surréalisme à l’égard du hasard. Autrement dit, il ne se résume pas à une adhésion complète aux règles calculées d’avance. Certes, en changeant assez radicalement de régime esthétique, l’Oulipo reconnaît qu’en matière de contraintes, il y en a de fortes et de faibles, et que plus on en applique de fortes sur l’écriture, plus l’inventivité qui en découle risque d’être récompensée. Mais en même temps que la contrainte se met en place comme matrice de l’invention, s’ajoute l’adhésion au clinamen, c’est-à-dire à la possibilité d’une déviation « sans qualité », qui « produit du désordre » et « introduit de la différence au sein de la pure répétition » (25). Le couple clinamen et création (deux termes qu’on trouve dans le sous-titre de l’ouvrage) élargit le champ en présentant le premier terme comme un accident fertile, sinon voulu du moins accepté dans une série pourtant programmée pour ne pas l’admettre dans le second.

8Mais le clinamen est-il le même selon qu’on laisse ou pas advenir les choses par hasard ? Au risque de simplifier les choses, il me semble que l’image du défaut de fabrication semble ici la plus parlante. Un tapis persan dans la trame duquel se loge un très léger défaut ne doit pas être considéré de la même manière selon que son créateur aura voulu cette imperfection par soumission à un ordre cosmique supérieur à lui (égaler Dieu est non seulement chose impossible mais insigne faiblesse humaine) ou qu’il se sera inséré contre la volonté de son créateur pourtant au sommet de son art. Le clinamen, déviation aléatoire, selon qu’elle est désirée ou pas, ne porte pas la même force symbolique, tout chose étant égale par ailleurs. Si le hasard est une mise en espace, le clinamen « est un hasard et un choix. Il fonctionnera comme la mise en abyme de la délimitation problématique du hasard : les deux notions présentent la même indétermination, le même potentiel antinomique. » (30)

Un refuge du libre-arbitre ?

9Absent aujourd’hui « dans tous les domaines du savoir scientifique », le clinamen devient, explique M. Cadieu, « refuge du libre-arbitre » (29). Mais la qualité de ce refuge est là aussi due à son ambivalence. Il brise la répétition (31) et en même temps confirme la nature subjective de toute entreprise littéraire ou artistique. Appliquée à la marche oulipienne, et de manière plus générale à la saisie du monde en mouvement par l’écriture, la déambulation crée son propre espace d’arpentage où hasard et antihasard semblent tenir en équilibre. « Les fictions oulipiennes », conclut M. Cadieu dans son introduction, « proposent donc une nouvelle articulation entre hasard, espace et prose » (39) où le clinamen n’est pas pensé comme générateur de chaos. Il révèle la fragilité d’une structure, mais cette fragilité est preuve d’une forme de beauté formelle. Le marcheur oulipien n’est pas un flâneur baudelairien ; il ne s’associe pas à l’errance surréaliste ni à la dérive situationniste. « C’est un marcheur qui produit son propre espace » et n’hésite pas, pour signifier son libre-arbitre, à dévier volontairement de la contrainte forte qu’il s’est imposé, même s’il ignore en quoi consiste cette déviation (39).

10L’Oulipo signalerait-il alors le retour de l’atomisme et Perec l’advenue d’un nouveau Lucrèce ? Une large part de Marcher au hasard tend à le démontrer, moins par nécessité d’introduire de l’antique dans notre époque que pour mieux comprendre l’importance particulière du clinamen dans Un homme qui dort ainsi que dans le cadre plus large de l’œuvre ultérieure de Perec. « Mon hypothèse est la suivante », écrit M. Cadieu :« Perec a narrativisé sa conception du hasard, de l’antihasard et du clinamen dès 1966 […] avant même que le clinamen ne devienne explicitement un dispositif permettant à l’auteur d’échapper volontairement à une contrainte. » (81) Le titre du chapitre qui annonce Un homme qui dort comme le « De rerum natura au vingtième siècle » doit donc être tempéré. Dans le troisième roman de Perec, le clinamen n’entre en accord avec l’atomisme de Lucrèce que comme « récit, fiction, comme image ou métaphore » et non en tant que dispositif textuel. (125) Il s’agit moins d’une opération que d’une figuration.

11Conçu, on le sait, sur une trame citationnelle, Un homme qui dort est aussi un « projet d’amnésie » (84). Le narrateur « s’impose d’abord des règles strictes afin d’échapper au hasard de la mémoire involontaire inscrite » dans son existence ainsi que dans les lieux parisiens. (82). Il se met à disposition de l’attente (une attente indéterminée) et de l’oubli (un oubli désiré activement). Son corps devient le territoire d’une « absence de nécessité » (95), le point insécable de son être. Il s’atomise dans l’anonymat. Ses sorties dans Paris sont d’abord semblables à celles des rats, des chats et des monstres (H 2273), soumis à aucun horaire, aucune discipline, et encore moins à une quelconque utilité. « Tu traînes » devient le motif vocatif le plus lancinant du roman (H 227, H 244, H 250, H 257, H 261, H 266, H 271, H 280, H 286). Le verbe marque bien la pesanteur ressentie à aller sans but ni désir. Il connote tout autant le temps perdu à essayer d’avancer. Mais ce désir d’abandon prend progressivement une forme régulée, et les marches parisiennes obéissent bientôt à des injonctions programmatiques où il n’est certes pas interdit de se perdre, de tourner en rond, de découvrir par hasard de nouveaux passages, mais aussi, pour réaliser des buts dérisoires, d’élaborer des itinéraires précis et compliqués, « hérissés d’interdits » (H 257), et ne laissant aucune place à la digression pédestre.

12Entre les dérives sans but et les itinéraires cadenassés par la logique du topos ou du logos, M. Cadieu voit moins une évolution que la mise en place d’un « patchwork », un « cadre littéraire matérialiste dans lequel des protoformes de clinamens surgissent dans un univers fictionnel pluvieux qui précède l’apparition de la déviation dans l’atomisme antique » (125). Elle examine les itinéraires de l’homme qui dort en mesurant à chaque fois les formes du hasard qui s’y dessinent et les accidents qui s’y produisent. Le personnage de Perec devient « un flâneur d’un genre nouveau puisqu’il lui arrive de ne pas marcher sans but. » (106)

13Rien pourtant ne semble l’atteindre : aucune émotion à élaborer ses programmes de marche, aucun sentiment de victoire à les réaliser. Tout semble « dérisoire » et il s’agit d’apprendre « la transparence, l’immobilité, l’inexistence » (H 248), c’est parce que dans toute cette affaire consistant à ne rien vouloir prévoir ou, au contraire, il n’y a rien à gagner. Le choix de s’attarder sur ce roman pré-oulipien permet de saisir la force analogique du clinamen, ses formes possibles, les variations qu’il engendre selon le degré d’importance qu’on peut lui donner. Perec fait de son personnage (plus que de son narrateur) un être qui hésite « entre la déambulation d’un homme qui dort (“somnambule”) et d’un homme qui s’endort (“nyctobate accompli”) » (111), passant d’un rôle à l’autre sans rien renoncer de plus au passage.

L’épuisement des possibles

14La dernière partie de l’ouvrage de M. Cadieu explore d’autre contacts, ambigus et fertiles, entre clinamen et littérature. Le premier de ces contacts est la liste, chère à Perec, faite tout à la fois pour recenser les éléments et pour oublier d’y inclure quelque chose, autrement dit pour laisser sa pleine place à une part manquante. Le second est l’exhaustivité, comprise comme la gestion de tous les possibles, jusqu’à l’épuisement (exhaustion en anglais). Là aussi, la fatigue intègre l’idée d’une part mise de côté, dont l’absence rayonne d’un feu particulier. Dans un troisième registre, la pulsion sexuelle, lorsqu’elle n’a pas pour but d’enfanter, est susceptible d’enrayer « la mécanique de la reproduction » (155), et ouvre ainsi la brèche à un désir assumé et assouvi. À ce stade de son analyse, M. Cadieu rappelle la tendance, depuis Lucrèce, à féminiser le clinamen. Cette association trouve de nouvelles potentialités lorsque c’est la création féminine qui s’empare du sujet. Exhaustivité, exhaustion, désir féminin se retrouvent par exemple dans Pas un jour d’Anne Garréta. Le clinamen se fait penchant (l’italique n’est donc pas accidentelle), volonté de rencontre extérieure selon sa propre initiative, c’est à dire séduction : « se ducere, amener à l’écart, détourner de sa voie » (183). « La séduction, de même que le divertissement, la déflexion, la distraction, le penchant ou le déclin est de l’ordre du clinamen, c’est-à-dire d’une déambulation matérialiste qui se voudrait ici non genrée. » (183) Se pencher vers l’avant, en direction d’une personne avec qui s’établira peut-être un contact nouveau constitue le mouvement inverse à celui de se traîner décrit par Perec dans Un homme qui dort.

15Le hasard se spatialise et le clinamen, en détournant vers l’avant, se féminise. Il se fait « trait séducteur » (182). La marche, à la fin du xxe siècle, retourne alors l’idée qui fait de la passante l’accident d’un hasard sinon prémédité du moins accueilli par le regard masculin. Nulle part mieux que dans le projet de « suite » vénitienne de Sophie Calle commenté par Jean Baudrillard trouve-t-on une si parfaite figure inverse à la passante suivie par un homme. Une filature dans les rues de la lagune vénitienne transforme le désir de rencontre d’un homme en désir d’évitement — à moins, justement, que l’évitement ne soit dans ces circonstances que l’autre versant d’une rencontre. Qu’il s’agisse de Calle ou de Garréta, la contrainte se veut non-normative. Elle joue sur les potentialités de l’écart que cette contrainte normée est en mesure de révéler. Le clinamen devient dès le nouveau nom donné à une forme de littérature du désir.


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16L’intérêt de l’ouvrage de Morgane Cadieu est double. D’une part, il fait du clinamen un objet suffisamment souple pour s’adapter aux conditions de la création. Tantôt principe textuel, tantôt analogie ondoyante, il n’est en aucun cas figé. La généalogie du terme et de ses usages ne pouvait aboutir à un autre constat. Dans la perspective d’une vision matérialiste issue de Lucrèce, le clinamen permet, au contraire, de trouver dans le cœur et au voisinage de l’Oulipo des résonnances multiples et variées plutôt que des alignements. D’autre part, cet ouvrage met en place les éléments d’une analyse à venir, où la marche aléatoire devient tout autre, non par défaut mais en raison de la nature même des nouveaux espaces urbains du xxie siècle. Une fois introduite la caméra de surveillance dans les espaces urbains, que reste-t-il du hasard sans cause connue ni raison fondée ? Quelle place peut-encore y trouver le clinamen, à moins qu’il ne devienne une forme nouvelle de furtivité ?