Ilse Garnier, Pierre Garnier & Carlfriedrich Claus : une correspondance à l’avant-garde
1Les avant-gardes des années 1960, on le sait, se nourrirent d’échanges intenses entre des poètes du monde entier. Avant internet, les relations internationales se nouaient et se développaient par courrier : poètes et artistes s’envoyaient par la poste lettres, publications, catalogues d’expositions, enregistrements audio. Certains ne se rencontrèrent même jamais, et ne communiquèrent pendant des années que sur le mode épistolaire. Un pan méconnu de cette mondialisation créative avant l’heure est désormais accessible, grâce à la publication conjointe, en Allemagne et en France, des lettres échangées entre les poètes Carlfriedrich Claus (1930-1998), Ilse Garnier (1927-2020) et Pierre Garnier (1928-2014).
Trois poètes entre l’Allemagne & la France
2Né en 1930 à Annaberg dans les Monts métallifères, Carlfriedrich Claus commence à pratiquer la poésie expérimentale dès 1951. Il élabore une œuvre poétique dense, à la fois visuelle et sonore, en utilisant tous les moyens techniques à sa disposition : machine à écrire, magnétophone, papier transparent, gravure. Après la construction du mur de Berlin en 1961, ses contacts avec le monde extérieur deviennent essentiellement épistolaires. Son œuvre, présentée pour la première fois en Allemagne de l’Ouest en 1960 dans la revue movens dirigée par Franz Mon, fait l’objet d’une première exposition officielle en Allemagne de l’Est en 1975. Elle est montrée en France en 1980, lors de l’exposition Écritures. Graphies, notations, typographies, organisée par la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques, puis en 1981 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris (exposition Peinture et gravure en République Démocratique Allemande). Reconnu aujourd’hui comme une figure majeure en Allemagne, Claus reste encore mal connu en France (on citera le CD Einem luftigen akustischen Kosmos entgegen publié en 2011 aux Presses du réel, qui contient une performance commune de Carlfriedrich Claus & Hartmut Geerken réalisée en 1991).
3Ilse et Pierre Garnier, mariés à la ville et fondateurs en poésie du spatialisme au début des années 1960, ont construit d’abord ensemble, puis de manière de plus en plus personnelle, une poésie fondée sur le mot comme matière, la page comme espace, le poème comme énergie. Tous deux germanophones (Ilse était née et avait grandi dans le Palatinat, Pierre avait appris l’allemand et l’enseigna toute sa vie en lycée), ils nouèrent des relations avec des poètes du monde entier, mais plus particulièrement allemands et d’Europe centrale. Pierre Garnier avait aussi passé plusieurs années en Allemagne, participant dès 1946 aux premiers stages franco-allemands organisés par les Français, voyageant dans un pays détruit par la guerre et enseignant le français. C’est dans ce cadre que s’inscrit la correspondance des poètes, entamée en 1963 et poursuivie jusqu’en 1998, année de la mort de Claus.
Deux livres pour une correspondance
4Divisée en deux ensembles, la Fondation Archives Carlfriedrich Claus au Musée des beaux-arts de Chemnitz (ville où le poète allemand passa les dernières années de sa vie) pour les lettres d’Ilse et Pierre Garnier, et les archives familiales Ilse et Pierre Garnier en France pour celles de Claus, cette correspondance est réunie pour la première fois dans les deux publications. L’édition allemande reproduit la totalité des lettres (près de 300), telles qu’elles furent écrites dans leur langue originale, le français souvent utilisé par Pierre Garnier étant systématiquement accompagné de sa traduction allemande. L’édition de L’herbe qui tremble donne une sélection de cette correspondance et est, elle, entièrement française, les lettres originellement écrites en allemand étant présentées en traduction.
5Dans les deux ouvrages, les lettres elles-mêmes, et la biographie croisée d’Ilse, Pierre Garnier et Carlfriedrich Claus par Violette Garnier, sont complétées par de nombreux documents, différents à chaque fois. L’édition allemande, destinée à accompagner une exposition organisée du 23 septembre 2018 au 6 janvier 2019, contient en particulier, à côté de poèmes d’Ilse et Pierre Garnier devenus introuvables et reproduits dans leurs couleurs d’origine, un nombre important d’œuvres de Claus, que son grand format et sa présentation très soignée mettent en valeur. On y trouve aussi deux études, dues à Gaby Gappmayr et Brigitta Milde. Du poète allemand, l’édition de L’herbe qui tremble reproduit, entre autres, trois poèmes sur papier transparents, insérés dans le livre sous forme de feuilles volantes ; d’Ilse et Pierre Garnier, le lecteur peut découvrir un recueil à quatre mains, Othon III – Jeanne d’Arc, structures historiques (1966), plusieurs œuvres inédites (une nouvelle et une bande dessinée spatialistes, par exemple), ainsi que des textes de réflexion, de présentation ou de souvenir écrits par Ilse et Pierre, et les œuvres composées en hommage à Claus lui-même : Les Jardins de l’enfance (Ilse Garnier), 33 Signale für Carlfriedrich Claus et Ein Büchlein für Carlfriedrich (Pierre Garnier), notamment. Les deux ouvrages ne constituent donc pas deux éditions d’un même livre, accessible en deux langues, mais bien deux publications complémentaires, chacune dotée d’un ensemble documentaire essentiel.
Théorie & pratique : dans la fabrique des œuvres
6Au fil des pages, on découvre pas à pas la naissance et le développement d’une amitié, mais aussi le travail réflexif de trois poètes en plein bouillonnement créatif. C’est d’ailleurs cette valeur historique qui avaient poussé Ilse et Pierre Garnier à envisager dès la mort de Claus la publication de cette correspondance, « au cœur de la naissance, de la production et de l’extension de la poésie spatiale » (Une amitié de lettres, p. 9), Pierre travaillant lui-même avec sa fille à la traduction en français des lettres en allemand.
7Le premier contact entre les trois poètes donne le ton. Pierre Garnier, qui connaît l’œuvre de Claus depuis le numéro de movens paru en 1960, et vient d’en voir des exemples dans un catalogue d’exposition, demande au poète allemand le 19 septembre 1963 s’il accepterait de participer au « Comité international » qu’il envisage de constituer sous la bannière du spatialisme. Dans sa réponse de plusieurs pages qu’il envoie par retour de courrier, Claus se demande si leurs conceptions du sujet et du rôle des rapports sociaux ne sont pas trop éloignées pour cela. Les discussions sont lancées. Elles se poursuivront inlassablement, de manière particulièrement dense jusqu’en 1969 (plus de la moitié des lettres).
8De lettre en lettre, Claus continuera de formuler ses remarques, toujours admiratives, sur des poèmes de Pierre Garnier (« Janvier », lettre du 1er janvier 1964 ; « mars », lettre du 22‑23 mars 1964), ou sur la poésie sonore d’Ilse Garnier (lettre du 25 août 1964, le texte écrit à ce sujet et daté du 6 septembre 1964 sera publié dans le no 33 des Lettres qui, des numéros 29 à 35, fut l’organe de la poésie spatialiste). Il fera part de réflexions sur la kabbale, un de ses centres d’intérêt importants. Il précisera aussi, à l’occasion, certains aspects de sa propre poétique, comme dans cette lettre du 6 mai 1968 où, remerciant Pierre Garnier qui présente des œuvres de lui à la Maison de la culture d’Amiens, il ajoute :
Comme tu exposes la feuille originale, je suggère, si cela est possible, de la placer entre deux verres et de la suspendre dans l’espace, de telle sorte que le spectateur / lecteur puisse regarder les deux faces, « tourner autour ». Car la dialectique, l’interaction entre recto et verso, joue chez moi un rôle essentiel.
9Les « transparents » reproduits dans l’édition française permettent justement cette double lecture.
10De son côté, Pierre Garnier est amené à clarifier, pour son interlocuteur, certaines de ses positions, par exemple sa définition du spatialisme, présenté « comme un art général des langages qui va des racines de la langue, le souffle, jusqu’à la poésie mécanique, qu’elle soit produite par l’homme ou par les machines électroniques ou autres » (lettre du 6 mars 1965), puis comme « un humanisme » (lettre du 27 juin 1965). Au début des années 1970, il lui fait part aussi de l’essoufflement, qui devait par la suite s’avérer simplement provisoire, des poésies concrètes : « L’heure des bilans a sonné » (lettre du 18 janvier 1972), dit-il. L’éloignement des deux interlocuteurs exige parfois de telles mises au point théoriques ou historiques, intéressantes pour le lecteur d’aujourd’hui qui les voit ainsi formulées de manière particulièrement concise, et apprécie au passage la familiarité croissante entre les deux hommes, qui seule permettait des échanges aussi francs.
11Chacun envoie à l’autre des poèmes, des textes, des enregistrements, et le tient informé de l’avancement de sa propre création. Le lecteur suit alors, en pointillés, la genèse d’œuvres qu’il ne connaît le plus souvent que sous leur forme publiée. Les exemples sont nombreux. Le 3 novembre 1964, Claus demande ainsi à Ilse et Pierre Garnier s’ils ont « fini d’installer la "capsule" d’expérimentation au milieu de [leur] appartement », désignant la petite pièce dans laquelle Ilse enregistrait ses poèmes sonores. Le 2 août 1965, lui-même explique qu’il est depuis plusieurs semaines plongé dans une « expérience bioélectrique avec des corpuscules consonantiques ». Le 1er décembre 1963, Pierre Garnier évoque la genèse d’Othon III, le 15 mai 1981 de son travail en cours sur les mythes (Tristan, Orphée et Don Giovanni). La genèse des Fensterbilder, le premier livre d’artiste d’Ilse Garnier, est aussi mentionnée en janvier 1983. Autant d’indications discrètes qui permettent de dater les genèses, et rendent les œuvres vivantes, prises sur le métier même. L’avancement de la revue Les lettres, la préparation des expositions successives auxquels les trois poètes participent, font aussi l’objet de nombreux commentaires.
La France, l’Allemagne, l’ailleurs
12L’entente entre les poètes se lit dans les déclarations d’amitié qui ponctuent leurs lettres. Elle se devine aussi dans les efforts qu’Ilse et Pierre Garnier déploient pour faire connaître l’œuvre de Claus en France. Pierre Garnier publie un article sur le poète allemand dans le n° 33 des Lettres, envoie des poèmes à Julien Blaine pour le n° 19 de sa revue Doc(k)s consacrée à la poésie concrète et expérimentale des pays de l’Est. Ilse Garnier écrit un texte sur Claus, resté longtemps inédit et publié pour la première fois dans Une amitié de lettres. C’est aussi que Claus ne peut veiller lui-même à la diffusion de son œuvre. Les limites qui lui sont imposées par le gouvernement de la RDA se lisent en filigrane dans les lettres qu’il envoie à ses deux correspondants, sans jamais pour autant renier son attachement au communisme. Son courrier est contrôlé, et le régime ne l’autorise pas à envoyer ses œuvres pour une exposition en Allemagne de l’Ouest (1er janvier 1964) ni à participer en mai 1985 au colloque de Bielefeld, où se retrouvent chaque année les poètes d’avant-garde (Ilse Garnier lui en fait un compte rendu circonstancié dans une lettre du 20 mai 1985).
13Grands voyageurs, Ilse et Pierre Garnier tiennent leur ami informé de leurs contacts avec l’extérieur. Ils lui parlent du poète tchèque Ondra Lysohorsky, dont Pierre Garnier a traduit des poèmes, et de Jiri Kolar, autre poète tchèque que le couple a rencontré (lettre du 9 août 1964). Un « triangle Amiens-Annaberg-Bratislava » est en train de se former, dit Pierre Garnier dans une lettre du 17 janvier 1964. Ilse et Pierre Garnier signalent aussi à Claus la mort du poète japonais Niikuni Seiichi, avec qui ils ont réalisé un disque de poèmes franco-japonais, que le poète allemand a d’ailleurs reçu le 3 août 1971. Au gré des nouvelles données des uns et des autres, le lecteur est plongé dans l’activité internationale des poètes spatialistes en train de se faire.
14Que se serait-il passé si Claus avait pu voyager davantage ? Ilse et Pierre Garnier lui rendent visite pour la première fois à Annaberg en 1964, pour la dernière fois en 1984. Tous se revoient à Bielefeld au début des années 1990. À plusieurs reprises, Pierre Garnier et Carlfriedrich Claus expriment leur désir de réaliser une œuvre commune. Le poète français envisage même de « créer un film sonore » (lettre du 8 juin 1964). Des projets sont envoyés, mais n’aboutissent pas. On ne peut que rêver à ce qu’aurait pu donner une collaboration plus poussée dans le domaine de la création. À voir les œuvres réalisées par Ilse et Pierre Garnier en hommage à leur ami disparu, à la fois nombreuses et très abouties, le lecteur est en tout cas saisi par l’importance que revêtit pour eux ces échanges poursuivis pendant trois décennies. Pour les trois poètes, qui ignoraient la notion de frontière, cette amitié des deux côtés du rideau de fer représenta assurément une part importante de leur vie. La publication, en allemand et en français, de leur correspondance, est sans aucun doute l’une de leurs plus belles réalisations, et donne la mesure de l’importance historique de ces trois figures dans la construction des avant-gardes.