La débalzacianisation chez Flaubert : une réinvention du roman historique
1Le processus de débalzacianisation chez Flaubert correspond à une déconnexion entre l’histoire privée du personnage et l’histoire collective. Le présent volume, qui réunit les actes du colloque de janvier 2018 intitulé « Flaubert. Histoire et étude des mœurs : Madame Bovary et L’Éducation sentimentale (1845 et 1869) », en fait une brillante démonstration.
2Ce concept s’était révélé trente ans plus tôt concernant Madame Bovary1, mais il s’applique naturellement à L’Education sentimentale dont les deux versions dominent les essais (22 au total) contenus dans le présent recueil.
3Les directrices de l’ouvrage, Juliette Azoulai et Gisèle Séginger, sont deux spécialistes de Flaubert dont les travaux constituent des références dans tout ce qui touche à la représentation et l’usage de l’Histoire passée et contemporaine chez Flaubert. Elles rassemblent ici une multiplicité de perspectives partant de l’intérêt que Flaubert a démontré dès son plus jeune âge pour les récits de fiction et les ouvrages d’intérêt historique, intérêts parallèles qui nourrissent toute son œuvre et qui furent reconnus très tôt, notamment par Jules Lemaître2.
4Bien que Flaubert reproduise dans ses textes les opinions et sentiments de ses contemporains par rapport à certains événements, ses personnages ne sont pas tous acteurs de l’Histoire. Toutefois, ils sont affectés par les changements qui se mettent en place autour d’eux. J. Azoulai et G. Séginger voient ainsi au cœur du roman flaubertien une histoire continue qui ne peut être appréhendée « qu’au croisement de l’anthropologie historique, de la psychologie sociale et de l’histoire des représentations, des mentalités ou des sensibilités » (p. 13).
5Elles organisent leur volume selon quatre axes dont les thèmes correspondent à la représentation du contemporain, l’étude de mœurs et l’évolution des mentalités post‑1848 dans les romans de Flaubert, et la modernité de son approche de l’Histoire comparée à celle de Balzac.
Balzac & Flaubert : une filiation rebelle
6Plusieurs essais tentent d’affirmer une ascendance de Balzac sur Flaubert tout en soulignant la différence de leurs visions respectives. Le Paris des années 1840, représentant le présent pour l’un et le passé pour l’autre, leurs perceptions du moment sont nécessairement divergentes, même si les deux auteurs s’accordent sur le fait que le passé s’écrit plus aisément, étant arrêté, que le présent, instable. Selon Aude Déruelle, alors que Balzac cherche à fixer le présent en l’ordonnant par le biais d’un condensé du réel, Flaubert, lui, s’applique à recréer sa labilité. Comment s’y prend‑il ? En éparpillant des références non explicitées à l’actualité passée, Flaubert inspire à ses lecteurs le sentiment d’être au cœur d’un présent en mouvement et reconstruit l’inconnaissabilité du vécu en temps réel. Flaubert fait en sorte que les références temporelles nivèlent les fragments dispersés de l’histoire dans le flux de laquelle son personnage central est emporté.
7Si le thème de la prostitution de et dans la société est commun à Balzac et Flaubert, notamment le commerce des corps et de l’art, son traitement en est quelque peu outré chez Balzac alors que Flaubert entretient l’ambiguïté. Dans L’Éducation sentimentale, le théâtre se trouve associé à la prostitution par le biais de l’histoire personnelle des actrices, suggérant la compromission morale d’un grand nombre. J. Azoulai distingue en outre, dans les bals des aristocrates, la « parade prostitutionnelle » (p. 129) des femmes aux robes très décolletées qui rappellent les maisons closes à Frédéric Moreau.
8Le théâtre permet par ailleurs à Olivier Bara de comparer Balzac et Flaubert à nouveau dans la façon qu’ils ont de désigner la fausseté du sentiment politique chez les personnages prenant des expressions et des poses dramatiques. Mais, contrairement à Balzac, Flaubert se sert de la juxtaposition de moments disjoints pour arriver à cet effet.
9Comme G. Séginger le rappelle, Flaubert, excédé par les comparaisons avec son aîné, déclare au moment de la parution de Madame Bovary : « quant au Balzac, j’en ai décidément les oreilles cornées3 » et à la mort de celui‑ci, il évoque une évolution irrémédiable du roman qui s’éloigne du style de Balzac. La médiocrité qui domine la société dépeinte par Flaubert empêche en effet tout rapprochement avec l’approche balzacienne.
10Bien des articles de ce volume prennent pourtant Balzac pour référence en dépit du fait que, comme l’écrivait Maupassant, « tout en admirant son incontestable génie, [Flaubert] considère [Balzac] non point comme un écrivain imparfait, mais comme pas écrivain du tout4 ».
L’Histoire d’une génération ?
11Pour Éléonore Reversy, L’Éducation sentimentale se lit comme une sorte de chronique que les personnages parcourent au quotidien, une chronique morcelée à la façon d’un journal dans lequel se côtoient diverses nouvelles reflétant leur époque. Celles‑ci sont en fait révélées dans les conversations se tenant aussi bien à Paris qu’en province, en particulier dans les soirées où l’on commente les faits divers et événements politiques du jour. Le roman permet ainsi une réflexion sur la massification de l’information et la rapidité de sa circulation. L’Éducation sentimentale serait un roman actualiste, celui d’une génération, qui rapporte les faits tout en fragmentant la narration historique, évitant ainsi la cohérence.
12Ce choix du désordre, si répandu dans toute l’œuvre de Flaubert, s’accompagne d’un non‑positionnement politique illustré ici par les essais de Yannick Marec et Joëlle Robert. Tous deux s’intéressent aux expériences personnelles de l’auteur qui ont nourri la rédaction de L’Éducation sentimentale et se penchent, respectivement, sur l’insurrection rouennaise et sur les relations qu’il a entretenues avec le Second Empire (en particulier son amitié avec le prince Napoléon). Dans les deux cas, Flaubert fut convaincu de prendre ses distances avec les politiques de tous bords, tout en les observant de près afin de mieux s’en servir dans ses écrits, dans un but avoué : « Je veux faire l’histoire des hommes de ma génération5 ».
13Par la présence de l’événement dans le roman, Flaubert problématise la tension ambiguë entre l’intime et le collectif. Selon Corinne Saminadayar‑Perrin, la peinture des répercussions d’épisodes historiques dans la vie de tous les jours permet à Flaubert d’offrir une vision de l’évolution des mœurs. L’histoire s’efface ainsi au profit du témoignage direct des personnages. Dans « Un cœur simple », les tout premiers mots suggèrent que la protagoniste, loin d’avoir pu bénéficier des changements apportés par la Révolution, a subi un demi‑siècle de servitude. Il n’en sera d’ailleurs plus question dans le reste du conte car, chez Flaubert, c’est l’histoire personnelle de chacun qui ressort, vécue de façon « partielle et partiale » (p. 72). Ainsi, dans L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet, certaines dates significatives concernant les années post‑1848 ponctuent‑elles des moments sans importance dans la vie des personnages. Il s’agit là d’un procédé d’arasement qui démontre que l’importance des aspects de l’actualité est relative.
14Élargissant le sujet de la subjectivité — dont les procédés concernant l’Histoire chez Flaubert ont été dégagés ailleurs par Paule Petitier6 —, G. Séginger nous éclaire sur la gamme émotionnelle présente au xixe siècle, d’une passion politique parfois débordante à la froideur des élites, en passant par une sensibilité générale influencée par le romantisme. Dans L’Éducation sentimentale, Flaubert libère l’expression de ces émotions. Ainsi relate‑t‑il les peurs, fureurs et espoirs de certains observateurs, selon leur réaction aux événements du jour, par là même subjectivés, « donnant ainsi de la révolution une image brouillée à cause de la divergence des regards et du chaos des réactions et des sentiments » (p. 150). Flaubert se penche sur l’origine de ce sentimentalisme, parfois orienté et exploité par les hommes politiques. L’émotion publique est, toutefois, aussi le moteur d’admirables actions collectives, surtout quand s’y ajoute une distinction morale. Mais pour Flaubert, le sentiment prévaut trop souvent sur l’action dans tous les domaines. Son roman expose les illusions de la politique en montrant tout ce qui découle d’une sentimentalité qui entretient les mythes de 1789.
Histoire des mœurs & histoire littéraire
15Les modèles du passé sont porteurs d’images qui servent l’intérêt de Flaubert, souvent analysé (notamment par Anne Herschberg Pierrot qui propose ici un article), pour les imitations et les clichés. Dans L’Éducation sentimentale, les conversations sont en effet rapportées au style indirect avec des « ils », des « on » et des « tous » qui donnent une impression de communauté de mœurs dépassant les clivages sociaux, mais qui gomment l’individu : « le roman saisit moins l’objectivité des mœurs que leur construction subjective et stéréotypique », conclut Jacques‑David Ebguy (p. 264). L’appartenance à certains groupes peut ainsi s’avérer purement imaginaire, le fruit d’une autosuggestion, un transfert romanesque. Les romans à la mode deviennent ainsi des modèles d’identification, et ceux de Walter Scott, Hugo ou Balzac influencent les attitudes de leur époque. L’événement littéraire, comme l’événement historique auquel il est lié, se mesure ainsi aux pratiques qu’il induit.
16José‑Luis Diaz s’arrête sur les conversations autour des livres, causeries qui dessinent un panorama d’histoire littéraire, et sur la satire au cœur de L’Éducation sentimentale des projets intellectuels des personnages, à la fois instables et ambitieux, d’ailleurs voués à l’échec. Les écrivains ratés en sont réduits à évaluer le contenu des bibliothèques des uns et des autres. Flaubert dénonce ainsi l’idéologie littéraire, empreinte de romantisme, confondant la littérature et la vie. Par ailleurs, les titres des spectacles de théâtre mentionnés dans le roman, comme autant de marqueurs historico‑culturels, dressent un portrait d’une époque où les discussions mêlant Dumas, Hugo et Shakespeare dénotent une confusion esthétique, confusion qui révèle un manque de connaissance et de sincère intérêt pour l’art.
17Le théâtre, dans L’Éducation sentimentale, est en fait le miroir de la vie sociale et morale de l’époque (1830‑1848). En tant que lieu de spectacle, de l’imaginaire et de perception du réel, il participe à l’histoire des émotions et des représentations. Pour O. Bara, les références aux salles parisiennes qui ponctuent le texte situent les personnages géographiquement et socialement, et illustrent leur mobilité dans le temps. Frédéric, dans son rôle de témoin, devient spectateur d’un théâtre d’ombres. Le récit de la révolution est lui‑même ponctué de références au spectacle, comme si le drame avait débordé dans la rue et que les révolutionnaires n’étaient en somme que d’assez piètres acteurs. Le théâtre, comme J. Azoulai le rappelle, peut toutefois être le lieu où se déroulent des bals durant lesquels, par la danse, chacun tente de faire valoir son individualité.
18Romain Benini souligne le fait que, dans L’Éducation sentimentale, Flaubert ne met guère de prolétaires en scène. Seuls des personnages mineurs peuvent être considérés comme appartenant au peuple. Ils sont anonymes et simplement identifiés par un trait physique ou leur activité sociale. Cette technique se retrouve en fait dans les chansons qui traduisent la fierté d’avoir participé à l’insurrection. La chanson est l’art privilégié de l’expression populaire à l’époque et La Vatnaz, par exemple, se rapproche socialement des ouvriers par son discours de Vésuvienne dont les idées sont déjà présentes dans les chansons révolutionnaires. Comme le lui fait remarquer Sénécal, et contrairement à Dussardier, Frédéric n’a aucun recueil de poètes‑ouvriers, également auteurs de chansons, dans sa bibliothèque. Leurs interprètes restent de surcroît non identifiés, leur voix étant l’expression d’une émotion collective. Flaubert voit dans la chanson la manifestation archétypale de la naïveté de 1848, de la croyance en une authenticité populaire et politique des chansons.
19Quant aux bals, L’Éducation sentimentale de 1845 y consacre un chapitre entier, dans la version de 1869 Flaubert en offre trois tableaux, et Madame Bovary présente deux exemples de bals, l’un aristocratique (le fameux épisode du château de la Vaubyessard), l’autre public et masqué, à Rouen. Tous permettent à l’auteur de montrer les mœurs de divers groupes (étudiants, grisettes, bohèmes, bourgeois ou lorettes) et les variétés de comportement quand différentes classes sociales s’y retrouvent. Au bal de Rosanette, on danse jusqu’à l’essoufflement en profitant de l’effacement des conditions sociales que permet le déguisement, tandis qu’au bal des Dambreuse, on converse plus qu’on ne danse. Mais dans les deux cas, on déploie des stratagèmes de séduction. Les expériences du bal pour Emma seront source de désillusions, le bal étant le lieu des disparités sociales et de la disproportion entre les désirs des personnages et leur impossible réalisation. On observe dans la représentation du bal chez Flaubert toutes les ambiguïtés liées à la démocratisation de la société de l’époque. Les suites du bal peuvent d’ailleurs s’avérer mélancoliques et même, dans certains cas, macabres. J. Azoulai propose d’historiciser ces émotions contradictoires dans le contexte de l’agitation sociale de 1848. Elle voit dans le caractère méthodique de l’écriture flaubertienne un antidote à l’esprit sentimental quarante‑huitard.
Histoire politico‑économique & roman de mœurs
20Pour Flaubert, comme le rappelle Niklas Bender, la démocratie est l’héritière d’un christianisme dogmatique et ne peut donc pas être juste, d’autant qu’elle correspond dans la société à un nivellement par le bas. Les choix de vie de Frédéric reflètent le potentiel promis par la démocratie. Ils sont cependant tour à tour abandonnés pour une variété de raisons, du manque de conviction et de responsabilité à l’inconstance de ses sentiments amoureux. La vision de Flaubert de la démocratie a été comparée à celle d’Alexis de Tocqueville7. Son essai, De la démocratie en Amérique, voit en effet le citoyen démocratique comme un individu désorienté et changeant qui, tel Frédéric, sort affaibli de son émancipation. Le roman moderne tel qu’il est façonné par Flaubert est l’illustration de ce que Tocqueville affirme dans cet essai : dans la société démocratique moderne, la littérature change de vocation, se détourne de l’idéal et assume la médiocrité qui empreint les mœurs égalitaristes. Dans le langage de l’époque, souligne Philippe Dufour, médiocrité devient antonyme d’ambition. Se pose alors à Flaubert une difficulté de taille : « Bien écrire le médiocre et faire qu'il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique8 ». Il y parviendra en partie en intégrant le roman intime au roman de mœurs.
21L’Éducation sentimentale, à travers le socialiste Sénécal, envisage la possibilité d’un despotisme démocratique. Nobuyuki Hirasawa souligne l’antipathie de Flaubert pour la doctrine socialiste, et rappelle qu’il se déclare « libéral enragé ». Sa pensée se rapproche de celle de Frédéric Bastiat qui fait contrepoids à l’idéologie socialiste. Flaubert a lu ses ouvrages, comme Harmonies économiques (1850), et l’un de ses carnets de travail mentionne entre autres un discours de Bastiat. La théorie de ce dernier s’élabore dans le contexte des années 1840. Après s’être engagé en politique vers 1848‑1850, il sera d’ailleurs élu député à l’Assemblée constituante. Défenseur de la liberté individuelle, Bastiat rejette à la fois les conservateurs et les révolutionnaires, et prône un « individualisme rationaliste », à l’encontre du « collectivisme sentimental du socialisme » (p. 215) qui, dans le roman, menace de se transformer en tyrannie. Bastiat, comme Flaubert, s’oppose au protectionnisme des bourgeois conservateurs. Ils voient dans les deux mouvances des tentatives de détournement du pouvoir à leur propre profit.
22La place de l’individu dans la société est au cœur des préoccupations romanesques de nombreux auteurs de l’époque, notamment par le biais du roman d’apprentissage, dont Flaubert reprend les prémisses. Son personnage mobile est à la fois produit et reflet d’une société sur la transformation de laquelle l’auteur porte un regard critique. Selon J.‑D. Ebguy, L’Éducation sentimentale fait le spectacle des mœurs en démontrant leur fragilité et travaille à défaire toutes les formes de sociabilité. La bêtise tant honnie par Flaubert viendrait en partie d’une volonté aveugle généralisée de faire corps, déniant la possibilité d’envisager de nouvelles idées ou nouveaux styles de vie, une certaine forme d’individualité. Comme d’autres, Frédéric se croit différent, mais c’est une illusion car l’emprise de l’autre sur le moi (allant jusqu’au désir d’être l’autre) domine jusqu’à l’expression de soi. Frédéric en devient une sorte de caméléon, se pliant aux attentes des uns et des autres, liant les groupes entre eux, tout en restant lui‑même marginal. La débalzacianisation du roman flaubertien est complète.
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23Ce recueil, dont la portée critique est importante dans ce qu’elle ajoute au débat qui a commencé peu avant la mort de Flaubert, consistera à n’en pas douter en un formidable outil pour tout chercheur travaillant sur les rapports entre littérature et histoire du xixe siècle français en général, et sur Flaubert en particulier. Les chapitres sont clairement rassemblés en quatre parties : Histoire et actualité, Histoire des pratiques culturelles, Histoire des sensibilités et des mentalités, et Le roman de mœurs moderne : histoire privée, histoire collective. Comme avec tout ouvrage collectif, on a parfois l’impression qu’un ordre différent aurait pu fonctionner tout aussi bien, voire mieux, selon les thèmes favorisés. Ce sentiment est renforcé à la lecture d’essais innovants et fouillés, mais qui semblent porter sur des sujets différents de l’ensemble et du cadre annoncé par les directrices dans leur introduction (l’excellent travail de Jean‑Marie Privat sur « L’arrière‑pensée animale du récit » en est un exemple). La lecture du volume n’en demeure pas moins fructueuse et éclairante.