Dialoguer avec Rimbaud
1Le numéro des Cahiers de Littérature Française d’octobre 2005 est consacré à Rimbaud. Dans l’avant-propos, André Guyaux qui a supervisé cette livraison, affirme : « Il n’est pas impossible que Rimbaud se prête mieux que d’autres aux monologues de la critique. Peut-être suis-je injuste, mais l’image qui me parvient de la bibliographie rimbaldienne au tournant du millénaire est qu’elle monologue beaucoup et dialogue peu. Le même propos rebondit d’un compte rendu à un article, d’un article à un livre. Les séminaires s’épuisent en reconduisant les mêmes sujets. De volumineux volumes paraissent, qui rassemblent tout ce qu’on sait. La compilation relaie l’inspiration. » Ces propos à la fois prudents et polémiques, expliquent bien les caractéristiques paradoxales des recherches sur Rimbaud : l’abondance des recherches et la ‘‘discommunication’’ entre les critiques. Comme l’on fait à propos des ‘‘grands écrivains’’, on traite le corpus, pourtant très limité, de Rimbaud en une analyse infinie et détaillée. Les recherches rimbaldiennes courent donc le risque de se répéter. Comme dit Jean Molino, « nous ne sommes pas sortis du mythe de Rimbaud. » et il est possible qu’une affection personnelle pour le poète nourrisse cette surinterprétation. C’est ainsi que les critiques, évitant « le grand style, le style sublime et tout pathétique », doivent dialoguer et « contribuer à restaurer le débat, la question, l’idée » pour ne pas finir isolés comme le poète « assis dans une cabane de bambous, volets clos » dont Rimbaud s’est moqué dans Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs.
2Ce bulletin comprend onze articles. Nous allons présenter d’abord trois études sur la littérature comparée qui caractérisent nettement ces Cahiers. Elles s’attachent à mettre en relation Rimbaud et les écrivains italiens, successeurs de la poésie rimbaldienne. Nous présenterons ensuite les autres articles en fonction de leurs angles d’attaque respectifs.
3Trois études sur les relations entre Rimbaud et les écrivains italiens
4L’article de Mario Matucci, « Le Rimbaud de Soffici », est consacré à la fortune critique de Rimbaud, du dernier quart du XIXe siècle à la première guerre mondiale. Rimbaud, le livre de Soffici publié en 1911 dans la revue florentine La Voce, a joué un rôle important au sein de l’histoire de la critique littéraire en Italie. Il est le point de départ des recherches rimbaldiennes en Italie : ce livre inaugure la série des monographies rimbaldiennes. Mario Matucci mentionne aussi deux éditions de Rimbaud, celle de Luca Pietromarchi et celle de François Livi.
5Dans « Diego Valeri face à Rimbaud », Mario Richter présente le poète italien, l’un des plus remarquables du XXe siècle, aujourd’hui tombé dans un injuste oubli. Valeri a voulu affronter le problème de Rimbaud. Il aimait Verlaine qui a été situé pour lui parmi les « bons enchanteurs » de sa jeunesse et comme un « amour oublié. » Mais les surréalistes ont contribué à saper son crédit au profit de Rimbaud. C’est ainsi qu’en 1946 Valeri se voit obligé d’affronter le poète du « Voyant. » En présentant des poèmes de Rimbaud devant les médias, Valeri qui appréciait notamment Bonne pensée du matin, un poème plus verlainien selon lui, a réfléchi sur le jeune poète à travers les époques. Valeri considère Rimbaud comme celui qui « a tout à gagner à être lu, simplement en tant que poète ; en tant que l’un des grands poètes du Symbolisme. »
6Olivier Bivort analyse, dans « Pasolini sous le signe de Rimbaud », les relations entre Rimbaud et Pasolini, le grand écrivain italien de la seconde moitié du XXe siècle. Bien que les conditions historiques de la littérature séparent profondément les deux auteurs, la « présence » de Rimbaud dans l’œuvre de Pasolini est constante et impérieuse. Après la découverte de Rimbaud pendant ses études au lycée, Pasolini s’éloigne de la société fasciste. Il affirme être « devenu antifasciste pour avoir lu à seize ans un poème de Rimbaud. » Lorsqu’il était étudiant à l’Université de Bologne, il publie son premier livre, Poesie a Casarsa, écrit entièrement en dialecte frioulan. Avec cette langue qui ne porte pas le poids de la culture littéraire, Pasolini tente de donner la réponse à la crise de la parole exprimée par Rimbaud dans Une Saison en enfer. Le poète dénonce la difficulté de transmettre des émotions et des impressions vraies dans une langue qui les dénature. La grand saison rimbaldienne de Pasolini est donc d’abord celle des années quarante et sa poésie dialectale. Il est à noter qu’il a publié la traduction d’Enfance en dialecte italien. Puis, dans des années soixante, alors que Pasolini vit une période difficile, Rimbaud revient au centre de son œuvre. La Divina Mimesis et les 《notes et fragments pour le chant Ⅳ » sont le fruit de la poésie rimbaldienne. La figure de Rimbaud apparaît dans Teorema comme un symbole de rédemption et de pureté « quoique plein de sang ». L’œuvre de Rimbaud est au centre de l’œuvre de Pasolini. Ce dernier n’a cessé de rappeler le poète français dans ses écrits, ses films et ses interviews.
7Une autre étude de la littérature comparée
8Outre ces trois articles, il y a aussi une autre étude sur la littérature comparée, celle d’Yves Reboul : « De Hugo et d’une critique rimbaldienne ». C’est une étude classique. Hugo en rapport avec les poèmes du premier Rimbaud. En comparant Hugo et Rimbaud, dans L’Homme juste, se référant à Pierre Brunel sur le texte en question, Yves Reboul nous donne une interprétation nouvelle de la notion de « contre-évangile ».
9Deux études philologiques
10Dans son « Voyelles, virgules et point-virgules », article purement philologique, André Guyaux présente deux versions différentes de manuscrit des Voyelles, celui, autographe, conservé à Charleville et le manuscrit de Verlaine. La divergence entre les deux tient notamment à la ponctuation. Selon lui, il y a une cohérence, dans chacune des deux versions.
11Claude-Pierre Pérez s’intéresse au mot « Baou » qui apparaît dans Dévotion, l’un des poèmes des Illuminations. Selon lui, ce mot obscur donne à penser sur la manière dont Rimbaud compose, ou peut composer. Il explique que, sans inventer, il procède plutôt par collage de bribes rapportées en exploitant les ressources non pas de la langue seulement, mais des langues, et même des dialectes ou des patois, en faisant usage de l’aléatoire et de l’hétérogène. Sur le même sujet, signalons un autre article qui a le même titre « Baou » et que Pérez n’a pas mentionné, écrit par Roger Little dans le premier numéro de Parade sauvage (octobre 1984).
12Une étude d’histoire littéraire
13Dans son article « La lettre du 15 mai et les seconds romantiques », Yann Mortelette observe le milieu littéraire de la poésie de l’époque de Rimbaud. Dans la lettre du 15 mai adressée à Demeny, Rimbaud désigne comme « seconds romantiques » non seulement des poètes parnassiens mais aussi des romantiques d’avant 1830, des romantiques d’après 1830, des partisans de l’art pour le progrès, des poètes engagés, des compagnons de route du Parnasse contemporain, des poètes de la génération qui précède et même la Bohème littéraire. L’inventaire de Rimbaud soulève le problème de l’homogénéité du Parnasse, non réductible au Parnasse contemporain. Les catégories établies au sein de l’appellation « seconds romantiques » ne sont pas celles que l’histoire littéraire a retenues. En partant de ce point de vue, Yann Mortelette essaie de redécouvrir plusieurs poètes mentionnés par Rimbaud mais oubliés par notre époque. Cette recherche nous donne des informations sur l’époque de Rimbaud qui peuvent servir d’éléments de base à un éclairage nouveau sur les conditions de la littérature en 1871. Néanmoins, on s’étonne que l’auteur ne mentionne pas l’origine de l’expression « seconds romantiques ». Est-ce Rimbaud qui a inventé cette expression ? Qui a mis cette dénomination en circulation ? Répondre à ces questions permettrait d’établir des premisses fondamentales pour les recherches d’aujourd’hui. Cette étude sur l’origine de l’expression nous permettra aussi de comparer les « seconds romantiques » selon Rimbaud avec ceux de l’histoire littéraire.
14Deux analyses textuelles
15En partant de l’observation des photographies de Rimbaud enfant, Marco Vignolo Gargini analyse Les Poètes de sept ans sous l’angle de l’autobiographie. Il s’agit surtout des relations entre Rimbaud enfant et sa mère, et entre Rimbaud et la Commune. Bien que ce sujet soit déjà connu, cette analyse nous fournit une interprétation sous un angle original.
16Jean-Luc Steinmetz traite des problèmes de Délire II, dans son « Phases d’un délire ». Il relit surtout des poèmes de 1872 repris et modifiés dans Une saison en enfer. La reconstruction des poèmes que Rimbaud propose témoigne d’une nouvelle idée de la poésie. Il ne cite pas tous les poèmes de 1872. Il fabrique une cohérence, de son propre chef, différente de celle de l’année précedente. Pour résoudre l’enigme de « bonheur et de malheur » que Rimbaud propose, Steinmetz commence par l’analyse de l’origine de « l’Alchimie du verbe » qu’on trouve, selon l’auteur, dans Baudelaire. Puis il met en evidence le contexte et l’evolution de l’histoire d’hallucination sous titre de Délire II, en observant, selon l’ordre du recit, les poèmes cités de 1872 : Larme, Bonne pensée du matin ( ces deux poèmes sont sans titre dans Délire II), Chanson de la plus haute tour, Fête de la faim ( Faim dans Délire II), Éternité (sans titre dans Délire II) et « Ô saison, ô châteaux ». Relevons une petite imprécision dans l’article : sa lettre à Delahaye de mai 1873 au lieu de « sa lettre à Delahaye d’avril 1873 » (p. 91).
17Deux études thématiques
18 Partant d’études précédentes, « Rimbaud, la chanson, la musique, le théâtre, l’opéra » de Sandro Gugliermetto a pour but de nous éclairer sur le rapport entre la musique et la création poétique chez Rimbaud. Après l’analyse de la Chanson de la plus haute tour, acceptant l’idée de l’assimilation de la culture populaire dans le champ poétique par Rimbaud, l’auteur analyse la perception auditive en observant le processus créateur du dernier Rimbaud, dans les Illuminations.
19 L’autre étude, « Rimbaud et l’adieu au politique » d’Éric Marty, est à plus d’un titre intéressante. Il affirme ainsi : « l’adieu est toujours une opération solitaire, obscure, clandestine, non-accompagnée, au point parfois de passer inaperçu et dont les quelques modèles discursifs laissés par l’histoire sont souvent marqués par l’infamie de la trahison. » Certes, certains exégètes ont souvent traité des relations entre les poèmes de Rimbaud et le politique, mais rarement de l’adieu au politique. Selon Marty, le sujet Rimbaud, dans son adieu au politique, ne redevient pas tel qu’il était avant le politique mais il transforme le poétique : l’adieu au politique serait l’acte paradoxal par où Rimbaud transforme le politique en poème. Marty analyse ainsi l’adieu au politique en le divisant en trois catégories : ‘‘l’adieu lyrique’’ apparaît dans « Qu’est-ce que pour nous mon cœur », ‘‘l’adieu métaphysique’’ dans « Mauvais sang » d’Une saison en enfer et ‘‘poétique de l’adieu’’ dans les textes Solde, Ville, Soir historique… et Génie, le poème même de l’adieu, le dire d’une politique de l’adieu.
20 En lisant ces Cahiers sur Rimbaud, il nous semble qu’il y a un décalage entre le ton de la préface et le contenu du volume. Cette nouvelle revue ne donne pas une si forte impression de renouvellement de la recherche rimbaldienne par rapport aux deux autres revues, Rimbaud vivant et Parade sauvage. Certes il y a des articles tout à fait intéressants, notamment ceux consacrés aux relations entre Rimbaud et les écrivains italiens. Mais les autres études se fondent principalement sur des approches habituelles et leurs sujets ont déjà été assez bien traités jusqu’à présent dans d’autres études. En outre, un certain nombre de critiques présents dans ce numéro publient assez régulièrement leurs articles dans Parade sauvage. Le recueil remplit-il donc vraiment son contrat ?
21Afin de trouver ‘‘l’inconnu’’ dans la poésie rimbaldienne, les exégètes doivent certes trouver davantage d’occasion de dialogue. En ce cas, ils doivent « dialoguer » modestement, prudemment et sans préjugés.