Ségurant ou le Chevalier au Dragon, découverte d’une œuvre et d’un héros singuliers
1Un an après son édition de Ségurant ou le Chevalier au Dragon, Emanuele Arioli continue d’œuvrer à la reconnaissance de ce roman arthurien méconnu et délaissé par la critique. Cet essai de « découverte », fourni et complet, offre aux lecteurs l’occasion de se familiariser avec un héros de chevalerie, chasseur de dragon imaginaire. L’étude de cet « ensemble narratif oublié » (p. 9) propose des analyses codicologiques, philologiques, linguistiques, stylistiques et littéraires. Le récit s’inscrit sans nul doute dans la tradition arthurienne telle que Chrétien de Troyes l’a abordée : le héros gravite autour de la cour du roi Arthur et part en quête d’aventures souvent merveilleuses.
2L’essentiel de l’histoire de Ségurant est présente dans la « version cardinale ». Il s’agit d’abord d’une histoire de génération : le récit débute par diverses aventures des aïeuls de Ségurant, qui font naufrage sur une île sauvage, qu’ils nomment l’« Île Non Sachant » ; puis surviennent les aventures du héros éponyme après son adoubement. Celui-ci se distingue par ses faits d’armes et est capable d’égaler les meilleurs chevaliers du roi Arthur lors d’un tournoi. Cependant, la fée Morgane et l’enchanteresse Sybille lui portent préjudice : poursuivi par un dragon, il est ensorcelé. Difficile alors pour la cour de savoir si ce valeureux chevalier a vraiment existé. Les « versions complémentaires » évoquent la poursuite du chevalier et relatent son désensorcellement. Les « versions alternatives » reprennent plutôt l’épisode antérieur au tournoi et à la poursuite du dragon, lorsque Ségurant vainc son oncle Galehaut lors d’une joute.
3Le volume est divisé en trois parties traitant des traditions (p. 29-161), des structures (p. 163-229) et des imaginaires (p. 231-308) romanesques. Les « points de repère » (p. 11-21) proposés en ouverture sont les bienvenus dans la mesure où ils offrent un panorama concis et visuel des versions et des diagrammes de lecture de Ségurant, ainsi qu’une chronologie des romans arthuriens en prose qui permet de l’inscrire dans la tradition. De nombreux suppléments (p. 315-528) viennent compléter l’ouvrage. Nous ne pourrons reprendre tous les apports, mais nous arrêterons sur les plus essentiels afin de mettre en valeur la richesse et la précision du propos.
Mise au point des nombreuses versions de Ségurant ou le Chevalier au Dragon
4Cette première partie, la plus longue, pose les jalons de l’histoire de Ségurant, explorant notamment la tradition manuscrite dans toute sa complexité et toutes ses spécificités. L’ouvrage d’E. Arioli parvient à dénouer les ficelles d’une tradition romanesque particulièrement lacunaire et morcelée. Il montre, dans ce chapitre, les liens tissés entre les différents manuscrits afin de reconstituer la logique de ce récit aventureux. Une large place est consacrée dans l’analyse à la « version cardinale » qui est la plus longue, la plus ambitieuse et qui offre les plus beaux passages littéraires. De fait, cette version est présentée comme étant la plus cohérente ; elle est d’ailleurs celle qui a servi de support à l’édition du chercheur, qu’il est parvenu à ré-agencer pour proposer un ensemble autonome composé de trente-neuf épisodes, relatant les aventures du héros Ségurant et déployant quelques intrigues secondaires. La « version cardinale » offre un « traitement du merveilleux », un « effacement de la dimension amoureuse » et une « caractérisation du héros » (p. 56-57) différents des autres récits arthuriens, comme Lancelot ou Tristan en prose. De surcroît, les conclusions tirées par E. Arioli sont documentées et minutieusement menées : des précisions quant aux datations sont apportées, comme celle de la « version cardinale », finalement antérieure de deux siècles1 ; la « version complémentaire romanesque » est considérée comme une continuation — même lacunaire — de la « version cardinale2 » ; une analyse diachronique des différentes versions qui s’étendent du xiie au xve siècles est proposée3…
5L’auteur clôt cette partie en justifiant l’ordre choisi pour l’édition, ordre qui correspond au récit fictionnel afin d’assurer la cohérence de la narration. Toute l’analyse fournie suggère que le roman de Ségurant peut finalement suivre plusieurs parcours de lecture compte tenu de ses différents témoins :
on pourrait considérer que cet ensemble narratif […] propose trois commencements possibles et trois développements alternatifs — certes inégaux — autour d’un noyau commun. […] Enfin, les prophéties sur Ségurant peuvent constituer un épilogue adapté à toutes les versions, une possible fin commune. (p. 90)
6Voilà qui nous permet de conclure sur l’aspect polymorphe du récit de Ségurant !
Avatars de Ségurant
7Le second chapitre de la première partie fait le bilan des sources d’inspiration des aventures du protagoniste. L’histoire d’un héros tueur de dragon représente un topos de la littérature, E. Arioli va même jusqu’à parler d’« une entité structurante du folklore universel » (p. 93). Il s’agit alors de récits initiatiques dont l’épisode de la mise à mort du monstre représente la principale péripétie. Le chercheur rappelle qu’au Moyen Âge, le dragon constitue une menace alors qu’il avait plutôt la fonction de gardien dans l’Antiquité.
8Il semble que le personnage de la mythologie nordique, Sigurd, soit l’ancêtre de Ségurant. Après un rappel de la riche légende de Sigurd, nous découvrons les points de convergence entre les deux héros : la ressemblance de leur patronyme, d’abord ; leur proche généalogie et leurs qualités respectives, ensuite. Toutefois, le sort qui leur est réservé les distingue nettement. Si Sigurd devient un véritable héros après l’épreuve du dragon et que ses aventures se terminent par sa mort, Ségurant reste un « héros inaccompli, destiné à ne pas achever son exploit principal » (p. 100).
9L’auteur prolonge ses recherches sur les tueurs de dragons et répertorie les références dans les hagiographies et les romans arthuriens. En effet, le dragon comme incarnation du mal est un élément récurrent des textes religieux, de même lorsqu’il est associé à l’orgueil et à la luxure. Présenté comme un démon dans la « version cardinale », le dragon a assurément des origines chrétiennes ; et dans la « version complémentaire prophétique », il est même question du Dragon de Babylone, c’est-à-dire une figure apocalyptique de l’Antéchrist.
10Il convient également d’identifier des précurseurs de Ségurant à travers les personnages arthuriens d’Yvain, Tristan, Lancelot et Perceval. E. Arioli répertorie ici les épisodes connus, dans lesquels les héros sont confrontés à un dragon. Le chevalier tueur de dragon constitue un leitmotiv. Le chercheur conclut que Ségurant, le Chevalier au Dragon, « a probablement été conçu comme un double du Chevalier au Lion » (p. 106). Enfin, la littérature compte des personnages secondaires surnommés Chevalier au Dragon, mais l’animal est alors l’allié d’un chevalier perçu négativement. Nous découvrons ainsi à travers des passages choisis « li chevaliers au Dragon » de la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil, le chevalier diabolique du Haut Livre du Graal ou encore Orilus du Parzival de Wolfram von Eschenbach. L’auteur rappelle avec précaution que si ces personnages ont pu nourrir celui de Ségurant, ce dernier reste bien un ennemi, un adversaire du dragon.
11La « version cardinale » explicite, de surcroît, ses intertextes : les premiers romans arthuriens en prose. Cette pratique courante pour légitimer la fiction romanesque est bien à l’œuvre, puisque seize interventions du narrateur en ce sens sont recensées, montrant la prééminence du Lancelot et du Tristan en prose4. Cela permet d’ancrer le nouveau personnage dans une tradition tout en enrichissant celle-ci. L’évolution de Lancelot, dans la première partie du récit éponyme, est, par exemple, présentée comme simultanée à celle de Ségurant. Un procédé similaire est identifiable avec le personnage de Tristan : l’épisode du tournoi de Norhourt se situe aussi à la cour du roi Marc.
Fortune littéraire de Ségurant
12Le récit de Ségurant puise sa matière dans des sources bien diverses : le héros acquiert alors un véritable statut de chevalier aventureux, doté de tous les attributs nécessaires, après Lancelot ou Tristan, par exemple. Il ne restait donc au personnage qu’à s’épanouir… E. Arioli propose dans ce troisième chapitre d’observer ces évolutions au regard de la généalogie, d’armoriaux de la Table Ronde, de florilèges arthuriens produits entre Pise et Gênes et de romans italiens et anglais.
13En effet, il relève, en puisant dans les textes non seulement français, mais aussi italiens et espagnols, que Ségurant se dote peu à peu d’ancêtres célèbres et de descendants. Le chevalier gagne également, grâce à l’héraldique, un portrait physique : « il a un beau visage, le teint foncé, les cheveux noirs et le corps bien proportionné » (p. 127), qui varie quelque peu d’un armorial à l’autre. Ségurant trouve une place — même réduite — dans les épisodes spectaculaires sélectionnés pour les florilèges. Les romans italiens et anglais consacrés aux légendes arthuriennes viennent compléter les aventures et la biographie fictive du héros : cependant, l’assimilation du héros au Ségurant, tueur de dragons, paraît bien plus ténue. En somme, ces apports se nourrissent les uns des autres, se tissent ensemble, oubliant presque le récit originel.
14Enfin, E. Arioli consacre les quinze dernières pages du chapitre aux réminiscences du personnage de la Renaissance à nos jours, accompagnées d’extraits. En effet, Ségurant est redécouvert, notamment en Italie, lorsque les Prophecies de Merlin et l’Historia de Merlino sont publiées à la fin du XVe siècle. Toutefois, toute la tradition se mêle : les différents brouillages et les fréquentes confusions dans l’histoire du Chevalier au Dragon sont relevés. De manière plus surprenante, Ségurant a refait une récente apparition dans Graal Théâtre de F. Delay et J. Roubaud et sa présentation sait suggérer, avec ironie, les méfaits causés par la tradition.
15Après l’exhaustive étude de la tradition de Ségurant ou le Chevalier au Dragon, le volume se consacre au texte, et en particulier aux structures romanesques.
Aventures de Ségurant en trois temps
16Le premier chapitre (p. 165-187) propose le récit de l’intrigue principale de Ségurant, prolongé des histoires secondaires et des récits enchâssés. Un rappel de l’introduction nouvelle du personnage, des différentes aventures arthuriennes enrichies et des prophéties comme récits enchâssés ponctue ces pages. De plus, un va-et-vient entre les apports et les récits de la Table Ronde est mené. L’auteur aborde également le besoin de combler les ellipses d’autres récits dans la « version cardinale », qu’il qualifie de « continuation paraleptique » (p. 178), s’appuyant ainsi sur la terminologie de Genette dans Palimpsestes,et justifiant parallèlement l’usage du « mirage des sources5 » (p. 179), puisque le récit se présente comme une prétendue traduction en français d’un « livre en latin ».
17Le chercheur revient sur la façon dont la « version cardinale » insère ce nouveau personnage dans la tradition arthurienne et il évoque une « stratégie de l’illusion ». En effet, il montre comment le romancier est judicieusement parvenu à intégrer un tout nouvel épisode dans un univers pourtant bien défini. Cela est possible grâce au départ précipité de Ségurant causé par la poursuite du dragon, car il donne lieu aux interrogations des personnages. Comme ils ont perdu toute trace du héros du tournoi, ils se mettent à douter de son existence : « je vous dy vrayement que tout ce que vous avez veü de lui n’est se enchantement non6 », et finissent par faire de Ségurant un être illusoire.
18Le chapitre se termine par l’inventaire des éléments empruntés tels que les personnages, les lieux et le temps. Il s’agit de personnages du cycle arthurien, du Cycle Vulgate, du Merlin et de sa Suite vulgate, de Guiron le Courtois et des Prophéties de Merlin, même si environ un tiers semble être des inventions de la « version cardinale ». Le constat est le même en ce qui concerne les lieux : il s’agit de la géographie arthurienne, ainsi que de quelques toponymes romanesques de Lancelot et Tristan en prose. Notons que l’Île Non Sachant, principal lieu du récit, a été reprise dans la deuxième version de la Compilation de Rusticien et les sommes tardives de Guiron le Courtois. Le cadre temporel, enfin, est également proche du temps arthurien malgré quelques « distorsions magiques » (p. 186). Toutefois, le temps importe moins que les scènes de vie courtoise qui en assurent la progression.
19Le second chapitre (p. 189-212) se propose d’observer précisément l’inachèvement de l’intrigue. D’abord, E. Arioli s’appuie sur la « version cardinale » pour rappeler les lacunes du récit, dont la plus remarquable concerne la fin, et il émet deux hypothèses : soit les épisodes ont été perdus, soit le projet a été abandonné. Ensuite, il analyse les ajouts de la « version complémentaire romanesque » qui ne prolongent pas véritablement l’histoire de Ségurant, mais procèdent davantage en parallèle de la « version cardinale ». Ceux de la « version complémentaire prophétique » et l’« épisode complémentaire » du ms. BnF fr. 12599 n’offrent pas non plus de suite logique, puisqu’ils déplacent l’action dans le futur. De même, il n’y a pas de véritable dénouement dans les « versions alternatives ». Le chercheur revient enfin sur les possibles raisons de cet inachèvement surprenant en privilégiant l’hypothèse d’une structure sciemment inaboutie7. La traque du dragon par Ségurant étant explicitement vouée à l’échec, l’intrigue devient de facto insoluble. S’ouvre ici un passage bref, mais non moins intéressant, sur la force d’illusion liée au dragon et au héros lui-même ; nous aurions peut-être apprécié qu’il soit davantage développé et appuyé de citations. Ce sont les continuations qui tentent de poursuivre et d’achever l’intrigue principale, mais finalement ce sont moins les résolutions des péripéties qui comptent que la formation du héros à la chevalerie, et l’objectif premier de la « version cardinale » serait de s’inscrire pleinement dans le cycle arthurien.
20Le troisième chapitre (p. 213-229) analyse les principes de composition du roman en s’appuyant sur la tradition italienne. En effet, la mode est au florilège, aux compilations des récits les plus populaires, puisque la lecture se fait davantage par séquences, où l’immédiateté du plaisir de lire prime. E. Arioli étudie alors ce qu’il est advenu de la « version cardinale » dans la Compilation de Rusticien de Pise et dans les Prophéties de Merlin : seuls trois épisodes sont conservés, lesquels sont en effet des extraits autonomes de combats, de joutes ou d’enlèvements. Trois procédés sont alors mis à l’œuvre par le compilateur : il peut agrémenter l’épisode (« expansion »), proposer des variantes (« dérivation ») ou adjoindre un autre épisode (« greffe »). Ainsi, à travers ces techniques de composition que sont la somme et la compilation, le chercheur décèle un « écrivain architecte ou couturier »8 (p. 223), avant d’observer l’évolution de celles-ci jusqu’à la Renaissance — déjà évoquée en fin de deuxième partie. Mais la recherche d’unité l’emporte de nouveau et la compilation disparaît peu à peu au profit de la somme romanesque. Ainsi, E. Arioli peut conclure la partie en qualifiant son édition de Ségurant de « constellation romanesque », de « labyrinthe textuel » (p. 227) dans lequel le lecteur acquiert un rôle actif.
Étude littéraire
21Cette dernière partie, divisée en trois chapitres, est consacrée à l’étude littéraire de Ségurant ou le Chevalier au Dragon. Il s’agit, en premier lieu, de parler spécifiquement du héros chevaleresque ; puis d’approfondir deux thèmes : le rire et le merveilleux.
22Ségurant valide toutes les caractéristiques du héros traditionnel9 (p. 233-258). Il connaît une fin tragique : même si sa mort n’est pas physique, elle a bien lieu métaphoriquement, puisqu’il est oublié de tous et qu’il laisse derrière lui l’image d’un personnage aux valeurs héroïques ; ses ancêtres sont de plus en plus prestigieux au fil des continuations ; sa terre — l’Île de Non Sachant — est acquise selon les rites, même sans être conquise ; et Ségurant vit effectivement un parcours initiatique axé sur sa jeunesse (les rites de passage tels que la chasse au lion, l’adoubement, le tournoi ou le don de l’écu de Galehaut sont mis en valeur). Le chercheur rappelle l’inaccomplissement de cette quête (dimension amoureuse absente et recherche de Merlin inaboutie) qu’il justifie par l’inachèvement du récit. De plus, comme tout héros, Ségurant fait preuve d’hybris et son gigantisme et sa voracité lui confèrent des traits extraordinaires. Chacune de ses caractéristiques est étudiée en accord avec les héros de la mythologie gréco-romaine et nordique et de la légende arthurienne. Enfin, s’il manque au héros une bien-aimée, un épisode de la « version alternative » du ms. fr. 358 avait pourtant été amorcé, mais par devoir filial, Ségurant ne reverra jamais la femme pour laquelle il avait abattu le Noir Chevalier au Pont au Géant. L’étude est complétée par les différentes apparitions de femmes dans l’intrigue. L’hypothèse d’un lectorat essentiellement masculin et d’une littérature qui exacerbe les soupçons de la chevalerie envers l’amour, très loin de l’amour courtois autrefois célébré, est alors émise.
23Le chapitre sur le rire (p. 259-284) se range sous le patronage de Don Quichotte et l’étude est menée à travers le prisme de deux compagnons de Ségurant : Dinadan et Golistan. Chaque version propose un duo comique composé de Ségurant et de l’un des deux, dans la continuité du Tristan en prose. En effet, Dinadan est caractérisé par son ambivalence (courageux et lâche à la fois) : « bon chevalier preux et hardiz et plain de grant gaboys »10, et il se dote dans la « version cardinale » d’un passé. Ce personnage rit tout autant qu’il provoque le rire, et les sujets de plaisanterie ne manquent pas : les valeurs chevaleresques, l’amour courtois et la foi chrétienne sont moqués par Dinadan qui se croit lucide. Ses apparitions sont mises en relation avec celles du Tristan en prose et il apparaît qu’il a davantage le rôle d’un bouffon dans Ségurant. Le second personnage, présent dans les « épisodes complémentaires », est l’écuyer de Ségurant, Golistan. Il a une si haute estime des valeurs chevaleresques qu’il se retrouve dans des situations « rocambolesques » (p. 271) que le chercheur énumère. Sa force herculéenne le rapproche de Rainouart, héros burlesque, admiré et moqué, des chansons de geste. Le rapport de ces deux personnages secondaires comiques à la réalité est ensuite justement étudié : le premier se veut nettement réaliste, comme Sancho Panza, tandis que le second est un véritable idéaliste, un Don Quichotte en devenir. De plus, le point commun entre ces trois personnages est leur démesure : l’auteur rappelle que la voracité de Ségurant suscite le rire lorsqu’elle est le prétexte pour dévier vers des propos scabreux. Ainsi, E. Arioli poursuit en faisant le lien entre certains épisodes de la « version complémentaire romanesque » et des « épisodes romanesques » et le genre du fabliau. Ces versions, d’ailleurs, sont révélatrices d’une évolution des codes littéraires : la conception théologique disparaît peu à peu et laisse place à des interrogations portant sur l’individu. C’est ce que la vaine poursuite du dragon par Ségurant et la disparition métaphorique du chevalier symbolise. Le récit se mue en une succession de motifs et d’aventures qui ne visent plus que le plaisir de la lecture.
24Si le merveilleux paraît plus discret que dans les premiers romans arthuriens en prose, Ségurant n’en est pas tout à fait exempt (p. 285-308). Il en est question lorsqu’intervient le Dragon, fruit d’une illusion, d’un enchantement orchestré par des dames, celles qui maîtrisent l’art de la tromperie. Ségurant lui-même ensorcelé se met à la poursuite d’une créature décrite comme imaginaire, fantomatique. Le chercheur suggère alors que l’obsession du protagoniste pour le dragon remplace le ravissement amoureux, comme si Ségurant transférait l’habituel désir amoureux sur les armes. Le lieu principal est lui aussi féérique : l’Île Non Sachant est découverte après une tempête et la magnificence de sa faune et de sa flore la place du côté de l’irréel : le motif de la chasse merveilleuse, par exemple, est présent. De plus, le héros est doté d’un attribut magique, une pierre lumineuse qui orne son pavillon. Enfin, E. Arioli propose une lecture allégorique — quoiqu’anachronique — du merveilleux : le lecteur lit l’illusion quand lui-même est illusionné par la lecture qu’il est en train de faire. Ainsi, le protagoniste serait « l’opérateur d’une dénonciation du caractère fictionnel de l’illusion narrative » (p. 305). Les thèmes du mensonge et de la vérité révélée sont bien une marque de Ségurant, comme cela a été démontré.
25E. Arioli conclut son propos (p. 309-314) en synthétisant toute la singularité de Ségurant ou le Chevalier au Dragon : une œuvre collective, morcelée, réappropriée ; un protagoniste régi par de nouveaux codes ; des valeurs différentes de la tradition ; un registre comique et une normalisation du merveilleux. Cette œuvre offre, de fait, une « relecture originale de la littérature arthurienne » (p. 312) ouvrant la voie au renouvellement du genre. Le volume se poursuit par de larges suppléments11 (p. 315-410), des appendices12 (p. 411-462), une abondante bibliographie (p. 463-512) et les index des noms, des œuvres et des manuscrits (p. 513-528).
26C’est donc un volume riche et rigoureusement structuré qui nous est offert. Après un premier chapitre très complet qui peut quelque peu entraver notre entrée dans le volume, les propos d’E. Arioli se veulent clairs et précis. L’ouvrage vise une exhaustivité qui souligne le travail considérable mené par le chercheur. Nous avons apprécié son besoin de faire valoir ses découvertes et son envie de nous rendre la tradition de Ségurant familière.