Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Aline Scherer

L’homme libre nietzschéen : artisan des errances ?

The Nietzschean free man: craftsman of wanderings?
Laura Langone, Nietzsche : Filosofo della Libertà, Pise : Edizioni ETS, coll. « Dialogica. Collana di filosofia e scienze umane », 2019, 196 p., EAN 9788846754790.

Du Dunkelheit, aus der ich stamme,
ich liebe dich mehr als die Flamme,
welche die Welt begrenzt,
indem sie glänzt
für irgend einen Kreis,
aus dem heraus kein Wesen von ihr weiss.
Rainer Maria Rilke, « Du Dunkelheit, aus der ich stamme ».

1Par une écriture très imagée et une grande attention portée au langage, l’ouvrage Nietzsche : Filosofo della Libertà1 traite de la conception de la liberté chez Nietzsche (1844‑1900) dans Ainsi parlait Zarathoustra2 (1883). Son auteur, Laura Langone, doctorante en philologie germanique à l’Université de Cambridge, titulaire du Prix National de Philosophie3 en 2017, est philosophe et spécialiste de la pensée de Nietzsche.

2Ce livre s’inscrit avec audace intellectuelle dans l’historiographie colossale consacrée à Nietzsche et à son rapport à la liberté. Malgré quelques redondances4 et un ton parfois lyrique, ce travail se révèle original au regard de la recherche sur Zarathoustra publiée jusqu’à aujourd’hui. Tandis que la majorité des spécialistes de Nietzsche interprète l’éternel retour au prisme de l’ontologie ou de l’éthique, NFL innove en posant résolument que la théorie de l’éternel retour est une gnoséologie post‑métaphysique. L. Langone estime en effet que les contradictions de la pensée nietzschéenne constituent une méthode appropriée pour la connaissance post‑métaphysique, et soutient qu’elles permettent au lecteur d’approcher l’essence véritable de la réalité. Sur ce point, l’ouvrage se démarque significativement du reste de l’historiographie nietzschéenne, tout en maintenant ses explications à un niveau très accessible pour un public non‑spécialiste, dans un italien clair et élégant. L’homme libre est au cœur de cette analyse : sa définition, son modus operandi, ses combats et ses valeurs. L. Langone lit les textes du philosophe allemand en faisant de la question du langage le problème central de sa philosophie, avec une focalisation particulière sur le lexique de Nietzsche et sa portée symbolique.

3NFL s’ouvre sur une préface enthousiaste du philosophe Riccardo Roni ; il est ensuite charpenté en neuf chapitres portant sur des thèmes majeurs de l’œuvre de Nietzsche. Dans cette recension, nous nous concentrerons sur trois chapitres, qui concernent le langage (chap. 2), le corps (chap. 4) et le Freigeist (chap. 5). En effet, ils illustrent la thèse de l’auteur de manière particulièrement éloquente et traitent de thèmes essentiels à la compréhension de Zarathoustra. Les autres chapitres, introduits par un prologue contextualisant Zarathoustra, s’attachent à la morale (chap. 3), à la volonté de puissance (chap. 6), aux thèmes de la mort de Dieu (chap. 7), de l’éternel retour (chap. 8) et de l’individu créatif (chap. 9), cet ultime chapitre venant ouvrir la réflexion à la question de l’art. Enfin, la figure de l’homme libre, au sens de Wanderer5(p. 90) en errance dans un voyage intérieur éminemment spirituel, est au centre de ce livre ; elle le sera également dans cette recension.

Le langage, terreau de liberté

4Le chapitre 2, « Il Linguaggio : Inizio dell’Errore »6, définit et analyse le rôle du langage chez Nietzsche. Celui‑ci permet d’atteindre la liberté, aux yeux du philosophe, en s’émancipant d’abord de la métaphysique, puis par la formulation de valeurs individuelles, libérant dès lors l’individu des carcans sociétaux et du passé. L. Langone dissèque les relations de cause à effet et chaînes logiques présentes dans Zarathoustra, par couples antithétiques tels que humain/animal, raison/instinct (p. 26‑27), sujet/objet (p. 39).

5Parallèlement, elle étudie la célèbre métamorphose tripartite de l’homme (p. 25) : 1) le chameau, normé, esclave des conventions sociétales, au jugement et à l’imagination étroits, 2) le lion, imposant, mais dont la rébellion trop superficielle entrave la création de valeurs personnelles, 3) l’enfant, allégorie ultime de l’homme libre, capable de sculpter ses valeurs à son image et de se connecter à son individualité profonde. Ce parcours est le voyage spirituel, expérimental, proposé par Nietzsche, ayant pour destination et pour but ce troisième stade de l’enfant. La destinée exceptionnelle de ce dernier l’éloigne des masses, pour le conduire, à la manière d’un artisan, à forger celle‑ci dans une solitude assumée. Ce faisant, il agit dans le respect du processus créatif de cet acte et avec émerveillement face à la beauté de ce « geste manuel ».

6Pour L. Langone, il s’agit dans ce chapitre d’introduire sa critique de la tradition métaphysique par un point de vue gnoséologique, qu’elle étend dans le chapitre 3 avec l’exemple du thème de la liberté. Le langage ? Fruit de la métaphysique, défini par sa nature double, et la relation entre sujet et objet (p. 25‑26), il dépend de cette prémisse : « La metafisica consiste essenzialmente in un’operazione di duplicazione del mondo che pone un fondamento incondizionato come sostanza alla base del mondo in cui viviamo, che concepisce quale condizionato7 » (p. 25). Ce qui explique le titre évocateur du chapitre8, le langage étant responsable de l’erreur métaphysique de cette duplication, affirme L. Langone. Elle poursuit son argumentation par une référence à Vérité et mensonge au sens extra‑moral, texte de Nietzsche opposant l’animal à l’intelligence humaine. L’humain, vraisemblablement considéré ici dans une perspective anthropocentriste, exploite le langage pour s’émanciper, et a un besoin vital de métaphore en tant que fruit de son imaginaire et de son instinct de conservation. A nouveau, comme l’artisan, il doit forger avec le bon outil (« industriarsi9 », p. 26) afin de donner corps et sens à sa réalité empirique. En bref, c’est la « debolezza fisica10 » (p. 27) — discutable par ailleurs — de l’homme vis‑à‑vis de l’animal, qui le mène à explorer le champ langagier.

7L. Langone insiste ici, et à plusieurs reprises dans NFL, sur la dimension fluide de l’être et de la connaissance, s’opposant encore, comme Nietzsche, à une certaine tradition métaphysique. Selon elle, la vérité est « un contenuto che è stato fissato per convenzione a partire da un insieme fluido di metafore11 » (p. 31). S’ensuivent des références au Gai Savoir (1882) et au Crépuscule des Idoles (1888) à propos de la vérité et de la nature illusoire du langage et des concepts, où l’auteur souligne encore que le « mondo sensibile non è nulla di stabile, ma un costante divenire12 » (p. 37) — peut‑être hybride ? — en somme, « un continuum » circulaire (p. 38).

8Si l’allusion à la dimension symbolique du langage n’est pas sans rappeler certains travaux de Roland Barthes, Julia Kristeva ou Ludwig Wittgenstein, L. Langone propose une ouverture intéressante avec Ralph Waldo Emerson. Tout au long du livre, des citations de ce philosophe américain épicent l’analyse, se concentrant particulièrement sur une de ses affirmations : « sembra una contraddizione, ma la libertà è necessaria13 » (p. 22). L. Langone compare régulièrement Emerson et Nietzsche14, et prend clairement parti pour le philosophe allemand, qui, s’il s’inspire et connaît très bien l’œuvre d’Emerson, approfondit généralement la réflexion de manière plus fine et imaginative, selon elle (p. 22‑23).

9Les références à Emerson ainsi que l’ouverture à la dimension linguistico‑sémantique de Zarathoustra constituent l’intérêt principal de cette première partie du livre, et mènent progressivement le lecteur vers les thèmes de la morale (chap. 3), puis du corps.

Inéluctable corporéité

10Le chapitre 4, « Anima è corpo15 », explique la conception nietzschéenne du corps. À nouveau, l’homme nietzschéen, « caos di istinti16 » (p. 74), s’oppose totalement à son équivalent métaphysique. Nous arrivons ici au second stade du lion17, dans la prise de conscience du potentiel individuel. Le corps fait partie de ces outils menant à la liberté d’esprit — dans toute sa matérialité. Pour Nietzsche, « Anima non è altro che una parola per indicare qualcosa del corpo18 » (p. 60), et L. Langone fait de cette phrase‑clé le centre de ce chapitre, en analysant entre autres la terminologie allemande à ce sujet, avec des concepts‑clé comme « Leib19 », « Körper20 », « Instinkte21 » (tous trois p. 60), « Triebe22 », « Bewusstsein23 » (p. 67). L’auteur insiste sur l’instinct de conservation humain, au sens biologique et d'un esclavage subi. Par extension, l’homme reste essentiellement corporel — s’opposant ainsi à la scission habituelle du corps et de l’âme, selon laquelle domineraient, respectivement, la raison sur l’âme et les instincts sur le corps : « L’anima è corporea, si identifica col corpo, il quale a sua volta coincide con il caos dei suoi istinti24 » (p. 64, notre emphase). Elle confronte ensuite cette idée à celle d’Emerson, pour qui la corporéité est le lieu d’une « lotta interna25 » (p. 64) entre différentes entités se disputant le pouvoir. Le corps nietzschéen est effectivement « un prodotto culturale » (p. 66) et « sociale » (p. 68), vivant, mouvant, voire hybride, en constante adaptation à son environnement — et en ce sens, cristallise le contraire de son équivalent métaphysique, considéré par L. Langone comme répétitif et lassant (p. 74). À la lumière de ce chapitre, le corps dans Zarathoustra est un catalyseur de potentialités vers la liberté de l’esprit.

Poétique du voyage intérieur

11Succédant directement au chapitre sur le corps, le chapitre 5, « Lo Spirito Libero : La Libertà come Consapevolezza di Sé26 », traite du Freigeist, de l’esprit libre ou de l’individu émancipé des carcans sociétaux. Le corps nietzschéen, tel que nous l’avons défini plus haut, est la condition sine qua non pour devenir un Freigeist. L. Langone revient ici sur les concepts‑clé d’éternel retour, de Bewusstsein, de la mort de Dieu, cruciaux à l’échelle de l’œuvre du philosophe allemand. Commence ici la phase 3 du cheminement vers la liberté : celle de l’enfant.

12Nietzsche développe la notion de Freigeist dans Humain, Trop Humain (1878) et la développe dans Aurore (1881) et Le Gai Savoir. Elle signifie « colui che pensa diversamente da come, in base alla sua origine, al suo ambiente […] o in base alle opinioni dominanti del tempo, ci si aspetterebbe che gli pensasse27 » (p. 74). L’esprit libre s’oppose fondamentalement aux institutions et aux détenteurs habituels du savoir, tels que les parents, l’école, l’université, la société. Ceux‑ci freinent son sens critique, appauvrissent sa capacité d’analyse et sa créativité. Le Freigeist se veut l’antithèse de l’esprit « enchaîné », « spirito vincolato28 » (p. 75), grégaire, qui accepte en bloc les conventions sociétales, incapable d’accéder à son véritable moi. Comme le rappelle L. Langone en faisant appel à Emerson, « Io non posso maggiormente annullarmi per voi29 » (p. 82). Elle ouvre ensuite la réflexion à la relation entre génie et folie : leitmotiv romantique, entre autres, autour duquel elle propose une relecture intéressante de Darwin. À ses yeux, l’esprit libre, ontologiquement supérieurement à la banalité du « spiritio vincolato », vogue au‑dessus de ce dernier. Pour les masses, c’est un vagabond (« Wanderer » p. 90) en errance, au sens étymologique (« errare », dès 1170) d’« aller çà et là, sans but précis30 », mais aussi de « faire fausse route31 ». Motivé par l’aventure, l’homme libre s’approprie différentes valeurs les unes après les autres, dans un processus empirique très riche — le « nomadismo spirituale32 » (p. 90). Cette idée de Nietzsche, elle‑même probablement inspirée d’Emerson, mène à l’implacable conclusion que, face à la mort de Dieu, l’esprit libre est contraint à la solitude. Désarmé33, et pourtant assoiffé d’illusions34, abandonnant les plaisirs superficiels d’une société qui l’ostracise, il ne lui reste qu’une voie : le voyage intérieur et la connaissance de soi. Si la perspective d’une vie solitaire et soucieuse est amère, l’absence de Dieu autorise l’audace philosophique suprême : « scatenare nuove guerre del pensiero35 » (p. 195). Le courage intellectuel est donc véritablement la question centrale de cet ouvrage. Si, pour les masses, l’homme libre se conduit en vagabond « en errance », il est en réalité dévoué à une mission précise (atteindre cette liberté) et guidé par sa vision entéléchique de l’existence.


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13Somme toute, hormis quelques redondances et certains passages légèrement hagiographiques sur Nietzsche, Laura Langone signe un travail original. Par son étude approfondie du langage et en présentant celui‑ci non seulement comme outil de lecture du monde, mais aussi de potentialités de présence au monde, l’auteur ouvre indubitablement la voie à de nouvelles perspectives dans les études nietzschéennes.