Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Selina Follonier

La muse et le magnétophone : les archives sonores de la poésie

The muse and the tape recorder: the sound archives of poetry
Archives sonores de la poésie, sous la direction de Abigail Lang, Michel Murat & Céline Pardo, Dijon : Les Presses du réel, 2020, 304 p., EAN 9782378960520.

1La poésie entretient un rapport privilégié avec les techniques d’enregistrement sonore depuis leur invention au tournant du xxe siècle ; cette rencontre a mené à la constitution d’un vaste corpus d’archives de lectures enregistrées. C’est à l’étude de ce corpus que se consacre l’ouvrage collectif Archives sonores de la poésie, paru en janvier 2020 aux Presses du réel, sous la direction de Michel Murat, d’Abigail Lang et de Céline Pardo. Lié au projet de recherche « Le patrimoine sonore de la poésie », dirigé par Michel Murat dans le cadre du laboratoire OBVIL (Sorbonne Université), il est le fruit d’un colloque international tenu en novembre 2016 aux universités Paris-Sorbonne et Paris-Diderot. L’ouvrage et le projet sont issus d’un double constat : d’une part, qu’il n’y existe pas, en France — contrairement à l’espace anglophone — d’archive sonore spécifiquement dédiée à la poésie — une absence à laquelle le projet « Patrimoine sonore de la poésie » entend remédier1. D’autre part, que ces sources restent peu étudiées, et qu’il est par conséquent « urgent d’entamer une réflexion collective sur les valeurs et usages de la poésie enregistrée » (p. 13). S’inscrivant dans cet objectif, Archives sonores de la poésie trace une nouvelle voie dans les recherches sur les relations entre littérature et médias, qui se sont fortement développées au cours des dix dernières années. Poursuivant en particulier des études menées dans le cadre de récents travaux consacrés à la lecture publique de la poésie, parmi lesquels Dire la poésie ? (dir. Jean-François Puff, 2015), l’ouvrage se situe au croisement de réflexions sur la diction poétique, la performance, l’entretien, l’intermédialité et la matérialité des supports.

2Un positionnement théorique fort sous-tend l’ensemble des contributions : celui de définir le poème non à travers sa forme exclusivement écrite, mais comme « l’ensemble pluriel de ses performances textuelles et orales » (p. 15). La douzaine d’articles réunis dans le recueil dresse un panorama très riche, à la fois sous l’angle de la période historique envisagée (de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours), des aires géographiques parcourues (domaines français, anglophone, allemand et russe) et de la nature des objets étudiés (enregistrements phonographiques, captations audio de lectures publiques, performances d’écrivains, documentaires, émissions radio, disques, vidéos en ligne). L’ouvrage est divisé en trois sections qui s’intéressent respectivement à la constitution, à l’écoute et aux usages des archives sonores de la poésie. Après une introduction substantielle, qui pose le cadre de la démarche tout en la situant dans une histoire de la critique, il inclut en outre, dans une section liminaire, la reproduction de deux textes théoriques présentés comme fondateurs : « Close Listening : l’explication de voix » (1998) de Charles Bernstein, et « Prolégomènes esthétiques à une théorie de la déclamation » (1927) de Serguei Ignatievitch Bernstein, traduits en français par Michel Murat. Ces textes offrent un point de référence et une base méthodologique avec lesquels les différentes contributions dialoguent et entrent en résonance.

3On se concentrera, dans les lignes qui suivent, sur ce qui nous paraît constituer les principaux apports et la portée heuristique du volume comme proposition collective, qui éclaire les enjeux historiques, théoriques et méthodologiques soulevée par l’archive sonore de la poésie.

Historicité(s) de l’archive

4La question du rapport entre l’archive et l’histoire est centrale dans le recueil. Les études s’inscrivent dans une perspective historique longue, depuis les premiers enregistrements sur le phonographe d’Edison (1889), en passant par les Archives de la parole (1911-1914) de Ferdinand Brunot, jusqu’aux vidéos promotionnelles diffusées aujourd’hui par les maisons d’édition. L’orientation transhistorique et transnationale de l’ouvrage rend particulièrement sensible les historicités multiples qui traversent la mémoire sonore de la poésie. On peut retenir trois principaux registres : l’histoire dans laquelle le document d’archive s’inscrit et qui le façonne, la part d’histoire que l’archive conserve, et le devenir historique de l’archive dans sa matérialité.

5L’article de Reinhardt Meyer-Kalkus étudie l’archive sonore à l’aune d’une histoire des techniques d’enregistrement et de diffusion, ainsi que d’une histoire culturelle et politique. À travers une plongée dans l’héritage sonore des poètes germanophones du début du xxe siècle, l’auteur met en lumière les implications conjointes des évolutions techniques des supports, des significations dont ils sont investis et des attentes spéculatives dont ils font l’objet. Des extraits de la correspondance de Rainer Maria Rilke révèlent la profonde ambivalence du rapport qu’entretiennent les poètes à ces enregistrements de la première heure. Tout en affichant une attitude enthousiaste face aux nouvelles techniques, l’auteur exprime son malaise à l’idée que sa propre voix puisse être fixée pour toujours.

6L’archive sonore et audiovisuelle forme un vecteur de conservation d’une histoire de la poésie et d’une mémoire des œuvres — suivant l’expression de Judith Schlanger, sous le signe de laquelle les éditeurs ont choisi de placer l’ouvrage. Daniel Kane s’intéresse à la manière dont les enregistrements de performances et d’entretiens contribuent à une histoire orale de la scène poétique américaine dans le New York des années 1960. L’attention que l’auteur porte aux conversations et lectures enregistrées, dans l’objectif de saisir l’atmosphère qui caractérisait ce milieu, n’est pas sans rappeler les réflexions de Vincent Laisney qui, dans la Revue d’histoire littéraire de la France, soulignait la nécessité de prendre en compte, dans l’histoire littéraire, non seulement les « choses écrites », mais également les « choses dites2 ». Mais la traversée du xxe siècle à laquelle invite le recueil reflète avant tout une histoire des métamorphoses des incarnations sonores du poème, rendant manifeste une hybridation croissante des pratiques de création. Si Reinhart Meyer-Kalkus rappelle le statut de « curiosité » (p. 95) des premiers enregistrements — prouesses technologiques à peine connues du public —, ces pratiques se généralisent au fil des décennies. Elles occupent une place centrale dans des contextes comme celui des avant-gardes poétiques du milieu du siècle (notamment l’avant-garde new-yorkaise, étudiée par D. Kane et V. Broqua), avant de devenir partie intégrante de la poésie sonore et des performances d’auteurs comme Bernard Heidsieck (G. Théval), ainsi que du paysage poétique contemporain, où l’audiovisuel est présent à toutes les étapes du processus de création, de la conception du poème jusqu’à la promotion éditoriale.

7En tant qu’artefacts culturels, les documents sonores traversent les décennies, sont réactualisés dans des contextes divers, changent de statut et de signification. Jean-François Puff dresse une histoire des enregistrements du poème « Liberté » de Paul Éluard, en s’intéressant aux circonstances de diction et d’audition qui « permet[tent] d’approcher la relation spécifique du moment historique de l’enregistrement à celui de la composition du poème » (p. 162). Son étude s’ouvre ainsi sur une histoire de la réception et montre comment l’archive est toujours doublement sémantisée par son contexte de création et par celui de sa réception. La distance entre le moment de l’enregistrement et celui de l’écoute révèle tout ce que le rapport entre le passé archivistique et le moment présent peut avoir de troublant, en particulier s’agissant d’un « objet » comme la voix humaine. Prenant l’exemple d’un enregistrement sur magnétophone réalisé par le poète Charles Olson, Will Montgomery parle de l’usure de la cassette comme « inévitable rappel technologique de la “distance” qui nous sépare de l’événement original » (p. 180). L’enregistrement sonore entretient en effet un rapport ambivalent au présent ; entre présence et absence, il semble à la fois conférer une « immortalité » à des voix de poètes auxquelles il assure une « survie mécanique » (p. 94), et rendre manifeste leur appartenance à un passé révolu, suscitant cette gêne face à des « voix vieillies » que relevait déjà Philippe Lejeune dans ses études pionnières sur les entretiens d’auteurs3.

8En questionnant le développement historique des collections, plusieurs contributeurs rappellent les logiques souvent aléatoires qui président à leur constitution, soumises à des facteurs historiques, techniques, institutionnels, voire politiques. Reinhart Meyer-Kalkus évoque l’éclatement géographique des fonds d’archives dans un pays fédéral comme l’Allemagne, qui ne possède pas de radio centralisée ni de base de données commune aux différentes chaînes, malgré un effort de synchronisation des moteurs de recherche. Il thématise également la disparition de certains fonds pendant la Seconde Guerre mondiale qui a causé des lacunes majeures dans les collections. Ces lacunes sont attribuées soit à un « phonoclasme », soit à des pertes occasionnées lors de transferts visant à sauver les disques des bombardements. La question de la (sur)vie des collections rejoint le propos de Vincent Broqua, qui interroge les conditions matérielles de la conservation des fonds, ainsi que celui de Patrick Beurard-Valdoye qui retrace une enquête effectuée dans des centres et bibliothèques régionaux à la recherche de fonds d’enregistrements sonores de lectures poétiques. L’étude fait état de l’impuissance des chercheurs face à des institutions qui se préoccupent peu de la conservation de ce type de document, ne possédant pas toujours les moyens financiers ou logistiques suffisants, ni la conscience de l’importance patrimoniale des sources. L’enquête met en évidence la situation fragile de la mémoire sonore des lettres, mais aussi la manière dont l’étude du poème oralisé est intimement liée à une histoire des institutions qui produisent et conservent les enregistrements — telles que certains centres universitaires en Amérique, ou la Revue parlée de Blaise Gautier en France, évoquée par P. Beurard-Valdoye, G. Théval et A.-Ch. Royère —, à une l’histoire des disciplines et à une histoire des projets de recherche qui se penchent sur cet héritage.

L’archive face à la théorie

9Intégrer l’archive sonore dans les études littéraires conduit non seulement à une extension des corpus mais pose également un défi d’ordre théorique. Le recueil Archives sonores de la poésie devient à cet égard le lieu d’une réflexion et d’une conceptualisation qui se nouent en particulier autour des notions d’archive et de poésie. Il est à noter combien l’étude des collections d’enregistrements poétiques favorise une remise en discussion de certaines catégories établies, du fait des spécificités d’un objet situé à la frontière entre document et œuvre.

10Tout discours sur l’archive se voit confronté à la problématique de l’extension sémantique du terme. Le recueil témoigne de cette difficulté à circonscrire une notion qui se caractérise par une grande polysémie. Loin de chercher à établir une définition restreinte, les contributions explorent ses diverses acceptions contemporaines, en mettant en perspective l’archive sonore dans son triple statut d’« œuvre, [de] document ou [de] trace » (p. 17). L’archive apparaît tantôt comme objet patrimonial, tantôt comme trace du passé, tantôt comme synonyme d’« enregistrement », tel que dans le cas de films documentaires (O. Brossard, W. Montgomery). Elle est tantôt privée (B. Heidsieck), tantôt institutionnelle (P. Beurard-Valdoye, R. Meyer-Kalkus, A.-Ch. Royère) ; tantôt historique, tantôt artistique ; tantôt statique et tantôt mouvante comme celle, collaborative et sans cesse réécrite, des plateformes en ligne (H. Julienne). Désignant le plus souvent une trace sonore d’une œuvre poétique et de ses différentes (ré)actualisations, le terme est également appliqué à des productions textuelles, notamment sous la plume de Daniel Kane qui estime que « le poème sur la page fonctionn[e] lui-même comme une sorte d’enregistreur dans sa manière de reproduire par écrit les contours et la texture de la parole » (p. 111).

11Dans la confrontation entre le poème et les spécificités matérielles de ses supports d’inscription, la définition de la poésie devient elle aussi sujette à renégociation. Si l’idée que le poème ne se réduit pas à cet « objet de langage fixe, stable et défini » (p. 27) que constitue le texte écrit, est partagée par l’ensemble des contributeurs, les articles développent des positions très diverses, allant de l’adhésion à une définition minimale du poème comme « œuvre de l’esprit destinée à une manifestation sociale » (M. Murat, p. 203) jusqu’à l’affirmation de sa plurimédialité constitutive (G. Théval). En l’absence d’une position unificatrice, on peut néanmoins observer, au fil du parcours historique jalonné par les contributions, un glissement progressif d’une conception du poème comme objet textuel vers celle d’un objet intellectuel pouvant revêtir différentes incarnations. Ce tableau schématique n’est pas sans comporter quelques apparents anachronismes, comme l’affirmation de Rainer Maria Rilke (1926) selon lequel l’enregistrement sonore rend possible la transmission du poème « sous la forme voulue par son auteur » (p. 93), accédant donc à sa pleine essence et à sa pleine expressivité. Gaëlle Théval évoque différents modes d’implémentation du poème, tandis que Heiata Julienne envisage le rapport entre texte et document audiovisuel sous l’angle des fonctions que peut revêtir le second par rapport au premier ; œuvre à part entière, trace d’une performance, présentation d’un travail, variation ou interprétation, ou encore pis-aller de la publication. L’idée que l’enregistrement sonore ou audiovisuel forme une extension de l’œuvre écrite, avancée par Olivier Brossard qui relève la « dimension méta-poétique » (p. 192) de la série de documentaires USA : Poetry de Richard O. Moore, se retrouve dans l’article de Chris Mustazza qui estime, à propos de la performance du poème « Vaduz » de Bernard Heidsieck, que les gestes de l’auteur feuilletant fiévreusement un bloc-notes sont « essentiel[s] à l’appréhension du poème » (p. 235). Face à cette pluralité de formes et de modes d’existence, comment cerner l’essence du poème ? L’une des réponses les plus claires et nuancées – et on aurait tendance à ajouter : pragmatiques – est apportée par Michel Murat qui observe que, si le texte n’est que « le texte du poème » et ne représente par conséquent pas le poème dans toute son essence (une essence correspondant à cet « ensemble en expansion, insaturable, de ses interprétations et de ses performances »), il constitue néanmoins « le lieu depuis lequel cet ensemble devient récupérable » (p. 209).

12Dans le but de saisir cet objet hybride qu’est le poème enregistré, les approches oscillent entre élaboration de nouvelles catégories descriptives et réévaluation de cadres préexistants. Les spécificités des sources sonores sont saisies à travers des notions tantôt familières comme celle d’auralité, tantôt inédites, comme celles de l’opposition entre « archibernation » et « archivivante » établie par Vincent Broqua dans le cadre d’une étude sur la valorisation et les modes d’« activation » des archives sonores de l’Université de Naropa. L’article de Gaëlle Théval s’appuie sur les concepts d’intermédialité et de transmédialité pour rendre compte de l’œuvre de Bernard Heidsieck, et en démontre la grande opérativité lorsqu’il s’agit de rendre compte de la nature foncièrement hybride de certaines œuvres contemporaines. C’est cette même hybridité qui amène d’autres contributeurs à articuler des notions comme celles de « vidéo-poème » (H. Julienne) ou de « docu-poésie » (O. Brossard). L’une des propositions théoriques les plus fortes est l’excellent article d’Heiata Julienne, tiré d’un mémoire de master soutenu sous la direction de Michel Murat à Sorbonne Université (2018). À travers l’analyse d’un corpus de sources vidéo diffusées sur YouTube, l’auteur établit une typologie qui convainc par sa précision. Elle se base sur des distinctions au niveau de la nature des documents (entretiens, interviews, colloques, entretiens-lectures, vidéos de lectures et de performances, montages poétiques vidéo, teasers), de leur fonction (artistique, documentaire, promotionnelle) et de leur statut intentionnel (œuvre à part entière, trace d’un acte de performance, présentation d’un travail, promotion, variation ou interprétation libre, hommage à un texte, pis-aller de publication), pour fournir un cadre très utile à l’analyse de sources qui, de nos jours, ne cessent de se multiplier et de gagner en visibilité.

13Plus en filigrane apparaît la question de l’articulation de l’archive sonore à la théorie du texte. À ce propos, il est à noter que la conception défendue par les contributeurs s’oppose à celle de Gérard Genette qui, dans Seuils, considère les lectures publiques comme relevant du paratexte, leur conférant ainsi un statut de secondarité par rapport à la forme écrite. L’étude du poème enregistré pose également la question de l’auctorialité. Michel Murat constate à ce sujet que la vidéo, à travers la présence du corps de l’auteur, « introduit [...] une autre dimension de l’auctorialité » (p. 205), et que le poème oralisé a valeur de « décision auctoriale » (p. 213) (prononciation ou non des e atones, etc.). Heiata Julienne questionne les degrés d’implication de l’auteur dans le processus d’enregistrement et de diffusion, qui concerne en général de nombreux autres acteurs : réalisateurs, personnes diffusant des vidéos en ligne, maisons d’édition, institutions patrimoniales... Ce constat appelle une réflexion sur les paramètres d’énonciation qui déterminent le document sonore ou audiovisuel, spécifiés dans la théorie de l’énonciation audiovisuelle telle qu’elle a été développée entre autres par François Jost. La dimension collective du processus d’élaboration s’accentue dans le cas des enregistrements de lectures publiques. Comme le montre Daniel Kane, la présence de magnétophones dans l’espace de performance – a fortiori dans le cas, bien qu’exceptionnel, d’interventions de membres du public – les enregistrements font apparaître le poème comme un « événement ouvert et collaboratif » (p. 117).

14Entre ces divers questionnements s’ouvrent des débats essentiels sur la nature et le statut du poème, ainsi que sur le rapport entre espace médiatique et théorie littéraire, qu’il semble intéressant de prolonger.

Étudier l’archive

15La prise en compte de l’enregistrement sonore dans les études littéraires implique également la nécessité de définir un cadre méthodologique pour son analyse. Or, les outils dont on dispose sont moins développés et répandus que ceux de l’analyse textuelle. En puisant dans différentes traditions heuristiques et champs conceptuels, les contributeurs du recueil exposent des approches qui s’étendent de la phonétique expérimentale de Georges Lote et de la théorie de la déclamation élaborée par Serguei Ignatievitch Bernstein jusqu’au distant reading de Peter Middleton (Distant Reading : Performance, Readership and Consumption in Contemporary Poetry, 2005) et de Franco Moretti (Distant Reading, 2011). Aucun positionnement unifié, mais une pluralité méthodologique au sein de laquelle trois principales orientations se dégagent : l’approche historique, le close reading et de nouvelles méthodologies s’appuyant sur des outils informatiques. Le tableau se distingue par son caractère interdisciplinaire et offre également un témoignage intéressant d’une mobilisation croisée et d’un transfert de modèles théoriques par-delà l’Atlantique.

16Daniel Kane effectue, à travers une réflexion que l’on aurait pu intituler « ce que l’archive sonore fait à la méthode », un retour sur la rédaction d’un livre qu’il a consacré à la scène poétique new-yorkaise des années 1960(All Poets Welcome : The Lower Wast Side Poetry Scene in the 1960s, 2003). S’étant basé sur des sources principalement sonores et audiovisuelles, il questionne l’inflexion que donne ce matériau à l’écriture de l’histoire d’un milieu poétique. Tout en affirmant ne pas avoir adopté de méthodologie spécifique, il constate que le recours privilégié aux enregistrements de lectures publiques et aux entretiens l’a amené à vouer une attention particulière aux aspects biographiques et à la vie d’une communauté artistique, décelant dans ces archives une véritable « poétique de la sociabilité » (p. 117).

17Au cœur des réflexions déployées par le recueil se trouve la méthode du close listening, élaborée par Charles Bernstein. Le terme anglais est traduit par « explication de voix », par analogie avec close reading qui désigne l’explication de texte. Il convient de souligner la portée considérable du texte de Bernstein, reproduit dans le volume, et de son approche qui consiste à mettre sur un pied d’égalité forme visuelle et forme sonore du poème, invitant ainsi à considérer « l’archive sonore poétique [...] comme une composante significative, plutôt qu’accidentelle, de l’œuvre » (p. 25). L’article impressionne par le caractère à la fois approfondi et englobant de la réflexion qu’il propose. En s’appuyant lui-même sur de nombreuses références critiques relevant tantôt du domaine anglophone, tantôt du domaine français (d’Erving Goffman à Henri Meschonnic), il expose de manière très précise les enjeux et conséquences de l’adoption d’une telle conception, du point de vue des divergences entre versions écrite et orale du poème, de l’irréductibilité de ces deux modes de présence, du rapport du son au sens, de la relation entre prosodie et rythme, de la distinction entre perception de la parole et perception du son ou encore de la question de l’iconicité. Bernstein prône ainsi une attention renouvelée à la matérialité du poème, une idée qui est reprise par Michel Murat, dans un article intitulé « Une re-matérialisation de la poésie », ainsi que par Chris Mustazza, qui évoque un « tournant matérialiste » (p. 217) des études poétiques. Ce constat prend acte de transformations d’une discipline, que l’on peut rapprocher de celles observables dans d’autres domaines des études littéraires, comme celui de la narratologie et de ses nouveaux développements transmédiaux, basés sur une même prise en considération de l’importance des supports médiatiques.

18Les outils numériques offrent eux aussi de nouveaux modes d’approche du poème enregistré. Chris Mustazza élabore, à partir de recherches réalisées sur les archives de PennSound, une méthodologie d’écoute et de lecture qu’il désigne, en l’inscrivant dans la lignée des travaux de Charles Bernstein et de la méthode du distant listening de Tanya E. Clement, par écoute rapprochée assistée par ordinateur (machine-aided close listening). Il s’agit d’un procédé d’analyse permettant de considérer simultanément trois dimensions du poème : « le texte du poème, sa mise en voix et une visualisation graphique de l’enregistrement sonore de cette performance » (p. 219), qui forment le phonotexte 3D. La comparaison entre texte écrit, son et aspect graphique (forme d’onde et hauteur de voix) est opérée au moyen d’un logiciel, intitulé PennSound Aligner, permettant d’examiner ces éléments de manière simultanée. L’auteur envisage également la possibilité d’y associer, en tant que quatrième dimension, la vidéo. L’ambition de cette « écoute augmentée » est bien celle d’une extension de la perception humaine : « l’herméneutique par écoute rapprochée se trouve [...] prolongée et confirmée par notre synesthésie prothétique et notre archéologie des médias par machines interposées » (p. 230). Reste la question de la pertinence épistémologique de la visualisation du son pour les études littéraires. En référence à certaines critiques déjà adressées à la méthode de Georges Lote, on pourrait en effet se demander ce que la forme graphique d’un enregistrement sonore peut nous apprendre sur l’essence du poème. Ces réserves sont, du reste, partagées par l’auteur qui apporte différentes nuances à la présentation de l’Aligner qu’il envisage comme un outil qui « ne dispense pas d’aller à la rencontre du poème en tant qu’objet esthétique et destiné à une lecture humaine », inscrite « dans un contexte historique et littéraire » (p. 220).

19Se pose enfin la question des métadonnées, essentielle pour des initiatives de centralisation numérique d’archives comme celle du projet OBVIL « Le patrimoine sonore de la poésie ». Heiata Julienne propose un mode de référencement qui conjugue des informations sur les personnes présentes et les textes concernés, sur l’événement dont est extraite la vidéo et sur la spécificité des sources dans leur environnement numérique. Si la pertinence des critères est incontestable, l’exigence de réunir l’ensemble de ces données rencontre le problème de la nature complexe des documents sonores et audiovisuels, de leur auctorialité plurielle et de leur localisation mouvante sur le web. Leur description requiert, comme le relève l’auteur, un grand nombre d’informations (titre du texte, auteur du texte et de sa lecture, auteur de la prise de vidéo, lieu d’enregistrement, lieu de diffusion, instance de diffusion, personnes présentes dans la vidéo...) dont la collecte exhaustive semble fastidieuse, pour ne pas dire impossible au regard des indications souvent lacunaires.

20À ce pôle contemporain du champ parcouru par les études, tout semble donc en mouvement — un constat que l’on peut aisément étendre à l’ensemble du volume. On y aperçoit une méthodologie en train de s’élaborer, une histoire en train de s’écrire et une cartographie d’archives en train d’être tracée ; une intense activité de conceptualisation, qui montre l’actualité de l’ouvrage et qui invite au débat. Cette dimension méta-réflexive nous semble constituer l’une des forces du recueil4.

21On formulera pour finir deux regrets, suggérés en quelque sorte par la complétude même du recueil : le premier est d’ordre géographique. Au sein de la perspective résolument internationale choisie par le collectif, on peut s’étonner de l’absence de mentions d’archives sonores d’Amérique francophone, franco-ontarienne ou québécoise. La proximité avec le monde anglophone et la porosité des pratiques et traditions de recherche y ont engendré des projets qui jettent un pont entre les deux aires linguistiques — un lien qu’il semble intéressant de questionner. On pense par exemple aux recherches menées dans le cadre du programme SpokenWeb ou du Centre d’archives Gaston-Miron, le premier en partie, le second entièrement francophone.

22D’autre part, on peut regretter que le recueil ne comporte pas, en annexe, de répertoire des bases de données d’archives sonores, dont certaines sont citées dans ces pages. Outre les sites anglophones ou allemands (PennSound, UbuWeb, archive.org, DichterLesen.net...), quelques exemples français se trouvent mentionnés, parmi lesquels la sonothèque du cipM (Centre international de poésie Marseille). Une remarque analogue pourrait être avancée au sujet de la cartographie des fonds d’archives en France, dont on entrevoit des éléments grâce à de sporadiques références, mais qui ne donne pas lieu à un commentaire englobant, contrairement au paysage archivistique allemand. Ce ne sont que deux raisons, parmi d’autres, pour lesquelles on attend avec impatience la base de données élaborée dans le cadre du projet OBVIL, qui donnera très probablement accès à l’ensemble de ces ressources et qui sera sans nul doute d’un intérêt considérable pour la communauté scientifique.


*

23En souscrivant à une conception bernsteinienne du poème, fondée sur l’idée d’une importance équivalente entre réalisation écrite et réalisation orale, Archives sonores de la poésie définit et explore un nouveau champ critique. On ne saurait que souligner la richesse de cette première réflexion collective consacrée à la mémoire sonore de la poésie française. Par son éclairage diversifié, le recueil fournit un modèle d’exécution du programme esquissé par les éditeurs dans l’introduction, lorsqu’ils évoquent la pertinence de considérer l’archive sonore aussi bien d’un point de vue historique, institutionnel et technologique que d’un point de vue théorique et méthodologique. L’ouvrage apporte une mise en perspective instructive ainsi que des repères et des outils essentiels à la compréhension d’un corpus jusqu’ici considéré comme marginal, mais dont l’étendue et la visibilité ne cessent de croître. L’examen de ce corpus invite à un travail de reconsidération de catégories qui semble nécessaire au regard du contexte contemporain, où se brouillent toujours plus les frontières entre espace littéraire et espace médiatique, et dont on n’a sans doute pas encore pris toute la mesure. C’est dans cet esprit que l’on retiendra ces mots de Michel Murat :

Quoi qu’il en soit l’enregistrement sonore est entré dans la poésie. Il a, si l’on peut dire, forcé les portes de l’écrit, en bousculant quelquefois les gardiens du temple. Mais après plus de cent ans nous ne sommes qu’au commencement. Il nous appartient d’organiser ce domaine, d’y accueillir le public, et comme les choses vont à la fois trop lentement et trop vite, de faire en sorte que les portes ne se referment pas. (p. 214)

24Placé donc en quelque sorte sur le seuil de cette porte, Archives sonores de la poésie offre un panorama remarquablement dense et documenté. Il réunit des réflexions où pourront puiser les chercheurs désireux de se lancer à la découverte de ce continent archivistique encore peu exploré, auquel la base de données OBVIL ne manquera pas de favoriser l’accès. Le recueil s’impose d’emblée comme un ouvrage de référence, par sa triple qualité de bilan d’études antérieures, d’état des lieux du présent et de fondement pour de futures recherches.