De la communauté à l’utopie : l’impact sociopolitique des théâtres postdramatiques
1Dans Théâtre dans la mondialisation, Nancy Delhalle se penche sur les travaux de quatre metteurs en scène contemporains (Jan Fabre, Jan Lauwers, Pippo Delbono et Romeo Castelluci) pour affronter une question des plus complexes : comment étudier l’impact de ces théâtres sur le monde social ?
2La démarche, remarquable de rigueur, se revendique d’une « sociosémiotique » du théâtre. Empruntant le terme à Olivier Bara, qui dirige la collection « Théâtre et Société », l’autrice entend faire la synthèse des approches sémiotiques, qu’on sait très présentes dans les études théâtrales, et d’une sociocritique révisée pour la scène. La réflexion aborde le théâtre contemporain comme un champ, revendiquant un héritage bourdieusien, et plus spécifiquement l’approche « institutionnelle » que l’on doit à Jacques Dubois (2005). L’enjeu est d’étudier l’intersémiose entre les représentations scéniques et les représentations publiques (et non plus seulement l’interdiscours social), pour produire une étude des formes comme positions dans le champ et une analyse du potentiel « impact » public des pièces, soit de leur capacité à déjouer, proposer voire diffuser d’autres modèles sociopolitiques.
3Le problème, c’est que les positions éthiques et esthétiques des quatre artistes en font des figures majeures du tournant « postdramatique ». Et, selon la description qu’en donnent nombre de théâtrologues, les caractéristiques de ces théâtres pourraient sembler contradictoires avec toute idée d’un potentiel « impact » sur la société. Aussi, Nancy Delhalle reprend-elle et valide-t-elle certaines descriptions instituées de la notion (notamment les travaux de Lehmann et Tackels), avant d’en discuter la supposée impuissance politique.
4À l’attention des lecteur·rices qui ne connaîtraient pas la notion, le « postdramatique » désigne le tournant esthétique d’un certain théâtre contemporain qui se caractériserait avant tout par une mise en crise de sa capacité de dramatisation du réel, inscrit parfois dans un discours qui refuse jusqu’à l’idée même de représentation du monde : « Dès ses origines, la Socìetas Raffaello Sanzio a affirmé vouloir en finir avec la représentation. Au-delà de l’opposition à tout un théâtre de la mimesis, c’est le refus de la représentation du monde qui s’exprime sur un mode avant-gardiste » (p.145). Cette idée de la « fin d’un cosmos fictif » (Lehmann, 2002 : 40) pourrait signifier que ces théâtres, renonçant aux traditionnels « pouvoirs » de la représentation, seraient incapables d’exercer une quelconque médiation du monde réel. Autre caractéristique notable, la fin de la primauté du langage (voire la fin du langage lui-même), au bénéfice de laquelle on argue souvent que ces théâtres refusent la rationalité traditionnellement attribuée au logos et que s’ils ne parlent plus, ils ne peuvent plus parler du réel. On le sait aussi, la « performativité » des formes tendrait à s’imposer, induisant une transformation des logiques référentielles, le plateau accueillant désormais, non plus des acteur·rices faisant signe vers des personnages, mais des corps « présents à eux-mêmes », selon la formule de Rancière (2008 : 11), ou « autoréférentiels » pour Fischer-Lichte (2008). On peut souligner encore deux caractéristiques fréquemment avancées, d’une part ces pièces feraient désormais appel à la sensorialité et aux émotions du public en refusant tout discours « rationnel » ou « démonstratif », de l’autre, le tournant enregistrerait une rupture avec la définition rationnelle du « sens » (on parle parfois de « la mort du sens ») et de « l’interprétation » (le plus souvent entendu comme compétence sémiotique), cherchant plutôt à créer un « partage du sensible » (Rancière, 2000) via la « présence » des corps et le ressenti affectif. Finalement, et c'est un point clé pour la compréhension politique du postdramatique, la multiplication de ces stratégies visant à attirer l'attention sur des présences amène souvent à voir dans ces spectacles la quête d'une réalité différente, capable d'organiser les publics en communauté en proposant un nouvel ordre relationnel, une nouvelle manière de faire l'expérience d'un commun.
5Pour penser l’ « effet » social de ces pièces, N. Delhalle doit alors logiquement se tourner vers les nombreux travaux qui déconstruisent l’ancienne association entre représentation, discours médié et interprétation rationnelle au profit d’un autre mode d’impact possible sur le réel, basé sur la triade performativité — éthique de la présence — partage du sensible. L’idée n’est pas à proprement parler nouvelle : elle inspire aujourd’hui aussi bien les pensées morales de la fiction1 que les théories politiques2. Mais ce qu’apporte l’ouvrage c’est une description pratique de ce « nouveau » mode d’action des spectacles par l’intermédiaire de deux notions : la communauté et l’utopie. Pour N. Delhalle, les quatre artistes de son corpus ont en commun de transformer l’espace-temps de l’assemblée théâtrale en une « communauté » (autre vocable prisé des théories politiques), puis d’y faire émerger un projet possible pour le monde réel, capable de s’y diffuser, bref : une utopie. Pour synthétiser, et à l’égard des cadres méthodologiques qu’il se donne, Théâtre dans la mondialisation se propose de comparer la transition de la communauté à l’utopie chez quatre artistes contemporains majeurs, en l’inscrivant doublement dans les formes spectaculaires et les (re)configurations du champ théâtral mondialisé.
6Je voudrai souligner ici combien l’ouvrage est instructif dans son étude de ladite mondialisation du champ théâtral européen (notamment lorsqu’il souligne les corrélations entre mutations formelles et mutations structurelles), puis attirer l’attention sur une suite d’hypothèses très intéressantes, nées de l’attention de Nancy Delhalle aux déterminants externes, qui permettraient d’éclairer le tournant performatif occidental par certaines mutations sociotechniques récentes. Je reviendrai finalement sur le protocole de comparaison mis en place pour essayer de synthétiser au mieux son apport à une étude des quatre metteurs en scène suscités.
Mondialisation du champ
7L’un des apports essentiels de l’ouvrage est donc d’analyser la reconfiguration du champ théâtral (européen) au prisme d’une nouvelle force centripète : la mondialisation des agents, des institutions et des publics. Théâtre dans la mondialisation s’attarde sur la formation des avant-gardes belges et italiennes dans leurs nations respectives, puis montre comment elles en sont venues à occuper une position dominante dans le champ français. L’autrice repart de la nomination d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller à la tête du Festival d’Avignon en 2003 et surtout de leur décision, dès 2004, d’associer un artiste majeur à la programmation. Nancy Delhalle montre bien que Thomas Ostermeier, premier choisi, a renouvelé l’image du festival sans pourtant opter pour une rupture franche avec une certaine tradition française. Pour synthétiser le propos très convaincant de l’ouvrage, l’édition 2004 du Festival accorde encore une importance majeure à la textualité et au logos, rénove sans le brusquer l’héritage de ses prédécesseurs français, ambitionne de toucher un large public et assume dans sa programmation une vision médiatrice des arts vivants. En outre, une large partie de la programmation est francophone et les spectacles étrangers sont sélectionnés selon un idéal universaliste très « Avignonnais » : faire connaître « le meilleur » du théâtre mondial.
8Toutefois, Thomas Ostermeier n’est que rarement considéré comme un artisan majeur du tournant postdramatique et, comme le montre N. Delhalle, c’est l’arrivée de Jan Fabre comme artiste associé l’année suivante qui occasionnera une brusque reconfiguration du champ. L’ouvrage propose donc une relecture du scandale d’Avignon 2005 souvent analysé, mais qui apporte un éclairage nouveau : la mondialisation du champ permettrait d’expliquer une partie des mutations formelles et structurelles à l’origine de la polémique. D’abord, et comme on le verra par la suite, Théâtre dans la mondialisation accorde une place essentielle à l’étude des postures que se construisent les metteurs en scène en question (faisant ici écho au travail mené en sociologie de la littérature sur les postures d’écrivains ; voir Meizoz, 2011). En 2005, Fabre arrive en retard, ignore la critique, manifeste son mépris pour les spectateur·ices instatisfait·es, et N. Delhalle analyse comment il impose au public une autre posture : Fabre refuse le dialogue et ne cherche qu’à constituer un groupe d’aficionados inconditionnels n’aspirant pas un « dialogue réciproque » ; en bref, il récuse l’idée d’un public co-créateur du sens. Fait marquant lié à la mondialisation du champ, l’artiste, quoique à l’aise en français, choisit ostensiblement de s’adresser en anglais. En outre, Fabre fait le choix d’inviter des artistes peu connu.es du public des théâtres et considéré.es comme des praticien·nes radicales·aux de la performance (Marina Abramović par exemple). N. Delhalle montre qu’il attaque un espace national du théâtre français se considérant traditionnellement comme un centre accueillant les marges avec bienveillance : en un sens, Fabre aurait fait sentir à la France un « retard » artistique. Côté institution, l’autrice décrit aussi comment Fabre, par le jeu des langages mis en scène, des processus de création et des accueils internationaux rentabilise (et donc accrédite) les nouveaux modèles européens de subventions aux arts vivants, conçus pour dénationaliser les scènes. Il faudrait donc envisager doublement l’édition 2005 d’Avignon comme le lieu d’une rupture consommée avec l’ancien modèle théâtral français et comme le moment d’une « dénationalisation progressive du champ théâtral dans le cadre d’un processus de mondialisation » (30) favorisé par les politiques culturelles. La thèse ne manque pas d’arguments et combine habilement les niveaux épistémologiques, s’arrêtant par exemple sur la mutation de la mission sociale de l’artiste qui n’a plus rien d’un médiateur, envisageant aussi les dynamiques de territorialisation comme une « festivalisation » qui favorise la mondialisation des scènes.
9L’analyse est bien une analyse de champ, car elle prête attention aux mutations formelles induites par la mondialisation des scènes contemporaines. On peut citer ici la mondialisation des processus de production qui engage ce que l’autrice n’appelle pas exactement une « glocalisation » des spectacles (des œuvres comme la Tragidia Endogonidia de Castelluci par exemple, dont l’esthétique change profondément selon les villes et les pays qui les accueillent). Autre exemple limpide, une réalité formelle comme la « mort du langage » ne peut que se renforcer avec les impératifs croissants de tournées internationales, le théâtre « de l’image » ou la danse ayant l’avantage d’être immédiatement compréhensibles par des publics parlant des langues différentes. Notons enfin l’inter-artialités, soit l’ouverture croissante de la scène aux autres arts, qui serait largement encouragée par des politiques européennes et internationales de subvention, et ce pour des raisons essentiellement institutionnelles. Ici, la démarche de l’ouvrage laisse ouverte encore une exploration possible : ne pourrait-on aussi étudier les manifestations scéniques de la mondialisation comme imaginaire et comme idéologie ? Les tensions engendrées par la reconfiguration des rapports de force économiques et culturels à l’international ont sans doute leur rôle à jouer si l’on veut comprendre, par exemple, les polémiques toujours plus fréquentes que suscitent les théâtres aux ambitions universalistes. Ainsi, attaquée pour appropriation culturelle, Ariane Mnouchkine (2018) répondait-elle : « Le théâtre a des portes et des fenêtres. Il dit le monde tout entier ».
10Certes, comme l’essentiel des travaux qui acceptent l’hypothèse d’un tournant « postdramatique », l’ouvrage tend parfois à unifier le théâtre « dramatique » en un épouvantail épistémologique qui pourrait caractériser l’ensemble de la production antérieure. Et l’approche sociocritique ne peut guère, à son tour, éviter de généraliser un peu hâtivement la « conception » ou « l’idéologie » française de la fonction du théâtre (« dramatique », donc). L’autrice reconnaît volontiers ce que le geste peut avoir de restrictif, mais le jeu en vaut la chandelle, car le modèle est très opératoire. Théâtre et mondialisation saisit bien une reconfiguration importante du champ français après Avignon 2005, et à la lecture de l'ouvrage, on se dit par moments que si le terme « postdramatique » décrit quelque chose, c’est peut-être avant tout un tournant socio-institutionnel.
Mutations socio-techniques de l’attention
11Avant d’en venir à la démarche comparatiste en elle-même, soulignons aussi que Théâtre et mondialisation, s’intéressant aux déterminants externes de la « rupture », formule des hypothèses plus qu’intéressantes. Si on peut les expliquer de manière institutionnelle, les inflexions contemporaines du discours postdramatique, sont peut-être aussi partiellement liées aux mutations socio-techniques que connaissent les sociétés occidentales.
12Il faut pour cela repartir de l’hypothèse de Lehmann, reprise par N. Delhalle, selon laquelle les théâtres de performance auraient transformé nos modes d’attention :
« Sous plusieurs aspects, ces théâtres renouvellent indubitablement les enjeux perceptuels : en reléguant la notion de représentation, ils transforment l’acte de réception. Ils forcent un certain déplacement du spectateur en le contraignant à décaler son regard » (p. 163).
13Si l’hypothèse ne va pas sans poser problème, elle ouvre une interdisciplinarité fertile entre les études théâtrales et des perspectives en plein essor : l’étude de l’évolution sociale et technique de nos régimes d’attention et de notre rapport à l’espace-temps. À la lecture de l’ouvrage, la possibilité d’un travail sur la transformation des formes théâtrales au prisme de la théorie des médias apparaît nettement :
« En effet, permettant le transfert et la mise à disposition d’un nombre exponentiel de données, les évolutions technologiques ont immanquablement modifié nos perceptions. La transformation du cadre spatio-temporel surtout génère l’impression générale d’une rupture radicale » (p. 164).
14D’abord l’émergence des formes performatives (ou peut-être l’émergence d’un travail et d’une attention croissante à la performativité des formes) pourrait être analysée en regard du mouvement d’individualisation des sociétés contemporaines et de l’impossible ajustement de la cognition humaine à la vitesse exponentielle des évolutions techniques. On sait bien qu’il en résulte une responsabilisation toujours croissante quant à la gestion personnelle du temps et de l’infinité de données accessibles. De là, on peut envisager de lier l’attention pour la performativité et la démultiplication des choix qui se heurtent sans cesse « à la limite physico-psychique de l’humain, à l’état de son cerveau, dans ce moment historique précis » (p. 165) : nombre de théâtres contemporains trouvent leur matériau scénique dans cette tension cognitive entre surcharge et responsabilité.
15Ensuite, on sait combien l’évolution médiale a transformé notre rapport à l’espace dans sa temporalité, toujours plus marqué par l’immédiateté en raison notamment de l’invention du direct (radiophonique, télévisuel puis digital). Par moments, N. Delhalle envisage qu’une telle évolution ne soit pas indifférente à l’émergence d’un discours de plus en plus axé sur la présence-à-soi des performeur·euses, mieux à même d’avoir un impact sur le public (et d’ailleurs, Rancière ne parle-t-il pas « d’immédiateté éthique » ?3). Toujours selon l’autrice, « le théâtre, qui a longtemps relayé une conception de l’existence du sujet fondée sur une action, tend aujourd’hui à servir une conscience de l’expérience d’exister, enracinée dans la présence concrète » (p. 167). À nouveau, on se dit que la mutation des régimes de visibilité analysée souvent par les théories des médias et les pensées politiques de l’attention pourraient mettre en perspective le discours contemporain sur la performativité du théâtre.
16Dans le même ordre d’idée, on pourrait avancer que la nucléarisation postmoderne des sociétés et la désagrégation de l’espace public réagrégé en cellules sur les réseaux sociaux participent d’un nouveau rapport générationnel à l’intime. Le brouillage méthodique et protéiforme des frontières du privé pourrait bien avoir influé sur nos modes de réception, nous avoir rendu·es plus ouvert·es au partage du sensible, plus à même d’envisager les corps dans l’intimité de leur présence.
17Dernière hypothèse, on souligne souvent que la question du commun transite par le corps, et plus exactement, dans un nouvel ordre relationnel permis par la tension entre monstration du sujet et présence du corps. Le regard sociosémiotique de Nancy Delhalle esquisse brièvement un axe comparatif qu’il faut approfondir : l’évolution des discours sur le corps théâtral comme réaction aux théorisations néo-libérales du corps.
« Et dans un contexte où les nouvelles formes d’individualisme — le sujet ‘’entrepreneur de lui-même’’ ont généré de nouvelles formes de souffrance sociale telles que la saturation liée à la pression excessive ou la perte de repères débouchant sur le sentiment de vacuité, le corps se propose comme une source relativement intacte et préservée, un support idéal de l’utopie. » (p. 172)
18À mes yeux, ces hypothèses présentent avant tout l’intérêt de nuancer l’autorité des spectacles sur les regards : sans doute la performativité gagnerait-elle à être envisagée, au-delà d’une qualité intrinsèque des formes, également comme un régime possible de l’attention, sensible donc aux mutations sociotechniques de sa gestion. Une telle affirmation serait très cohérente avec l’idée que l’on a pu de tout temps attribuer à la scène une performativité (rituelle ou juridique par exemple), le degré et la qualité de cette attention évoluant selon les croyances, les techniques médiatisant notre rapport à notre environnement, les mutations des sociétés de contrôle et sans doute encore de nombreux autres paramètres.
Utopies comparées
19Finalement, force est de constater que Théâtre dans la mondialisation offre d’importantes ressources pour toute recherche sur le travail de Jan Fabre, Jan Lauwers, Pippo Delbono et Romeo Castelluci. J'essaie ici d'en synthétiser l'essentiel en essayant de ne pas trahir trop la complexité de l'étude, dont une large part est consacrée à une approche comparatiste de ces quatre démarches artistiques, avec le souci de les inscrire dans la mondialisation du champ, mais surtout de souligner que tous ont commun de vouloir opérer un basculement de la communauté à l’utopie. L’approche entend bien sûr déconstruire l’idée que les formes postdramatiques ne sauraient agir sur le réel et prouver ainsi que ces auteurs travaillent bien les conditions de possibilités formelles d'un « partage du sensible ». Pour N. Delhalle, cette extension sensorielle du politique n’aurait nullement « tué le sens » et privé les œuvres de toute capacité d’action sur le monde social, ce qu’elle réaffirme en discutant notamment les travaux de Daniel Bougnoux (2006) pour qui le régime performatif de présence « autoréférentielle » aurait enterré la capacité de symbolisation de la représentation, et donc son pouvoir de configuration du réel sociopolitique.
20Bien au contraire, l’autrice entend, d’après les travaux sur l'utopie d’Alain Pessin, circonscrire dans son corpus un imaginaire mondial de l’humain ou du monde transformés, en identifiant des schèmes préconçus nommés « utopèmes ». Chez Fabre, Lauwers, Delbono et Castelluci, elle entreprend alors d’identifier une séquence récurrente qui serait symptomatique du passage de la communauté à l’utopie. Tous ces artistes rejetteraient l’idéologie, la symbolisation du réel et l’association des structures dramatiques aux structures sociales4 ; tous créeraient à partir d’un sentiment d’impuissance politique ou de l’impression d’un malaise contemporain, tous font de l’assemblée théâtrale un espace différent où ils s’assurent une coupure nette avec le monde social ; tous créent les conditions de possibilité d’une communauté via la médiation d’une posture d’artiste surplombant, tous conçoivent l’esthétique comme lieu d’une vérité transcendantale5 et finalement, tous défendent la possibilité d’une humanité et d’un monde nouveaux.
21Pour N. Delhalle, Jan Fabre se construit une posture d’artiste démiurge, capable de produire un dédoublement du monde, ce qu’elle explique notamment par son travail sur la répétition du mouvement corporel et l’usage d’effets de symétrie dans la construction de l’espace scénique. À ses yeux, les signes opaques6 de l’artiste belge constituent autant de tentatives pour paralyser tout décryptage rationnel du plateau, mais s’avèrent aussi capables de configurer l’espace-temps en un lieu nouveau, une utopie encore à comprendre. Dans cette "autre réalité" scénique, l’utopie fabrienne passerait aussi par un travail de l’affect, notamment dans la mise en avant des humeurs corporelles qui en appelleraient à la part instinctuelle des spectateur·trices, à leur animalité, creuset d’une autre humanité possible. On trouverait avant tout chez lui la monstration d’une lutte prenant une autre version de la réalité comme champ de bataille, dégagée des normes communes de telle sorte qu’« il y a une utopie de la communauté en construction chez Fabre, mais elle prend une forme radicalement a-sociale » (p. 100). Cette interprétation se double alors d’éléments sociocritiques déjà soulignés ici, comme la constitution d’une communauté de spectateur·trices aficionados : « Loin de faire advenir une masse […] Fabre crée une communauté de croyants en l’œuvre et en son pouvoir de proposition d’un nouvel homme et d’un autre monde » (p. 103).
22Le théâtre de Jan Lauwers est peut-être le moins « postdramatique » du corpus, car attaché encore à la fictionnalité et même à un certain pouvoir exemplaire de la fable : N. Delhalle y voit une démarche qui se voue à renouer avec une pensée mythique. L’une des dynamiques utopiques de Lauwers serait son aptitude à fonder un « je indivisible » (p. 109), à faire de la scène le lieu d’une subjectivité reine, ce que l’autrice observe notamment via la dramaturgie en huis clos de La Chambre d’Isabella. Les personnages de l’artiste belge cristalliseraient sur eux une forme d’aspiration à l’universalité mythique, renouvelée toutefois, car Lauwers ferait du plateau un espace-temps alternatif en revivifiant le kitsch, l’absurde et le loufoque comme moteurs d’une autre communauté de relation, comme régime mimétique de création du lien. La capacité des spectacles de la Needcompany à faire communauté tiendrait aussi à leur abandon de toute opacité des signes, dans l’idée de soulager les spectateur·trices d’une complexe opération de décryptage. Il faudrait y voir plutôt la recherche d’un plaisir immédiat et léger, duquel Lauwers saurait tirer un pouvoir d’agrégation certain. N. Delhalle avance aussi que le basculement de la communauté à l’utopie passerait par l’écriture scénique, seule capable d’assurer à la fable une véritable dimension affective et sensorielle : sorte d’utopie d’un récit commun. Aussi, la clé de lecture du mouvement communauté-utopie chez Lauwers serait essentiellement l’adhésion et le partage, dont l’autrice décline une analyse formelle approfondie :
« […] associant le beau et le bien, Lauwers diffuse, à travers son théâtre, une conception de l’homme et du monde fondée sur le dualisme de l’individu et de la communauté. Irréductibles l’un à l’autre, les deux pôles sont également magnifiés et la dimension utopique de cette pensée s’ancre dans le refus de voir l’un englober l’autre » (p. 118).
23Pour aborder le théâtre de Pippo Delbono, N. Delhalle repart des réactions radicales qu’il suscite, puis articule sa réflexion autour de la possibilité d’un faire communauté dans l’ultra-ritualisation caractéristique de son travail. L’autrice y voit un autre traitement possible de l’assemblée, décrivant à nouveau cette capacité d’atteinte en plateau d’une version différente du réel : « La ritualisation entraîne et exclut : elle vise à extraire du monde commun » (p. 123). L’autrice liste alors les multiples caractéristiques d’une écriture scénique affairée à construire une clôture avec le réel et la configuration commune du monde. Cette clôture rejouerait la limitation symbolique qui existe entre vie sacrée et vie sociale, où l’on renoue avec un imaginaire ancien de la théâtralité (surtout, comme performance) par une multiplicité de choix scéniques que l’ouvrage décrit avec rigueur. Puis, dans cet espace sacré, le tour de force de Delbono serait de brouiller ensuite le social et l’intime, les dynamiques structurantes de l’histoire et celle de la sphère privée sujettes d’une dilution mutuelle qui, via la médiation de la figure de l’artiste, permettra l’émergence d'une nouvelle posture critique et in fine d’un projet utopique :
« Figure médiatrice, l’artiste, détaché du monde commun, révèle en scène le mystère de l’autre et va chercher à créer le lien. À travers chaque spectacle, il oriente ainsi le spectateur dans un processus utopique. Un cheminement qui implique un moment de critique sociale. » (p. 131).
24Comme pour les trois autres cas du corpus, l’autrice souligne le rôle dramaturgique et philosophique primordial des corps performants, mais aussi spectants :
« [la présence des corps] en scène génère l’expérience mais prend en même temps une valeur démonstrative. Car si le corps constitue le vecteur du rapport au monde et aux autres, l’enjeu utopique de ce théâtre commande d’impliquer le corps du spectateur et de l’engager ». (p. 139)
25N. Delhalle identifie enfin des structures similaires dans le travail de Romeo Castellucci, où elle décrit encore la volonté d’une coupure nette entre la scène et le monde ordinaire, qui s’accompagnerait d’un retour à une forme d’archaïsme comme condition de possibilité d’un partage infra-rationnel. L’autrice s’attarde notamment sur les diverses tentatives d’auto-théorisation de la Societas Raffaelo Sanzo, peut-être la plus résolument hostile à la dramatisation, refus qu’il faudrait interpréter comme une impossibilité générale de toute symbolisation du réel social : « Si donc leur écriture visuelle […] prend pour fondement le refus de la mimésis, c’est précisément le refus d’une image où se donne à reconnaître le monde commun, la société » (p. 148). L’une des spécificités du théâtre de Castellucci serait sa religiosité, mais pas au sens d’une ritualisation engageante et collective comme chez Delbono, plutôt au sens d’un mystère qui se donne comme insaisissable et exclurait donc les spectateur·rices, laissé·es à une manière d’abattement tragique : « [...] il plonge le public au cœur du mystère, sans explication, sans dénouement et exige même de lui une certaine ignorance, un non-savoir » (152). La capacité d’un espace d’une telle opacité à produire une communauté est à nouveau assurée lorsque l’artiste endosse un rôle de berger, de guide à travers ce qui sera finalement un processus de transfiguration utopique du monde par la singularité esthétique de la scène : « pour Castelluci, l’esthétique produit de l’éthique » (p. 162).
26À cette entreprise de réhabilitation de l’impact social des théâtres de performance, il manque peut-être une discussion sur une possible proximité entre leurs programmes esthétiques et affectifs et ceux qu’induit la néo-libéralisation ambiante (pour reprendre une hypothèse assez convaincante développée notamment par Neveu (2013) qui prend comme exemple symptomatique le travail de Fabre et Castellucci). Au-delà de l’approche institutionnelle, en traitant l’impuissance politique contemporaine comme un constat supposé créer un choc émotionnel abrupt, ce théâtre ne se borne-t-il pas à rejouer la violence du monde présent ?7 Autre exemple, si l’on admet avec nombre de penseurs qu’une des caractéristiques de la gouvernance postmoderne serait de rendre abstraits les conflits pour taire la concrétude des révoltes, ne peut-on voir dans un théâtre refusant toute dramaturgie du choix, le prolongement de ce programme de contrôle ? (Neveu, 2013 : 41).
27Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’on aurait aimé voir la discussion s’attarder sur des arguments opposé, issus davantage des approches les plus politisées des arts vivants, ou de la critique esthétique en général. D’autant plus, côté sociocritique, que l’analyse de Nancy Delhalle souligne bien l’importance du « service public » (comme fait ou comme imaginaire) dans la reconfiguration du champ et qu’on sait le « service » en question toujours plus affecté par la néolibéralisation des politiques gestionnaires. Une hypothèse à discuter, donc, pour le futur : jusqu’où la reconfiguration du champ induite par ces théâtres est-elle, en réalité, parente de la marchandisation de toutes les sphères de l’existence ? Leur impact social est sans doute très concret, mais jusqu’où est-il, en un seul néologisme militant, « capitalo-compatible » ?
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28Si ce bref parcours simplifie sans doute les hypothèses de l’ouvrage, il souligne la grande virtualité d’interprétations possibles des formes, notamment si l’on veut comprendre la manière dont les spectacles veulent faire communauté, les conditions de possibilité d’un partage du sensible en régime postdramatique. Ainsi, et N. Delhalle le montre bien, on peut ou non appuyer ce « nouvel ordre relationnel » sur l’opacité des signes (chez Fabre ou Castellucci) ou au contraire leur lisibilité (chez Lauwers), le faire émerger d’une religiosité qui exclue le public (chez Castellucci) ou au contraire d’une ritualisation sacrée qui doit susciter son adhésion (chez Delbono), etc. Par moments, l'autrice montre que certains programmes esthético-politiques sont conçus en conscience de la diversité des publics : le travail de Castellucci, par exemple, engage une contemplation religieuse d’un montré mystérieux, que les spectateur·trices aient ou non la compétence encyclopédique nécessaire au décodage des références qui structurent le spectacle. De ce point de vue, la complémentarité des approches sociocritique et herméneutique permet à Théâtre dans la mondialisation de proposer nombre d’amendements à la thèse de Lehmann. In fine, s’attardant ponctuellement sur la diversité des regards possibles, l’ouvrage ouvre une autre perspective sans vraiment l’explorer, il donne envie de déplacer le curseur de la réflexion sur la réception réelle, l’interdiscours social effectivement produit par ces pièces : comment étudier une spectation contemporaine au-delà des réactions et de la qualité d’attention présupposées par les seules formes spectaculaires ?