Spéculations accélérationnistes
1Remarque préliminaire : la traduction ici proposée ne regroupe que la première et la troisième parties de l’édition originale — « la partie programmatique de l’ouvrage américain » (4ème de couverture). Réalisé en accord avec l’auteur, ce découpage brièvement explicité en préface nuit à la compréhension générale de l’ouvrage car c’est dans la seconde partie, à laquelle il fait fréquemment référence, que l’auteur détaille une à une les couches du Stack.
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2La formulation la plus claire du projet de l’auteur est énoncée dans une sous‑partie de l’introduction, symptomatiquement intitulée « Le flou et l’accident » :
Nous avons besoin de moyens de rendre compte des complexités croisées de la mondialisation computationnelle, de l’épaississement de ses géographies, de son tissage mystérieux de géométries de gouvernance et de territoire, vues selon leurs propres conditions, non comme des transgressions d’un autre système. (p. 51)
3L’ambition affichée de Benjamin H. Bratton avec Le Stack est donc de « concevoir une géométrie alternative de la géographie politique » (p. 36). Prenant acte du fait que la topologie même de l’espace politique mondial a été radicalement bouleversée par l’émergence et le développement de la « computation à l’échelle planétaire » (p. 27 et passim), il conviendrait de cesser de « déplorer toutes les exceptions à la norme » (p. 35) — que l’auteur identifie dans le concept de nomos chez Carl Schmitt, nous y reviendrons — afin de « cartographier la nouvelle normalité » (p. 36).
4La description de et l’action sur cette « nouvelle normalité » permettraient selon B. H. Bratton de trouver une voie moyenne entre deux écueils opposés de la « géopolitique de la computation » : entre l’« utopie officielle », ou l’« effervescence messianique », qui verrait dans l’émergence et le développement des techniques informatiques un moyen d’émancipation des masses, et la « dystopie officielle », ou « panique apocalyptique », qui y verrait l’empire de la marchandisation de l’information et des temps d’attention (p. 26‑27). À cette fin, Le Stack se propose comme une réflexion « à la fois technique et théorique » que son auteur situe à la confluence de la philosophie politique, de la théorie architecturale, des études du logiciel et de la science‑fiction (p. 25) — rêvant à moyen terme d’un décloisonnement complet des disciplines, toutes gouvernées par la computation (p. 30).
5C’est cette dernière, la « computation à l’échelle planétaire », que B. H. Bratton se donne pour objet, en omettant néanmoins de la définir clairement. D’abord « méta‑infrastructure » (p. 34), puis « régime technologique » (p. 50), ici « infrastructure » (p. 51) ou « système » (p. 52), là « mégastructure » (p. 122), il est jusqu’au bout de l’ouvrage difficile de saisir sa nature, tout comme celle du Stack, son architecture. Nous retiendrons qu’il convient selon l’auteur d’envisager la « computation » non seulement comme une technologie — ou une « machinerie » (p. 25) — mais également comme un mode de gouvernance. La cartographie de l’architecture de la computation à l’échelle planétaire (i.e. du Stack) permettrait donc de dessiner une nouvelle géométrie (ou « design ») de l’espace politique mondial, « en phase avec cette époque » (p. 34).
« Design brief »
6C’est donc en territoire inconnu, à tout le moins encore non cartographié, que B. H. Bratton souhaiterait nous emmener et, par l’acte cartographique même, nous proposer de participer à la conception de son architecture, le Stack. Le livre se propose en effet comme un « cahier des charges [design brief] » (p. 28) visant à spécifier un idéal architectonique pour la computation à l’échelle planétaire :
Notre description d’un système, esquissée avant même qu’il n’apparaisse, cartographie ce que d’un côté nous pouvons voir mais ne pas exprimer, par opposition, de l’autre, à ce que nous savons exprimer mais que nous ne pouvons pas voir. (p. 52)
7Ainsi, en faisant de son ouvrage également un « livre de théorie du design » (p. 28) — par quoi il entend l’acte d’échafauder théoriquement une architecture nouvelle pour un système pourtant non existant —, l’auteur annonce d’emblée un grand écart — un « flou » (p. 50 sq.), nous verrons — entre une entreprise descriptive et une entreprise normative. En cela, c’est tout le livre qui est supposé « programmatique » : « [Le Stack] est un outil heuristique, un diagramme qui n’a d’utilité que pour le travail qu’on attend de lui. » (p. 149, n. 32)
8L’architecture de la computation à l’échelle planétaire se présente comme l’empilement de six couches — virtuelles et matérielles à la fois — qui permettent de relier entre eux tous les usagers, humains et non‑humains, de la computation. Le Stack est donc l’épaisseur stratifiée des médiations qui assurent la circulation de l’information et des biens à l’échelle mondiale. Les six couches du Stack— Terre, Cloud, Ville, Adresse, Interface, Utilisateur — sont rapidement évoquées en introduction (p. 36) puis succinctement décrites en fin de première partie (p. 145‑155), mais c’est surtout dans la seconde partie, non traduite, de l’ouvrage original que B. H. Bratton détaille son modèle « du mondial au local et du géomécanique au phénoménologique » (p. 145).
9Dans cet ordre, la couche Terre comprend cette dernière comme « substrat géologique du matériel computationnel » (p. 151) d’où l’on extrait les ressources énergétiques et les métaux rares nécessaires au fonctionnement de la couche Cloud. Celle‑ci recouvre à son tour l’implantation physique et territoriale de la computation à l’échelle planétaire, tant les réseaux de fibre optique souterrains et sous‑marins que les fermes de serveurs et autres centres de données,ainsi que l’organisation des plateformes qui fournissent leurs services computationnels aux Utilisateurs. La couche Ville désigne les « méga‑réseaux » de déploiement de la computation à l’échelle de la « mégapole » (p. 152). La couche Adresse « examine les systèmes d’adressage universels » (p. 152) qui permettent d’identifier comme entités les objets du Stack. Enfin, la couche Interface décrit l’ultime strate de médiation, celle qui se présente aux sens de l’Utilisateur, humain ou non‑humain. Chaque liaison computationnelle activée entre deux Utilisateurs traverse l’intégralité du Stacket génère une colonne descendant de l’Utilisateur A vers la Terre puis remontant vers l’Utilisatrice B — des exemples auraient été les bienvenus pour faciliter la compréhension1.
10Selon l’auteur, cette imbrication des échelles, dont l’organisation verticale ouvre à un « ordre modulaire et interdépendant » (p. 34) de ses couches, n’est pas le produit d’une stratégie ou d’une planification consciente par les acteurs du Stack, États ou plateformes. Bien plutôt, il s’agit là d’une « mégastructure accidentelle » (p. 42sq) résultant d’un ensemble de petits événements contingents répondant à des cahiers des charges locaux, des « accidents non‑planifiés » (p. 43) — ici encore, l’évocation de cas concrets aurait été la bienvenue.
11Que l’architecture de la computation à l’échelle planétaire soit contingente n’empêche pas de poser la question : pourquoi six couches, et pourquoi celles‑ci ? Bien que la modélisation de B. H. Bratton soit informée par les structures en couches des logiciels, en particulier des protocoles de communication (p. 146), elle ne repose sur aucune étude empirique et ne fait référence à aucuns travaux, qui pourtant ne manquent pas2. Le balisage du terrain sur lequel s’avance l’auteur, et qui n’est pas si inconnu, déjà pour partie cartographié, semble par conséquent bien arbitraire.
12Le peu d’exemples, le manque de références à des études concrètes et l’absence de justification du modèle théorique abstrait de l’auteur font en définitive apparaître le Stack comme une grande entité nébuleuse relativement autonome et largement idéalisée, résultant de l’intrication complexe de pouvoirs et de nouvelles technologies — une espèce de « Léviathan3 » postmoderne manifestement situé dans un espace liminaire entre l’être et le non‑être dont le lecteur est bien en peine de savoir quoi faire, laissant sans réponse la question de savoir à qui s’adresse ce cahier des charges.
Ouvrir la souveraineté à la troisième dimension
13La problématique qui travaille le plus l’ouvrage de B. H. Bratton est celle des formes de souveraineté à l’œuvre au sein du Stack, et plus particulièrement le défi que l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernance — la « souveraineté de plateforme » — pose à des entités plus traditionnelles comme celle de l’État. Ces formes plus traditionnelles, B. H. Bratton les trouve dans des commentaires4 des travaux du théoricien du droit Carl Schmitt. Il leur emprunte notamment une définition de la souveraineté comme étant le pouvoir conféré à celui — le souverain — en mesure de décider, à l’intérieur d’un territoire, de l’état d’exception (à la règle) (p. 64). Ainsi que le concept de nomos qui désigne la partition originelle de l’espace physique du globe distribuant et délimitant les empires des souverains (p. 69). Dans ce cadre conceptuel, la souveraineté traditionnelle d’avant l’émergence du Stack est celle que l’État westphalien exerce à l’intérieur de ses frontières physiques. Elle repose donc sur une partition du globe en territoires fermés définissant un dedans et un dehors — c’est ce que l’auteur nomme la « topologie en boucles » de la souveraineté de l’État‑nation westphalien (p. 67 sq.).
14La thèse de B. H. Bratton est que l’émergence de la computation et son déploiement à l’échelle planétaire ont opéré « une rupture entre un ordre et un autre » (p. 72), entre le nomos westphalien et ce qu’il baptise le « nomos du Cloud », un « concept incertain » (p. 68) qui, comme le Stack, à la fois est et n’est pas :
En tant qu’architecture maîtresse (en devenir), le modèle du Stack est peut‑être aussi [also perhaps also (sic)] une version contemporaine de ce que Schmitt a appelé le nomos, et c’est peut‑être ce qui élimine complètement le nomos schmittien. […] Nous pouvons en conclure que le Stack est le nomos de notre moment ; mais une meilleure compréhension de l’architecture du Stack peut aussi établir que, après tout, il n’y a pas de véritable nomos. (p. 68)
15En effet, dans le sillage du néolibéralisme qui aurait favorisé le transfert de souveraineté des États‑nations vers les marchés5, ce que l’émergence de plateformes comme Google, Amazon ou Facebook met à mal, c’est la coïncidence entre le territoire et la souveraineté : « L’émergence de la computation en tant qu’infrastructure mondiale contribue à un décollement et à un délaminage de la terre, de la gouvernance et du territoire les uns par rapport aux autres » (p. 51). En d’autres termes, le modèle horizontal du nomos schmittien opérant à la surface même du globe ne résiste pas à l’irruption de la troisième dimension d’un Stack qui ne connaît pas de frontières (p. 35). La distinction entre le dedans et le dehors, nécessaire à l’exercice de la souveraineté westphalienne, n’étant par conséquent plus valable, il faut dès lors cesser de mesurer les effets de la computation par écarts à cette norme dépassée. Puisque d’autres partitions que le nomos schimittien sont possibles (p. 67‑68), nous avons besoin d’une nouvelle topologie qui seule permettra de dessiner une nouvelle géographie politique de la computation en tant que gouvernance. C’est à cette nécessité que veut répondre la complexité du Stack, résultant de l’intrication d’échelles et de temporalités selon les topologies torses d’espaces « incurvés, gonflés » (p. 85) et de grilles « pliées et empilées [ou] tressées » (p. 92).
16Plus spécifiquement que l’émergence de la computation à l’échelle planétaire, c’est donc l’apparition de ce que B. H. Bratton appelle des plateformes et leur rapide développement qui auraient précipité la faillite de la souveraineté traditionnelle. Une définition de celles‑ci pourrait être : « un acteur non étatique qui opère avec la force d’un État mais qui, contrairement aux États modernes, ne se définit pas par une contiguïté territoriale spécifique unique » (p. 46) ; le Stack pourrait être défini comme « une combinaison de plateformes » (p. 102). Mais là encore, B. H. Bratton entretient le « flou » et, jugeant que « nous manquons cruellement de théorie solide et pratique de la logique de design politique des plateformes » (p. 105), se lance dans une caractérisation de celles‑ci en 17 points (p. 108‑118). Cette « théorie des plateformes » (p. 110) s’achève sur une définition de la « souveraineté de plateforme » en forme de tautologie :
17. La souveraineté de plateforme peut être planifiée ou non planifiée, universelle ou spécifique, générative ou réactive, déterminée par la technologie ou garantie par la politique. La souveraineté de plateforme est automatique dans certaines circonstances et très conditionnelle dans d’autres, et elle peut fonctionner différemment en fonction des différents éléments du système de la plateforme. (p. 116)
17Cette caractérisation qui manque encore cruellement d’exemples, de références et de justifications n’est donc pas convaincante et laisse plutôt l’impression d’un idéal ad hoc permettant de remplacer une définition extensive qui comprendrait Google, Alibaba, la NSA (p. 85) et d’autres…
Un projet accélérationniste
18La seconde partie de l’ouvrage traduit, intitulée « II. Les projets », traite du « Stack‑à‑venir ». Il ne fait plus aucun doute maintenant que nous sommes dans la prospective et que B. H. Bratton entend proposer un ensemble de solutions techniques, politiques et philosophiques visant à concevoir un Stack futur désirable. Ce futur désirable, selon l’auteur, implique d’amener le capitalisme néolibéral jusqu’à l’explosion par l’accélération forcenée du progrès technique, et en particulier du développement et du déploiement de la computation à l’échelle planétaire :
Le cahier des charges commence au bord de la falaise de l’Anthropocène et penche en faveur de l’accélération du risque comme de la récompense ; il présume que les méga‑infrastructures du capitalisme algorithmique « actuellement existant » ne sont pas, pour l’instant, capables de s’affranchir de leurs propres échecs et de réaliser une percée pour, et vers, le potentiel latent d’une géoéconomie de l’abondance. Cette accélération n’est donc pas une accélération du Stack à l’abri de ses risques, mais vers une fin et une suite particulières, et vers l’expression et la réalisation d’une ontologie sociale plus luxueuse. (p. 155)
19Luxe, abondance et récompense du risque, ce sont donc les maîtres‑mots d’un futur désirable selon B. H. Bratton.
20Implicite ici est la référence au mouvement « accélérationniste » initié par Nick Srnicek et Alex Williams dans un manifeste publié en 20136. Ce mouvement, qui s’annonce « néomarxiste », propose une sortie du néolibéralisme par une exacerbation du progrès technique qui précipiterait le dépassement de l’Anthropocène sous toutes ses formes. Dans les termes de B. H. Bratton qui sonnent comme un mantra de la destruction créatrice schumpéterienne, et son nouvel avatar la disruption, « la computation universelle détruit le « monde » et […] c’est un bon point de départ » (p. 95). Une espèce de sotériologie technophile, en somme, et un « projet » très militant : « Nos yeux ne sont peut‑être pas exercés à la façon dont le Stack pourrait accélérer l’arrivée messianique d’une certaine fin harmonieuse de l’histoire computationnelle à spectre complet […] » (p. 49).
21Couche après couche, B. H. Bratton déplore les dégâts et les dérives du déploiement aveugle de la computation à l’échelle planétaire avant de proposer ses solutions. Au niveau de la couche Terre, c’est le « géodesign » — ou « géoingénierie », consistant à intervenir techniquement sur notre planète en tant qu’écosystème — qui pourrait permettre une « restauration écologique opérant directement sur l’atmosphère » (p. 1797). La couche Cloud gagnerait selon l’auteur à ce que tout devienne plateforme, les États en premier lieu, et qu’un droit de défection assure une libre circulation entre plateformes, soit une « mobilité universelle » qui permettrait un jour d’être citoyen de Google, le lendemain de Facebook (p. 201). Si la couche Ville ne relève que de l’architecture traditionnelle, le développement de la couche Adresse devrait permettre le déploiement à l’échelle du globe d’une grille de capteurs en tous genres permettant de mesurer et enregistrer avec une « granularité ultime » (p. 240) le moindre des évènements — comme la chute d’un vieux séquoia (p. 239) — rendant le tout absolument gouvernable grâce au big data8. Main dans la main, les couches Interface et Utilisateur devraient permettre à tous les acteurs du Stack, humains et non‑humains, d’intervenir en retour sur les plateformes pour les modifier et s’assurer une identité « réduite à ce qu’ils font, plutôt qu’à ce qu’ils sont » (p. 2649).
22Ce monde « posthumain » (p. 300) repose sur une « ontologie synthétique » (p. 250) bien singulière où tout est ordinateur, la Terre (p. 173) autant que ses habitants (p. 30 et p. 289). Dans ce monde, qui passerait pour antispéciste (p. 271), le trading haute fréquence devenu relativiste est qualifié de « futuriste » (p. 5610) et la conception de protocoles de communication interplanétaire est une entreprise louable (p. 141). Mais B. H. Bratton n’est pas absolument dupe de lui‑même et ancre en définitive son grand projet dans un espoir qui sonne comme un vœu pieux : « le Stack est une totalité qui (espérons‑le) résiste au totalitarisme » (p. 150, je souligne). En effet, si le capitalisme de plateforme a mené au délaminage du territoire et de la souveraineté, il semble douteux que l’accélération de son déploiement puisse mener au délaminage de la computation et du capitalisme, historiquement intriqués11.
Le « flou » du Stack
23Au terme d’une lecture difficile, souvent agaçante tant elle peut être confuse, de trop nombreuses interrogations subsistent sur la nature du Stack et la portée d’un tel cahier des charges. Pour B. H. Bratton, cette indétermination est consubstantielle au Stack même, qui, comme entre deux eaux, désigne ce qui est déjà là mais pas encore advenu : « Pour être clair, cette figure du Stack existe et n’existe pas en tant que telle » (p. 36, je souligne). Ce « flou » (p. 50‑57) semble se justifier, pour l’auteur, par sa double mission de décrire le déjà là et, à la fois, de spécifier le non advenu.
24De sa cartographie, B. H. Bratton nous dit qu’elle est « à concevoir à la fois comme un modèle idéalisé pour le design des plateformes et comme une description de certaines des façons dont elles fonctionnent déjà aujourd’hui. » (p. 118‑119). Ailleurs, en un tour rhétorique douteux, on apprend que :
[…] ce flou entre un Stack et un autre n’est pas un symptôme qu’il s’agirait de clarifier ou de guérir ; le flou est plutôt une image à haute résolution de ce qui se passe réellement, et qui est lui‑même flou. Pratiquer le design avec le flou, plutôt que contre lui, exige que nous soyons à l’aise avec l’ambiguïté. (p. 169)
25C’est ce flou qui semble nécessiter l’introduction d’un vocabulaire spécifique, avec son glossaire dédié (p. 303‑320), et justifier une prose souvent inutilement alambiquée. Outre le manque patent de références à des cas concrets et des études empiriques12, ou la présence de définitions en forme de tautologie, l’auteur abuse d’exergues déroutants, d’épithètes intempestives13, de chiasmes perturbants14 ou de fausses évidences15, parfois jusqu’à l’aparté déplacé16 ou au non‑sens17. Tant et si bien que quand l’auteur assène que « La pensée est confuse [The thinking is muddled] » (p. 291), le lecteur est en droit de se demander de quelle pensée il s’agit — et de rester sans réponse. Rien à reprocher pourtant à la traduction de Christophe Degoutin habitué à la prose abstraite des accélérationnistes. Et il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’une des rares recensions en langue française d’un ouvrage publié la même année par Nick Srnicek sur Le capitalisme de plateforme dresse un constat similaire18.
26Par ailleurs, il est à noter que ce livre de design et de géographie politiques ne contient qu’une seule image, peu informative (p. 145), et que des deux adresses du site web auquel l’auteur renvoie — « qui comprend beaucoup d’images et d’illustrations qui accompagnent chaque chapitre » (p. 29) —, l’un ne contient pour seule image que la couverture de l’édition originale, tandis que le second n’existe manifestement plus.
27En définitive, l’entreprise cartographique que l’auteur envisage comme une « oscillation entre le réel-sans-nom-pour-l’instant et l’imaginaire-pas-réel-pour-l’instant — ce flou entre les deux » (p. 52) apparaît plutôt comme un grand écart forcé entre une perspective descriptive dont il n’a pas les moyens par manque de travaux empiriques, et une perspective normative trop éthérée pour être effectivement pratique. Des « intérêts spéculatif et prospectif mais aussi analytique [[the book’s] interests are speculative and projective as well as analytical] » (p. 28) de l’ouvrage, nous ne retiendrons que le premier.
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28En préface, Yves Citton voudrait voir dans Le Stack un travail d’« archéologie des media » qui permettrait selon lui de désamorcer les téléologies technicistes d’une vision de l’histoire comme marche du progrès (p. 7). Le Stack devient alors sous sa plume une « intra‑structure » (p. 12), permettant de louvoyer entre déterminisme technologique kittlérien et constructivisme radical en décrivant l’arkhè de la computation comme une hétérarchie — plutôt qu’une anarchie — « c’est‑à‑dire comme un enchevêtrement de structures régies par des systèmes de valeurs hétérogènes, coexistant et interagissant entre eux, mais irréductibles à une hiérarchie unique » (p. 10).
29Il y a en effet chez Benjamin H. Bratton la volonté louable de saisir l’extrême complexité du milieu technique dans lequel nous baignons afin de l’envisager comme gouvernementalité à part entière et de mesurer ses effets sur des formes de souveraineté plus traditionnelles. Un effort mené, tant que faire se peut, sans trop analyser (au sens de disséquer) selon les dichotomies trop simples héritées d’une métaphysique réputée dépassée, c’est‑à‑dire en intriquant les échelles autant que les temporalités sans distinction (tout devient global), et en refusant la distinction dedans/dehors. Dans les termes de l’auteur, de concevoir effectivement une nouvelle topologie de notre milieu technique.
30Cependant, aussi séduisante que puisse être l’interprétation de Citton, elle est sûrement (trop) charitable — au sens d’optimisation de la rationalité supposée du locuteur, principe cher à la philosophie analytique. En effet, bien que la topologie du Stack résulte de la superposition de couches hétérogènes de media, et bien que Benjamin H. Bratton fasse référence, mais très superficiellement, à l’archéologie foucaldienne, il ne semble pas que son approche relève d’autre chose que d’un optimisme technophile un peu naïf. À vouloir tout « ingénierer » jusqu’à la maîtrise et la possession totales du monde — ce qu’il écarte pourtant comme « enclosure historique de la planète sous un régime absolutiste de capital algorithmique » (p. 154) —, Benjamin H. Bratton pèche par hubris et adhère finalement à l’« utopie officielle » qu’il dénonce et ses relents d’ « effervescence messianique » (p. 27). L’optimisation de la rationalité ne fait que mener à son terme une raison dialectique.
31Si le Stack doit servir de forme pour une cosmologie — « Si on commence à les chercher, les stacks sont partout. En un sens, la Terre elle‑même est un stack sphérique. » (p. 119) —, on lui préférera les Sphères de Peter Sloterdijk19 ; si ce doit être une cartographie descriptive d’une technologie informatique à l’échelle du globe, on lui préférera l’« anatomie d’un système d’intelligence artificielle » de Kate Crawford et Vladan Joler20 ; enfin, si c’est d’une topologie poétique de notre écosystème qu’il s’agit, on lui préférera alors les « cartographies potentielles » d’Alexandra Arènes, Axelle Grégoire et Frédérique Aït‑Touati21.