Contre la Wikilittérature
« Wiki » : terme hawaïen signifiant « vite », « rapide ». Voir aussi : « logiciel wiki », « Ward Cunningham » et « Wikipédia »
« Wikilittérature » : néologisme désignant une production écrite qui s’assimile de manière fallacieuse à la littérature. La Wikilittérature regroupe les œuvres narratives rédigées hâtivement, sans souci de style ni de travail formel. Elles mélangent le plus souvent histoire et fiction ; procèdent d’une ambition personnelle plutôt que d’une nécessité impérieuse ; savent où elles vont avant d’avoir été rédigées ; pratiquent le copier-coller des termes et des idées ; laissent généralement indemnes l’auteur et son lecteur. Voir aussi : « écrivant », « imposture » et « restauration rapide ».
1La Passion d’Orphée (Grasset, 2020)de Philippe Vilain s’inscrit dans une tradition illustrée en son temps par Julien Gracq, dont La Littérature à l’estomac (Corti, 1950) dénonçait déjà la course à la renommée faisant rage dans le milieu littéraire parisien et l’émergence d’une société du spectacle où il importe avant tout d’occuper l’espace médiatique et d’offrir au lectorat une littérature divertissante. À l’instar de l’auteur du Rivage des Syrtes (Corti, 1951), Ph. Vilain construit son propos critique au sujet de la littérature française contemporaine sur le fondement d’une expérience intime de l’écriture — il est à ce jour l’auteur de douze romans parus chez Gallimard et Grasset — que vient en outre renforcer sa familiarité avec le monde de l’édition puisqu’il dirige la collection « Narratori Francesi Contemporanei » aux Édition Gremese de Rome. Mais ce parallèle entre Vilain et Gracq serait superficiel s’il ignorait l’inscription de leur prise de parole dans un même genre, celui du pamphlet. Au même titre que La Littérature à l’estomac, la Passion d’Orphée met en scène une parole polémique dont le souci premier est moins de cartographier la production littéraire actuelle afin de rendre compte, froidement et en surplomb, de ses grandes lignes directrices et des territoires qu’elle explore prioritairement, que de prendre parti dans une histoire littéraire en train de s’écrire et dans une série de débats sur les formes qu’elle privilégie et les valeurs que ces dernières véhiculent.
2À ce titre, quoique l’ouvrage de Ph. Vilain soit génériquement caractérisé comme un « Essai littéraire », la précision architextuelle « Pamphlet » lui aurait peut-être davantage convenu car elle eût été mieux à même de signaler au lecteur la forme d’impatience qui l’anime : impatience face à l’état du monde littéraire tel qu’il est, doublée d’une impatience à promouvoir les conditions d’émergence d’une pratique et d’une éthique renouvelées tant de l’écriture que de l’édition. La dédicace du livre — « Aux écrivains » — synthétise allusivement sa thèse centrale et rayonne d’une discrète mélancolie intertextuelle : évoquant les « Happy Few » auxquels s’adressait Stendhal, les « écrivains » seraient minoritaires au sein d’une légion d’écrivants dont le principal point commun, d’après Ph. Vilain, consiste dans l’oubli du style.
Une écriture sans style
3Divisé en deux parties (« Aperçu de la littérature du vingt-et-unième siècle » et « Questions de littérature »), l’ouvrage de Ph. Vilain commence par observer la vaste diffusion, au sein de la production littéraire contemporaine, d’un rapport pragmatique à la langue qui, privilégiant l’efficacité narrative et la conduite à son terme d’un scénario convenu, néglige le travail sur la forme romanesque comme l’élaboration patiente d’une singularité stylistique. Après avoir consacré un bref et lumineux développement à l’autofiction, c’est à l’exofiction — cette fictionnalisation d’un fait historique qui s’empare en priorité du vingtième siècle et notamment de la seconde guerre mondiale — que Ph. Vilain consacre l’essentiel de la première moitié du texte. La Passion d’Orphée fait subir un feu nourri à la dualité caractéristique de cette forme romanesque, l’exofiction étant à la fois récit sur le réel et réinvention de ce dernier. D’une part, Ph. Vilain lui reproche de procéder à une vulgarisation de l’histoire qui se contente de piller et simplifier les travaux des historiens de métier en prenant le risque d’étouffer par sa prolifération la parole des témoins. Et d’autre part, le désintérêt pour le style et la forme que les exofictions manifestent leur retire d’office la capacité à s’inscrire dans ce processus de « conquête de l’être » qui oriente l’histoire du genre romanesque d’après L’Art du Roman de Milan Kundera (Gallimard, 1986). Au contraire, l’exofiction se borne à mettre en récit, selon des schémas narratifs standardisés, des morceaux choisis de l’histoire offerts à la curiosité d’un lectorat désireux de se divertir en se donnant la satisfaction d’apprendre quelque chose. Loin d’être l’aventure d’un récit qui procède d’un mystère et s’invente au cours d’une entreprise hasardeuse, d’une expérimentation tâtonnante, l’exofiction est le simple récit d’une aventure dont les étapes narratives et le dénouement préexistent à la rédaction d’une œuvre qui se glisse dans les schémas préconçus de la littérature marchande. La littérature est une mise en jeu de soi, une entreprise hantée par l’imminence de son échec, comme nous le rappelle Ph. Vilain ; l’exofiction sait où elle va et par quels moyens, ce qu’elle veut prouver et quel plaisir elle entend procurer. La médiocrité esthétique de ces textes qui épousent le vieux principe horacien et « cherchent à plaire en instruisant » est capturée par un néologisme, celui de « Wikinovel ». Le Wikinovel, pour Ph. Vilain, c’est le roman vite écrit et sans recherche d’innovations dans le domaine de la technique narrative, le roman qui a renoncé à être l’espace où se poursuit la quête d’un style singulier pour dire le monde et se contente de n’être que l’ordonnancement, en fonction de schémas conventionnels, de sources informatives au sujet d’un fait historique quelconque. Renonçant une fois pour toutes au travail de la forme et du style, le wikinovelist se borne à narrer, en prenant des libertés là où sa fantaisie ou bien les lacunes de sa documentation le lui suggèrent, des données factuelles trouvées dans les livres d’histoire ou sur Internet. Une uniformisation du style et de l’esthétique est la conséquence de cette pratique du récit par « copier-coller » qui, en abaissant de façon dramatique le seuil des compétences nécessaires à l’écriture (le style incolore du wikinovelist lui permet de produire sans grands efforts du récit à la chaîne) a pour conséquence l’explosion de la production littéraire dans un pays où chacun se veut écrivain et où, en définitive, ce sont plutôt les écrivants qui prolifèrent.
Littérature & massification
4Appelant à l’adoption d’une nouvelle éthique de la publication, la seconde partie de La Passion d’Orphée dénonce l’explosion de l’offre littéraire dans l’hexagone. Selon une logique dont Ph. Vilain démontre la perversité, l’édition française adopte une stratégie commerciale consistant à multiplier les œuvres publiées dans l’espoir que l’une d’elles, en remportant le succès, compense l’investissement consenti pour toutes les autres. Pareille logique conduit à une forme d’occultation de chaque texte par l’ensemble de ses concurrents, à une époque où, à peine sortis et ne demeurant sur les étals des libraires que quelques jours à peine, il leur faut bientôt laisser place au tombereau des autres livres qui connaîtront un sort similaire. Cette massification à l’œuvre dans la publication des livres, tout en ayant l’air de promouvoir la démocratisation d’une condition prestigieuse, celle d’écrivain, conduit néanmoins à l’adoption d’une logique essentiellement économique. Puisque la multiplication des instances de légitimation des œuvres (jurys de prix, critiques dans les journaux et sur les blogs littéraires, commissions d’attribution de bourses ou de résidences d’écriture…) aboutit à un nivellement généralisé de la production littéraire en récompensant des individus qui aspirent prioritairement à la fonction symbolique d’écrivain plutôt qu’ils ne mettent en œuvre un sacerdoce de l’écriture, le critère d’évaluation qui prévaut se trouve résumé par la formule ce qui se vend, vaut. La massification de la production littéraire et son corollaire, la multiplication des sources de légitimisation des œuvres, a pour conséquence la généralisation d’une logique marchande, démocratique en apparence et cependant inégalitaire, puisqu’en récompensant les œuvres qui se vendent déjà, elle induit la réussite exponentielle de quelques-unes et l’échec concomitant de toutes les autres. La publication du récent « Rapport Racine » (janvier 2020) sur « l’auteur et l’acte de création » rejoint les analyses de La Passion d’Orphée en soulignant d’une part la dégradation de la situation économique et sociale des auteurs et en recommandant d’autre part une diminution du nombre de livres publiés afin de réduire l’impact environnemental de l’industrie éditoriale.
5Loin de se borner à dénoncer l’hyperproduction littéraire, Ph. Vilain suggère également une pluralité de solutions pour rompre avec la logique marchande qu’il fustige. Il recommande en particulier l’adoption d’une nouvelle éthique de la publication dont les deux injonctions majeures consistent à publier moins et publier mieux. Publier moins, c’est-à-dire, choisir les textes au terme d’un processus de sélection drastique afin d’en finir avec la vaine compétition qu’ils se livrent les uns aux autres sur les étroits étals des libraires, quitte à réduire significativement le nombre des œuvres publiées et donc à élever les conditions d’accès au statut social d’écrivain. Et publier mieux, ce qui revient notamment pour Ph. Vilain à pratiquer un étiquetage des œuvres distinguant la littérature commerciale des écrivants de la littérature littéraire des écrivains. L’objectif de cette classification consiste à réintroduire de la nuance dans un champ littéraire marqué par une fallacieuse homogénéité, où tout serait prétendument littéraire et où des œuvres appartenant à des catégories distinctes (biofiction, autofiction, docufiction…) sont subsumées sous un terme ambigü à force d’extension, celui de « roman ». La distinction recommandée est donc à la fois d’ordre axiologique (il s’agit de hiérarchiser les œuvres en fonction de leur position relative vis-à-vis d’un absolu nommé littérature) et d’ordre générique (les œuvres sont rapportées explicitement à une catégorie d’appartenance, découpée au sein du capharnaüm romanesque). En somme, Ph. Vilain apelle les acteurs de l’édition à la création d’un « commerce équitable » (expression employée dans son entretien accordé à Diacritik) comparable à celui qui s’est développé dans bien d’autres sphères de l’économie contemporaine. S’il n’est pas certain que l’étiquetage qu’il préconise ait beaucoup de chances de s’imposer (imagine-t-on les éditeurs et les auteurs consentir à l’inscription littérature marchande sur la couverture d’un ouvrage nouvellement publié ?), force est d’avouer que l’hyperproduction littéraire dont Ph. Vilain analyse les ressorts révèle depuis longtemps les limites du système dont elle est la conséquence : si la rentrée 2019 se présentait comme plus modeste que la précédente, elle n’en comptait pas moins 524 nouveaux ouvrages publiés en l’espace de deux mois. Déjà lourdement affectée par l’épidémie de Covid-19, l’édition française sera sans doute forcée à des recompositions profondes qui épouseront pour des motifs purement économiques l’éthique de la publication appelée de ses vœux par Ph. Vilain.
Une littérature hypostasiée
6Dense, connectant plus d’idées brillantes en cent-vingt-huit pages que bien des volumes plus épais, La Passion d’Orphée donne libre cours à une parole polémique qui examine des tendances et prend position en faisant néanmoins l’économie d’un retour critique sur certains partis-pris qu’elle véhicule. L’un d’eux consiste à hypostasier la littérature, celle-ci étant régulièrement mise en scène comme une substance agissante. La tendance du texte à faire parler en général « la littérature » plutôt que « les littératures d’expression française » ou, tout simplement, des textes précis dont les auteurs seraient nommés, a pour effet d’écarter d’office les contre-exemples et de lisser les différences. Ainsi, l’exofiction mériterait peut-être un traitement plus nuancé que celui qu’elle reçoit dans La Passion d’Orphée car, parallèlement à ces « Wikinovels » qui déploient un récit consacré à une figure ou un événement historiques, certaines œuvres appartenant à cette catégorie s’accompagnent d’une réflexion sur les problèmes éthiques liés à leur production. Ainsi du premier roman de Laurent Binet, l’excellent HHhH (Grasset, 2010), qui rapporte un épisode de l’histoire de la deuxième guerre mondiale — « l’opération anthropoïde » visant à assassiner le Nazi Reinhard Heydrich — en témoignant d’une réflexion concomitante au récit sur le risque consistant à falsifier l’histoire en la mettant en scène. Dans ce cas précis, L. Binet emprunte à l’histoire de la seconde guerre mondiale un matériau littéraire tout en s’interrogeant constamment sur son droit à l’utiliser — et ce avec d’autant plus d’hésitations que l’héroïsme des résistants ayant mené à bien cette opération, Jozef Gabčík et Jan Kubiš, lui impose le devoir moral de respecter leur mémoire en se gardant de toute forme de fictionnalisation.
7Par ailleurs, l’exofiction peut également être l’espace investi par un auteur qui explore des problématiques récurrentes dans son œuvre en les transposant dans une période révolue. C’est notamment le cas de La Malédiction d’Edgar de Marc Dugain (Gallimard, 2005), exofiction consacrée au premier directeur du Federal Bureau of Investigation, dans laquelle l’auteur travaille des thèmes caractérisant l’ensemble de son univers romanesque. Ainsi la corruption du pouvoir américain que dépeint La Malédiction d’Edgar prépare-t-elle la description d’une démocratie française en déliquescence dans la Trilogie de l’Emprise (Gallimard, 2014-2016) ; quant à la création d’un système de surveillance embrassant les sociétés occidentales, Dugain en fait la généalogie dans cette biographie romancée avant d’y revenir dans un essai, L’Homme nu (avec Christophe Labbé, Plon, 2016), et un roman d’anticipation, Transparences (Gallimard, 2019). En d’autres termes, l’exofiction de Dugain démontre la capacité de cette forme à s’inscrire organiquement dans la logique d’une œuvre littéraire en train de s’inventer : elle n’est pas nécessairement un à-côté de la littérature mais l’une des formes que celle-ci peut investir pour y travailler les thématiques d’un univers personnel. Certes, Ph. Vilain ne nie pas a priori la capacité de l’exofiction à se prêter à un questionnement éthique ; de même, il n’écrit nulle part qu’elle est incapable d’accueillir des œuvres répondant à l’idée exigeante qu’il se fait de la littérature ; mais sa tendance à faire parler celle-ci en général l’amène parfois à négliger l’existence d’exceptions à sa règle dont la prise en compte aurait pu l’amener à tempérer davantage un propos globalement sévère lorsqu’il porte sur cette forme romanesque.
8Autre présupposé : cette nostalgie sous-jacente du Nouveau Roman qui imprègne La Passion d’Orphée. Présente dès le début du texte, à travers la mention d’une « ère de la certitude » qui aurait remplacé « l’ère du soupçon » dans lesquelles les œuvres se tenaient au cours de la seconde moitié du siècle dernier, cette nostalgie porte sur des œuvres qui, d’après Ph. Vilain, se préoccupaient davantage de la matérialité de l’écriture et dont la forme importait en définitive bien plus que le sujet. Cette valorisation du style par rapport au sujet mis en récit, ce regret d’un âge d’or perdu du formalisme où les écrivains se donnaient des contraintes à eux-mêmes font cependant l’impasse sur les apories inhérentes à cette pratique de la littérature, dont l’autotélisme et les explorations langagières ont conduit ses héritiers à se tourner vers autre chose : vers le grand large de l’aventure que revendiquaient d’explorer les signataires du manifeste « Pour une littérature-monde » (2007) ou bien vers les grands moment de l’histoire récente que l’exofiction s’efforce de recréer. Ainsi l’essor de l’exofiction pourrait-il aussi se comprendre comme une réaction salutaire aux impasses du roman de l’après-guerre, en particulier à la propension des auteurs du Nouveau Roman à engendrer l’ennui en se regardant écrire ; et comme une réaction, également, à une autofiction dont l’exploration du moi auctorial, au lieu de déboucher sur la description d’un « universel singulier » comme le déclarent parfois les auteurs qui la pratiquent afin de se justifier, a souvent manifesté un narcissisme étroit. En d’autres termes, l’exofiction pourrait sans doute s’interpréter, non comme un phénomène régressif sinon réactionnaire, mais comme une tentative d’évasion, loin d’une littérature resserrée sur elle-même comme d’un moi autocentré.
9Il y aurait toutefois de l’injustice à reprocher à Philippe Vilain les partis-pris implicites de son approche. Celle-ci se déploie volontairement dans un genre qui n’est pas celui de l’analyse littéraire précautionneuse : c’est au contraire la passion d’un écrivain et d’un éditeur qui se donne libre cours au fil des pages, dans un style aussi travaillé que celui qu’il enjoint ses confrères à adopter. En outre, qu’un romancier véhicule la compréhension d’une certaine histoire de la forme qu’il travaille et fasse preuve de prédilections esthétiques incarnées par les auteurs d’un panthéon personnel indique la maturité de sa pratique de l’écriture, une pratique consciente de ce que Julien Gracq revendiquait pour sa part, non sans un soupçon d’aristocratisme, comme la somme de ses préférences.