L’herméneutique comme rupture d’accoutumance
« Rien n’est un, rien n’est pur » (Chamfort)
1Il faut entrer dans ces Mondes à l’envers en consentant à voir nos acquis interprétatifs mis sens dessus dessous. Assurément, ces voies d’entrée dans le sens des œuvres ruinent le conformisme des catégorisations où les grands textes se retrouvent assignés à résidence herméneutique. À l’horizon d’une telle démarche, le désir cher à François Rastier de revigorer l’essentielle fonction critique de la littérature. Nourrie par une sémantique des textes qui demeure à consolider et par la nécessité d’une linguistique des œuvres, cette refondation exemplaire de l’herméneutique littéraire est portée par une conviction : celle que les classiques ont à nous apprendre hors de tout « éclaircissement professoral », qu’ils ont sur nous un effet d’éducation, nous affranchissant du diktat de la norme interprétative pour nous ouvrir à l’expérience véritable de la lecture comme rencontre de deux projets : celui d’un lecteur critique et celui — esthétique autant qu’éthique — de l’œuvre.
2Une telle démarche est en résonance avec le mot bref de Saint-John Perse : « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». Aussi est-ce à rebours de tout « horizon d’attente », en cohérence avec un éthos critique qui déplace les lignes et dérange des habitudes de lecture trop alignées sur les dogmes des courants esthétiques, que ce volume nous fait traverser neuf Mondes — mondes d’œuvres plus que mondes d’écrivains. S’arrêtant « aux plus humbles détails des œuvres », cette traversée tonifiante enraye la circularité sédative de nos parcours interprétatifs coutumiers.
3Pour autant, ces Mondes à l’envers n’en invitent pas anarchiquement à ce qui ne serait qu’un « raisonné dérèglement de tous les sens » herméneutiques. Propices à la redécouverte de cette culture cosmopolite qui est le propre de toute grande œuvre, ils suscitent une lecture qui n’est ni littérale ni allégorique, mais insistante. D’abord, appliquant à la structuration même de l’essai son principe d’inversion, François Rastier contrarie hardiment l’ordre chronologique — l’ouvrage commence par Beckett et se clôt sur Chamfort. Sémanticien de très haut niveau, l’auteur réfléchit aux liens qui dans la doxa unissent « le réalisme sémantique de la référence et le réalisme esthétique attribué aux grands cycles romanesques du xixe siècle ». Récusant l’opposition traditionnelle entre fiction et non fiction, il montre comment cette opposition contribue à faire obstacle à l’analyse des œuvres. Or, observant en elles celles-ci la naissance des effets de réel, l’auteur problématise les théories réalistes de la signification : les « modes obliques de la création des êtres » — l’ontogonie — congédient effectivement le mimétisme réaliste de l’univers des représentations. L’affranchissement du concept d’imitation et de son dérivé, le réalisme, permettrait en particulier de se libérer d’une autre servitude, celle de la référence, autorisant dès lors un remembrement des diverses disciplines constitutives des sciences du langage. Cette nécessité d’une autonomie des sciences de la culture n’est pas à entendre comme une sécession arbitraire : elle s’impose d’autant plus que de cette démarcation dépend la refondation du monde des études littéraires. L’herméneutique déspiritualisée que le sémanticien appelle de ses vœux pour contrer le réalisme traditionnel en philosophie du langage puise dans une conception résistante, déromantisée, de la littérature, dans laquelle la fiction a – depuis Rabelais – pour mission de critiquer la réalité politique et religieuse. Mais c’est également la théorie littéraire qu’il convient de déromantiser, notamment en la disjoignant de la théorie dominante de la fiction, à l’exemple des auteurs de témoignage1 qui déromancent la langue littéraire en l’allégeant des procédés emphatiques qui la défigurent au profit d’une ascèse expressive en accord avec l’éthique du genre.
4La grande question qui sous-tend cette réflexion est bien celle-ci : Comment un texte devient-il une œuvre ? Question si importante et obsédante, au regard des poétiques qui depuis Aristote se sont préoccupées de la résolution de cette énigme, que l’auteur de l’essai la pose à l’orée du volume, et à son épilogue, conviant le lecteur à se joindre à sa réflexion. Or une telle question astreint à repenser la confluence des études littéraires et de la linguistique, préparant l’avènement souhaité d’une linguistique des œuvres. En renvoyant dos à dos le confinement épistémologique de la grammaire et de la philosophie du langage, Fr. Rastier pointe au passage le simplisme trompeur de la théorie de l’Analyse de discours, qui tend à substituer le « discours littéraire » à la littérature — les œuvres, elles, « appartiennent au temps culturel de la transmission et non au temps social de la communication »... Ainsi, la théorie éthique et esthétique promue ici affermit-elle l’appariement des faits (comme actions oubliées) et des valeurs qui les inspirent. Au fond, seule demeure capitale la valeur critique d’une littérature défaisant les préjugés qui se sédimentent dans le langage, en ajournant les « fictions séduisantes d’un imaginaire vendeur » tout autant que les « fictions ordinaires du monde ».
Résistances herméneutiques & critique de l’ontologie
5Faire œuvre : voilà le trait dominant partagé par les extraits significatifs scrutés par un sémanticien non-conformiste, partisan de lectures enrichies de l’infini ondoiement des textes, anciens et étrangers, colligés par les intertextes mondiaux en partage, ceux-là restant « la médiation majeure entre la linguistique interne et la linguistique externe ». Car ce sont les réécritures, les métamorphoses, le déroulement subverti mais chatoyant dans le ramage de l’écriture qui scellent justement l’appartenance des textes à la catégorie d’œuvre.
6Celle de Beckett d’abord et d’entrée de jeu, par laquelle Fr. Rastier, en écho avec l’interprétation validée de Valentin et Pierre Temkine, met au jour à travers l’incursion vivifiante dans En attendant Godot la fonction de résistance assumée par la littérature — en Premier monde. Trop longtemps enferrée dans une lecture absurdiste anhistorique, d’où l’on a commodément évacué la référence à l’extermination durant la seconde Guerre mondiale, la pièce révèle pourtant lorsqu’on la scrute la radicalité antimétaphysique d’un auteur qui dénonce tacitement les infamies historiques. Aussi, et parce que les « grands textes finissent par imposer leur régime herméneutique propre », les trente-quatre pages consacrées à Beckett démontent-elles implacablement, par un admirable désaveu des catalogages sommaires, le mécanisme sécurisé de l’interprétation d’En attendant Godot. Simultanément, le dispositif de relecture signale la faillibilité de nos certitudes herméneutiques — l’enseignant qui tend à se satisfaire de modélisations stéréotypées, « leurres conformistes » où le projet de l’œuvre est souvent scandaleusement rabattu sur la doxa herméneutique en cours, est sainement tarabusté... Par ses coups de griffe au canon académique, à l’Université, Fr. Rastier éveille la conscience de celui qui se voit doté de la responsabilité et de la transmission du sens des textes. En résonance avec l’hypothèse des Temkine, il nous rend sensibles à l’ingéniosité avec laquelle la pièce construit « une réflexion sur la violence politique » d’ailleurs confirmée par le substrat biographique. Pendant plus de cinquante ans, une lecture « post-métaphysique » aura refoulé la lecture historique, si bien que le schéma traditionnel propre à l’exégèse chrétienne, où le sens historique est littéral et évident tandis que le sens métaphysique est caché, se trouve ici inversé. De cette plasticité du génie herméneutique, il résulte que les lectures se parasitent l’une l’autre au point de « créer une insécurité herméneutique » — merveilleuse formule qui rappelle l’état d’alerte dans lequel l’œuvre d’art nous tient sans cesse. L’historique des figures imposées des lectures de Beckett remonte à la généalogie heideggérienne (via Sartre) de l’Absurde, et de là à l’escamotage de la portée historique d’En attendant Godot. Or ces « lectures nonchalantes » non seulement portent préjudice à la vérité de l’œuvre, mais se doublent en plus d’un manquement éthique dans la mesure où « elles participent innocemment de la déresponsabilisation historique de la France », si l’on reconnaît que Vladimir et Estragon sont deux Juifs contraints de fuir et qui attendent leur passeur. Aussi l’Absurde devient-il dans ce contexte précis une « forme théorisée du refus de comprendre ». On le voit, l’enjeu de l’interprétation excède largement à ce stade la simple lecture, et si les allusions, les « leurres scripturaires » sont systématiquement éclaircis, c’est surtout dans l’esprit de ce discrédit de la dénégation politique du sens historique, « l’art lui-même » étant « un jeu critique avec des leurres ». Et s’il semble ne « rien se passer » dans cette pièce dont le style sobre est à l’image d’un écrivain qui n’a jamais mis en avant son engagement contre la persécution des Juifs durant la guerre, c’est que le théâtre de résistance a rompu avec le récit héroïque, et que tout le régime mimétique en est devenu incertain. Dans cette perspective, résistance politique et irréductibilité herméneutique se voient appariées — telle est la leçon d’En attendant Godot. La page 59 est une pure merveille, il faut la lire et s’en délecter.
7S’il est un trait commun à toutes ces sondées dans des Mondes disparates, c’est bien la rupture avec une poétique des procédés, puisque les figures vectrices dégagées ne le sont qu’en tant qu’elles assurent la mise en place de la distance critique instaurée par les textes à l’égard de la « référence » et du monde réel. Si les syllepses, indécisions et équivoques qui abondent chez Beckett invitent à l’activation d’une « herméneutique du leurre », le Deuxième monde nous introduit dans l’univers de Borges. Fr. Rastier y explore les ressources de l’hypallage, figure qui semble « porter atteinte à l’ordre du monde » et dont l’indécidabilité fascine l’écrivain argentin au point où son impact excède le simple palier du local pour s’étendre au global – « le principe de l’hypallage est élevé au rang de principe de composition textuelle ». Au détour, c’est un état de l’art tropologique qui est dressé, idéalement tendu vers une intégration de la théorie des figures à la sémantique des textes et vers une revalorisation de figures injustement négligées au regard des « privilèges exorbitants » dont bénéficie par exemple la métaphore dans le domaine rhétorique. Ainsi, les parcours interprétatifs que l’hypallage — « anti-métaphore » ? — exige, et dont elle est un « moment remarquable », mènent invariablement vers un effondrement de la doxa, non seulement parce que la figure perturbe les relations au sein du syntagme, mais aussi parce qu’en subvertissant l’adjectif de nature, elle trouble la transparence de cette « identité à soi » qui est un caractère fondamental de l’Être depuis Parménide. La réflexion va bien au-delà, d’ailleurs, d’une herméneutique de la figure : Fr. Rastier éprouve les fondements des grammaires traditionnelles, évalue leurs limites, les confronte à d’autres traditions, comme celle de l’herméneutique juive, où les rattachements multiples sont concevables, le signe pouvant en effet être rattaché à différents endroits de l’arbre syntaxique. Ce parcours critique est régulièrement balisé par des remises en question, assujetti à une vigilance épistémologique qui renouvelle la lecture d’un écrivain chez qui l’hypallage fonde une critique de l’ontologie positive tout comme elle motive, notamment via le thème du miroir, une réflexion sur l’Être et l’identité. La philosophie des tropes qui se profile au bout d’un tel parcours élucide brillamment l’ontologie présidant aux figures et à leur classification — si « la métaphore transfigure, l’hypallage défigure », ruinant à l’occasion le réalisme empirique ; l’ontologie se voit alors raisonnablement préférer une praxéologie qui permet au demeurant de réarticuler stylistique et esthétique.
Leurres & troc d’attributs
8Le Troisième monde est un sommet de finesse herméneutique — comment en rendre compte sans porter préjudice à la complexité du parcours interprétatif où nous engage Fr. Rastier, à travers le poème d’André Breton, « L’Union libre » ? En posant des préalables philologiques, en sélectionnant des traits de facture maillés par une juxtaposition disparate, Fr. Rastier expérimente un dispositif de lecture qui révoque, au décours du poème, tout arrangement convenu. Rappelant à quel point « tous les futurismes se sont complus dans l’originel », il démontre comment les ruptures esthétiques (et politiques) revendiquées par Breton se nourrissent paradoxalement de formes et de traditions anciennes – du blason érotique à la canso courtoise. Si structurellement, le poème semble divisé en son milieu exact, à l’instar de cette division du corps à l’horizontale issue de l’esthétique chrétienne et si importante dans la topique amoureuse, les codes de la description et l’ordre canonique de l’ekphrasis se trouvent cependant subvertis. Le ratissage systématique du matériau lexical fait valoir un nombre impressionnant de ruptures d’isotopies, attestant là encore de la mise à distance de tout effet de réel. Le déploiement dans la scénographie poétique de deux canons anatomiques (femme-enfant et femme mature) liés par une dialectique unifiante s’amplifie dans les parangons du spirituel et du charnel, la Vénus terrestre recevant les traits de la Vénus céleste, dans un « troc d’attributs » inattendu qui signale une fois de plus le rôle crucial de l’hypallage dans la relance du parcours interprétatif. Les enjeux critiques de la figure sont ainsi minutieusement évalués, et à la faveur d’un rituel herméneutique détonnant, la confrontation de l’œuvre au corpus littéraire révèle que « ce n’est pas le trope qui permet de requérir l’intertexte mais l’intertexte qui permet de constituer le trope ». L’antinomisme — mimétique, érotique, rhétorique — de Breton majore la cohérence paradoxale de son projet esthétique — « la beauté convulsive devra rester érotique-voilée », ce qui reflète bien le paradoxe du surréalisme : détruire un monde et en créer un autre. La topique poétique, unissant ici microcosme (corps féminin) et macrocosme, assure ainsi une synthèse inouïe qui remet le poète surréaliste dans l’orbite d’une cosmogonie érotique concrétisant l’enjeu artistique de la fusion.
9Presqu’au milieu de l’essai, et comme à sa volte, une brève mais dense incursion dans les plis tortueux et subtils d’une « petite phrase de Proust », point nodal d’un Quatrième monde qui nous projette au cœur de la poétique de la Recherche, et où les isotopies génériques de la cuisine et de la musique sont étrangement appariées — la musique se voyant comparée à la cuisine, et non l’inverse. À la faveur de ce micro-parcours, les tenants d’une inversion métaphorique textuelle qui s’étend à une inversion sexuelle sont appréciés dans leur lien avec la duplicité dialogique, en cohérence avec la Recherche, dont l’une des lois structurantes est bien cette « duplicité à l’égard de soi-même et bien entendu des autres ». Jusque dans la musique d’une petite phrase reflétant l’unité fractale de l’ensemble proustien, la fonction polémique de l’œuvre d’art se voit exercée, ouvrant sur une herméneutique globale où chaque protagoniste questionne ou voit questionnée — et malmenée — sa propre appartenance.
Inversions & opacités intertextuelles
10Le Cinquième monde met à l’envers cette fois-ci, et de manière magistrale, « l’imaginaire un tantinet exalté du rimbaldisme ». L’abord se fait par un poème « mal-aimé » du canon académique, premier poème en vers libres qui, trop transparent en apparence, du moins par son titre qui n’est qu’un « leurre herméneutique », se dérobe à toute saisie facile : « Marine ». Or le projet inspirant cette lecture turbulente est de montrer comment Rimbaud dans ce court poème « transgresse le rimbaldisme à venir ». La leçon de précision lectoriale élucide progressivement une inflexion paradoxalement anti-lyrique, où la mise en évidence d’une pollinisation de l’œuvre par les références intertextuelles replace celle-ci dans une culture elle-même œuvrée par les grands textes. À contre-courant de l’académisme interprétatif, Fr. Rastier y dévoile la prévalence d’une formule dynamique où les forces l’emportent sur les formes, l’instable sur le stable — et non l’inverse escompté. Cette prévalence est sous-tendue par une violence métrique marquée par « l’adieu aux mètres pairs ». Là encore, c’est l’hypallage qui prévaut, structurant la sémiosis textuelle de « Marine » ; mais l’interprétation des hypallages dans le poème ne simplifie rien. Bien au contraire, celles-ci contribuent à problématiser davantage la violence des contradictions et des ruptures générées. Le mouvement anti-anthropomorphique déréalisant témoigne de ce que le poème détruit les codes de la représentation, en opérant à tous les niveaux des métamorphoses. Mais l’arpentage sagace de Fr. Rastier ne fait pas que montrer l’inversion des stéréotypes lectoriaux de la Rimbaldie. En sillonnant les chemins intertextuels du poète (la Genèse, Horace, Ovide et ses Métamorphoses, Virgile et ses trois œuvres emblématiques des styles...), l’auteur dévoile l’étendue des destructions topiques — notamment celle de la Nature féconde — accomplies par Rimbaud. Les « chemins de l’interprétation » étant « des chemins d’enquête », le lecteur est laissé en alerte : on pressent que le Bateau ivre herméneutique n’accostera pas en terres iréniques, puisqu’en effet, c’est une agression sexuelle qui semble être le thème voilé du poème, « la violence subie se retournant en violence exercée ». Mais c’est surtout le renouvellement du regard porté sur la poétique rimbaldienne qui est ici saisissant, Fr. Rastier suggérant que cet antihumanisme radical du jeune poète est en cohérence avec une « abstraction apocalyptique qui est pure violence et pure déshumanisation », obligeant à relire Rimbaud et à déconstruire les poncifs qui aliènent sa réception.
11De Rimbaud à Flaubert, la portée médiatrice des intertextes est encore renforcée. Souveraine pour comprendre les transformations internes de l’œuvre littéraire, cette médiation prend pour support dans le Sixième monde le début d’Hérodias, dont les quatorze réécritures recensées à ce jour font un objet idéal de la critique génétique — l’ensemble des versions étant d’un égal intérêt pour l’analyse sémantique. En réarticulant l’étude philologique des manuscrits et l’interprétation des textes, Fr. Rastier considère les reformulations d’une version à l’autre à travers les processus significatifs de délétion ou d’amplification donnant lieu au quinzième et dernier état du texte — car « la plume, comme le notait Quintilien, ne fait pas moins quand elle retranche que quand elle ajoute ». La lecture d’Hérodias est propice au renversement des clichés qui créditent le mâle d’assurance face à la citadelle féminine, réputée fragile ; elle met en regard les représentations iconographiques liées aux topos littéraires avec l’historiographie biblique pour montrer les transformations stratégiques accomplies par l’écriture de Flaubert. Plus inouï encore, ces processus transformateurs invalident purement et simplement « le mythe du réalisme flaubertien », car la documentation collectée par Flaubert ne sert pas à reconstruire du réel, mais à recréer du mythique, la symbolique instituant désormais la seule impression référentielle. En déplaçant la citadelle au désert, Flaubert concrétise dans Hérodias un autre dispositif de « troc d’attributs », le phénomène de la propagation de sèmes entre acteurs opposés constituant un invariant de son style. Les investigations sémantiques sur lesquelles s’appuie la revigoration interprétative montrent que « la technique génétique de Flaubert porte à son extrême les processus d’inhibition et d’activation » sémiques, la « construction du texte » s’accompagnant « d’une destruction des sources », alors que nous croyons avoir affaire à du réalisme. Le désir de l’écrivain de cacher ses sources, d’opacifier le réservoir intertextuel où l’écriture plonge ses racines atteste de ce qu’ici, une anthologie remplace l’ontologie. En suggérant de penser une « herméneutique de l’obscurcissement », Fr. Rastier nous incite tout simplement à entériner l’obscurité du texte comme étant le régime normal de la lecture, prouvant que le discours critique n’aura de cesse de réécrire Flaubert.
Doute herméneutique & controverses doxales
12L’extrait savoureux des Mémoires du compositeur Berlioz ouvre dans le Septième monde les portes d’une critique de la séparation des genres et de la démarcation entre syntaxe et sémantique – critique que les lecteurs coutumiers de Fr. Rastier reconnaissent aisément. L’image d’un Berlioz lecteur du sulfureux Byron dans un confessionnal au Vatican (!) est soumise à la malice du doute herméneutique, celui d’une lecture qui fait valoir les antithèses et polarités multiples rythmant le texte de cet « Hector en Italie » – Abruzzes et Vatican, Italie artiste et Italie sauvage, art classique et art romantique. En adoptant un itinéraire qui nous fait entrer dans le livre (Byron) dont parle le livre (Berlioz), sillonnant le dédale des mises en abyme qui approfondissent le paysage littéraire, Fr. Rastier recompose l’intel-ligence d’une lecture qui témoigne des scénographies séditieuses de l’écriture — parodies et contre-modèles intertextuels, révolte contre l’ordre bourgeois et intercession de la musique dans les formes expressives.
13Prolongeant sur le mode balzacien la réflexion déjà amorcée avec Flaubert autour de la notion de réalisme, « notion parmi les plus problématiques de la tradition esthétique occidentale », la relecture de La Cousine Bette dans le Huitième monde déploie une maestria herméneutique qui déclasse génialement l’idéologie « lourdement sociologisante » pesant sur l’œuvre balzacienne. Prouvant qu’en matière de littérature le seul vrai fait est textuel, Fr. Rastier conteste dans « Balzac, la Bette et la Bête » l’idée reçue d’un réalisme balzacien en localisant un dédoublement suspect d’isotopies génériques (animal/humain) qui surimpose en lieu et place de toute représentation réaliste un étonnant bestiaire, et même un pandémonium qui projette cette œuvre dans la catégorie du roman satanique. De fait, les jeux de rivalité entre les protagonistes sont réévalués à l’aune d’une comédie humaine dénaturée, où penchants immoraux et prédation sauvage participent à montrer comment « Balzac construit sa sociologie à l’image de la zoologie », le roman que l’on dit réaliste ne faisant que « concrétiser du mythique »...
14La neuvième — mais non ultime — étape de ce parcours à rebours poursuit la mise en doute des idées reçues, sur un auteur dont l’œuvre a souffert des lieux communs auxquels on l’a souvent réduite. On devrait pourtant se souvenir de Chamfort d’abord parce qu’il « reste le seul académicien qui ait milité pour la suppression de l’Académie »... Fr. Rastier sonde dans les Produits de la civilisation perfectionnée une sémantique du paradoxe et, en vertu du fait que « la langue propose et que les textes disposent », scrute la manière dont les contextes renversent les normes évaluatives répertoriées par la lexicographie. Les lectures de la littérature sont quant à elles censées avancer à rebours de ce caractère normatif induré, caractère propre à la grammaire et dont la linguistique a hérité. Le paradoxe n’est pas donné d’avance : il est construit par l’interprétation, elle-même dépendante du genre et du discours, et sa compréhension — structurée par l’opposition entre valeurs sociales et individuelles — est toujours contextuelle. Chez Chamfort, la critique de la société prend d’ailleurs littéralement effet dans les remaniements sémantiques qui sont opérés en contexte : « comme tout poète, Chamfort détruit des structures lexicales et les reconstruit dans un nouveau désordre ». Si les structures lexicales relèvent de « normes sociolectales », le paradoxe assure le défigement de ces doxa invétérées dont la langue est faite. En nous introduisant dans les méandres de la controverse doxale de Chamfort, Fr. Rastier nous donne à imaginer, au sens propre, la mise en scène singulière de la doxa chez le moraliste, qui la figure « sous des formes repoussantes », pour mieux dramatiser l’affrontement avec elle et y imprimer sa propre subjectivité. Dès lors, le paradoxe devient un moyen de « se dresser contre l’humaine condition » et, par la transgression qu’il opère, de porter atteinte à l’unité ontologique. Déconsidéré par les tenants du positivisme logique mais convenant à la pensée dialectique, il a été suspecté d’être un sophisme. Mais le scepticisme épistémologique foncier de Fr. Rastier l’arrache à l’enfermement dans une description trop normative : en somme, il convient d’analyser la morale du paradoxe sans en faire.
15Le dernier « monde » mis à l’envers enfin n’est pas des moindres : c’est celui des études littéraires, qui fédère les localités paradoxales illustrées dans ce volume addictif. Chercheur libre et dissident, Fr. Rastier brocarde les catalogages universitaires — « Balzac et l’Histoire, Flaubert et le Réalisme, Breton et la Révolution ». Chaque lecture est aussi captivante qu’une enquête policière, elle entretient chez le lecteur le même suspense, l’effet herméneutique en aval étant régulièrement retardé, partagé plutôt que décrété. Le savoir, l’érudition travaillent à l’élaboration empirique et rigoureuse de cette imagination du sens ; circulant à la faveur de la revisitation des œuvres, ils instruisent la mise à l’envers de nos pratiques herméneutiques, dans une démarche où l’ironie est toujours subordonnée au discernement, participant à la distance critique et à la reformulation philologique des données textuelles. L’anticonformisme de Chamfort, le « génie destructeur » de Rimbaud, le travestissement de l’humain en bestiaire chez Balzac, le courage à l’antipode de tout absurdisme de Beckett inspirent alors un Désir heuristique neuf. La foi en l’aptitude de l’œuvre d’art à déranger le monde de nos certitudes est corollaire chez Fr. Rastier à la méfiance à l’égard d’une « mystique de l’auteur ». En légitimant et revigorant notre besoin d’invention, l’auteur est en harmonie avec l’impératif de renouvellement du sens incarné dans la pensée talmudique par le Hidouch, prérogative existentielle à laquelle nous renonçons si souvent par manque d’esprit critique ou pure nonchalance, mais qui nous échoit en apanage pour, disait encore Saint-John Perse, mieux vivre, et plus loin !