Ronsard : le sang et l’amour
1Sous ce très beau titre inspiré de Mallarmé, Le sang embaumé des roses, Sang et passion dans la poésie amoureuse de Ronsard, Marc Carnel livre une étude qui constitue la version remaniée de sa thèse de doctorat. Il y propose une lecture de la poésie amoureuse de Ronsard, pour l’essentiel les recueils postérieurs à 1560, à la lumière du motif du sang.
2Celui-ci est d’abord envisagé d’un point de vue médical et physiologique. Une première section, consacrée à l’histoire du sang à la Renaissance, permet de revenir sur les définitions, parfois contradictoires, qu’en donnent les médecins de l’époque. S’inspirant d’Hippocrate et surtout de Galien, ils fondent leur description des caractéristiques sanguines sur les théories des éléments, des tempéraments et des humeurs. Le sang, ainsi associé à l’air chaud et humide, l’est aussi au cœur, et au printemps, lui aussi chaud et humide, ce qui explique fort naturellement que cette saison soit celle, idéale et littéraire, de l’innamoramento.
3Les représentations du sang directement issues du discours médical permettent de saisir sa profonde ambivalence : liquide vital, placé au sommet de la hiérarchie par les médecins, il peut aussi être un poison dont il convient de soulager le corps, par le biais des saignées, notamment. Il est le vecteur de pathologies effrayantes, comme la syphilis, terriblement fréquente et redoutée à la Renaissance, et qui semble la sanction de l’amour charnel. Mais c’est aussi la passion amoureuse qui peut épaissir le sang de l’amant malheureux et avoir raison de sa vie. Le sang malade acquiert alors les caractéristiques de l’humeur inverse, la mélancolie.
4Marc Carnel parle fort justement d’une véritable « polyphonie du sang » qui pose la question du sain et du malsain, du vital et du morbide. Le sang est ainsi le vecteur de l’amour, sang volatil que le regard de l’amie véhicule, et qui vient empoisonner celui de l’amant, si aucun échange salvateur des sangs et des cœurs ne le préserve de cette fatale destinée. C’est encore, sous l’ambiguë espèce du dangereux et du désirable, le symbole même de la femme, dont les menstrues, certes, inquiètent mais dont on aimerait tant cueillir la fleur virginale, dont l’autre nom, précisément, est la « rose ».
5Il n’y a donc pas, finalement, de solution de continuité entre le discours médical et le texte poétique lui-même : c’est sans heurt que l’on glisse de l’un à l’autre. C’est ce que l’auteur s’emploie à démontrer à partir de la deuxième section de son étude, intitulée « Les yeux, la flèche et le cœur », dans laquelle il met en relation motifs poétiques, théories médicales et philosophiques (ficinienne, en particulier). Le lien entre ces domaines qu’un lecteur contemporain pourrait, de prime abord, juger parfaitement indépendants les uns des autres, est pourtant avéré.
6Ainsi, dès l’Antiquité, médecine et poésie se trouvent associées, au travers de la figure mythologique d’Apollon, dieu de l’une comme de l’autre. Dans l’œuvre ronsardienne, le choix de Cassandre comme destinataire des Amours est également signifiant : en effet, l’aimée porte le nom de la Troyenne qui associe à son célèbre don de prophétie la science des herbes médicinales. Si l’on considère les motifs topiques de la poésie amoureuse, l’association est également explicite. Que l’on examine par exemple celui de la flèche qui, traversant l’œil de l’amant, va se ficher dans son cœur et empoisonne son sang : cette image semble surprenante pour peu qu’on la considère d’un point de vue strictement anatomique, tant le « trajet » emprunté par l’arme pour blesser mortellement l’amant paraît contourné. Néanmoins, à l’époque du Roman de la Rose comme à celle de Ronsard, qui réactualise cette image dans son œuvre, il ne s’agit pas seulement d’un topos poétique. Tout au contraire, l’empoisonnement du sang par le biais du regard correspond encore à une vérité scientifique dans le monde de la Renaissance. Et sur le plan philosophique, cela répond aussi à une logique de représentation néo-platonicienne.
7Ainsi, « l’humanisme médical » (A.M. Schmidt), qui développe un discours sur le corps, et spécifiquement sur le sang, constitue pour Ronsard un contexte culturel dont il est utile de tenir compte, tant « le sang irrigue [sa] poésie amoureuse ». Certes, contrairement à Rabelais par exemple, Ronsard n’est pas lui-même médecin, et la lecture de ses œuvres montre que ses connaissances, en cet art, se réduisaient à peu de choses près aux théories les plus connues de l’époque. Il n’en demeure pas moins qu’il tisse, à la suite de la tradition antique et médiévale, un réseau solidement unifié de références sous formes d’images, de situations, de motifs, de choix lexicaux qui renvoient à une vision du monde véritablement « innervée » par ce que l’on croit savoir du corps humain et de son fonctionnement avant les révolutionnaires découvertes de Harvey sur la circulation sanguine. Tantôt médecin, tantôt patient, la persona du poète s’inscrit donc dans ce cadre, tout comme celle de l’aimée qui peut provoquer, envenimer ou guérir la blessure amoureuse, plaie béante qui suscite le chant, seul traitement efficace.
8Cependant, l’étude attentive de la poésie amoureuse de Ronsard permet de mettre au jour, par-delà les constantes culturelles, la manière spécifique dont le poète en fait son miel pour développer, recueil après recueil, une conception de l’amour, des femmes et de la passion qui lui est propre. Marc Carnel, en effet, montre bien que la poésie de Ronsard parle des corps – de l’amant comme de l’aimée – en se tenant sur une ligne de crête, ne s’interdisant pas de recourir à la sensualité, tout en maintenant un discours du désir et de la transcendance. Il n’y a pas, chez le poète et contrairement à nombre de ses contemporains et devanciers, de conception hermétiquement cloisonnée de ce qui relèverait d’une âme aérienne et d’une terrestre enveloppe corporelle. Si l’idéal est présent, « le corps insiste ».
9C’est sans doute pourquoi, précisément, suivre dans son œuvre la circulation du sang, conçu comme l’élément corporel du souffle et de l’âme, est une entrée pertinente. Les analyses, précises et attentives, de couples de rimes, de vers, de strophes ou de poèmes en administrent la preuve, et donnent certainement lieu aux pages les plus réussies de l’étude. On pense notamment à la manière dont la flèche et le sang se trouvent analogiquement associés à la plume et à l’encre du poète. Une attention toute particulière est accordée à la manière dont se constituent et se développent certaines images topiques qui, partant du corps, prennent symboliquement une nouvelle signification. Ainsi en va-t-il du motif du cœur transpercé par la flèche de la passion, précédemment évoqué. Pourquoi est-ce le cœur qui est le plus souvent visé, et non le foie, pourtant considéré par la médecine du temps comme un organe tout aussi vital ? On perçoit qu’au discours physiologique se superpose un discours symbolique dans lequel le foie paraît trop lié à la concupiscence et à la bassesse. Aussi, jusque dans la poésie érotique, se trouve-t-il relégué à un rang subalterne pour ce qui concerne l’expression de la passion, au double sens du terme.
10De fait, le sang ne saurait être envisagé sous l’angle exclusif de l’anatomique. Si c’est déjà le cas à partir de la deuxième section de l’ouvrage de Marc Carnel, les suivantes - consacrées au rapport du sang avec le venin (III), avec la folie (IV) et à la topique des échanges de sangs (V) – le montrent davantage encore. Au fil de l’ouvrage le « champ » du sang s’élargit et quitte la sphère purement physiologique pour être examiné sous d’autres angles. Ainsi, la présence du motif dans la mythologie est propre à faire du sang un élément poétiquement important. L’auteur parcourt également les résonances sociales du motif, en tant par exemple qu’il renvoie à la race, aux liens du mariage ou encore, dans le prolongement de l’organisation sociale et politique médiévale, aux liens vassaliques.
11Mais, dans la perspective qui est la sienne, l’étude de la poésie amoureuse de Ronsard, Marc Carnel s’attarde évidemment plus longuement sur la différence fondamentale que la société du temps opère entre le sang féminin, suscitant assez largement la suspicion, et le sang masculin. Celui-ci, évidemment, se trouve chargé de connotations beaucoup plus positives, sauf si la relation amoureuse l’empoisonne et lui fait perdre ses caractéristiques viriles. Le cortège des représentations mentales et culturelles qui s’organisent à la Renaissance autour du sang et des femmes trouve alors à s’exprimer. L’auteur en décline les catégories perceptibles dans l’œuvre ronsardienne : femmes inquiétantes, venimeuses, monstrueuses, véritables sorcières, elles quittent la sphère de l’humanité pour devenir autre. Femmes de feu, de cendres, d’eau ou de glace, elles dardent leur venin. Femmes vampires ou stryges, elles absorbent le sang de l’amant et révèlent une inquiétante animalité. Femmes fleurs que le nom, bien souvent, rattache au règne végétal, elles incarnent l’évanescence de la passion et du désir, une forme d’insaisissable et de périssable, notamment au travers du sang virginal, contre lesquels, in fine la poésie-monument seule peut s’élever.
12Suivant au plus près la chronologie des recueils et les changements de destinataire, particulièrement dans les sections III et IV de son étude, Marc Carnel montre combien la richesse des représentations sanguines est propre à susciter des interprétations changeantes au fil du temps. La persona destinataire des œuvres donne ainsi, dans l’exploitation même du motif, une coloration différente à chacun des recueils. Ainsi, à l’exaltation ardente des Amours de Cassandre succède la dilution morbide des Continuations. Ces variations touchent même le « je », figure du poète, qui se présente toujours autre à son lecteur, prématurément anémié et chenu sous l’effet de la mélancolie que provoque Marie, ou retrouvant dans la vieillesse un regain de fraîcheur au contact de l’haleine d’Hélène, source de jouvence inattendue. Ces méandres du sang dans l’œuvre amoureuse de Ronsard et la richesse de la palette poétique que peut susciter le motif annoncent déjà, d’une certaine façon, l’esthétique baroque. Mais il n’en demeure pas moins que si coloration il y a, elle décline les teintes vermeilles du motif, car comme le rappelle l’auteur en exergue de sa conclusion, « l’amour n’est qu’une débauche de sang » (Othello, I, 2, Shakespeare).