Les langues en contact dans la construction d’une littérature nationale au Québec
L’analyse diglossique du texte littéraire
1Comment une littérature en situation diglossique peut‑elle émerger ? C’est la question que se pose Rainier Grutman dans un ouvrage minutieusement documenté en remettant en cause la vague notion de bilinguisme qui induit en erreur, indiquant l’idée d’un équilibre entre les langues. En appliquant cette discussion au cas québécois, R. Grutman restitue avec précision les débats que les écrivains, les universitaires et parfois les hommes politiques québécois ont eus pour envisager la particularité de la littérature canadienne d’expression française. Il est temps d’effectuer un travail sociolinguistique sur la littérature à partir de la notion d’hétérolinguisme pour comprendre comment des langues en contact sont perçues dans leur spécificité (p. 10). L’officialisation du français à partir de 1969 change la donne au Canada avec une cohabitation entre le français et l’anglais qui a des effets dans le champ littéraire et dans l’évolution de la littérature d’expression française (p. 14). C’est dans ce contexte que le néologisme « langagement » est créé pour comprendre comment les écrivains perçoivent leur langue (p. 23). R. Grutman s’intéresse en fait à la généalogie de l’hétérolinguisme québécois pour comprendre l’émergence d’une littérature nationale dès la fin du xviiie siècle. Quelle est l’attention portée à l’usage de la langue voire à l’emprunt à d’autres langues sous forme de xénismes ? (p. 58) En effet, le xénisme signifie que l’auteur reconnaît le mot étranger comme appartenant à une autre langue. C’est d’ailleurs un programme passionnant de recherche que propose R. Grutman pour réévaluer l’histoire littéraire à partir de l’hétérolinguisme :
Les littératures de l’Europe sont apparues dans un contexte de diglossie qui opposait le latin aux différentes « vulgaires » appelées à devenir nationales. Depuis, l’hétérolinguisme a connu des moments de gloire et des moments de désaffection : le penchant des écrivains néoclassiques et plus tard, réalistes, pour l’unilinguisme alterne avec la riche palette linguistique des époques médiévale, renaissante et baroque, sans oublier les expériences joyeusement polyglottes qui marqueront les avant‑gardes entre les deux Guerres mondiales. (p. 61)
2Avec l’hétérolinguisme, l’enjeu est d’effectuer une analyse littéraire à partir de l’approche variationniste en sociolinguistique. Les langues ne sont pas simplement en contact, il y a une politisation de la langue qui affleure dans le texte littéraire et les choix conscients des auteurs (p. 63). Ce choix peut être celui d’un sociolecte (variation diastratique) que l’on trouve dans l’univers de certains romans.
Le choix du corpus
3Pour étudier les manifestations de l’hétérolinguisme, R. Grutman s’est intéressé au roman L’Influence d’un livre de Philippe‑Ignace‑François Aubert de Gaspé (1814‑1841) et à La Terre Paternelle de Patrice Lacombe (1807‑1863). L’œuvre de l’abbé Casgrain (1831‑1904) est étudiée tout comme celle de Napoléon Bourassa (1827‑1916) avec notamment la représentation de l’Acadie de Jacques et Marie. Georges Boucher de Boucherville (1814‑1894) est retenu dans ce corpus avec son ouvrage Une de perdue, deux de trouvées paru en 1874. Les contes de Jos Violon de Louis Fréchette (1839‑1901) apparaissent également, l’auteur ne se limitant pas seulement à ces auteurs, mais les intégrant dans une réflexion plus ample sur l’hétérolinguisme dans l’histoire littéraire canadienne francophone.
4Aubert de Gaspé importe des références intertextuelles d’Europe tout en utilisant des citations étrangères dans ses œuvres (p. 101). L’épigraphe indique une culture de l’auteur et une connaissance du champ littéraire de son époque (p. 97). Plusieurs contemporains lui ont reproché d’importer des citations littéraires étrangères et notamment des citations anglaises. En dehors des épigraphes, ce sont les personnages du roman d’Aubert de Gaspé qui sont truffés d’allusions à d’autres œuvres littéraires d’Angleterre et de France (p. 103). Il y a un héritage biculturel qui montre que ces auteurs du Bas‑Canada font cohabiter des références à deux univers linguistiques différents. R. Grutman y voit un « effet d’œuvre » : « la séparation des mots et du monde est telle qu’il y a lieu de forger l’expression “effet d’œuvre” pour désigner le fonctionnement autoréférentiel et à la limite autotélique du texte dès lors qu’il désigne son masque du doigt » (p. 107). L’effet d’œuvre s’oppose à l’effet de réel cher à Roland Barthes1 puisqu’il s’agit de s’installer dans des références à des œuvres littéraires et non pas de chercher à entrer dans une interaction avec la société de l’époque. L’Influence d’un livre porte davantage sur le parallèle avec des œuvres, la fiction prend des libertés avec la réalité : « écrit loin du bruit des canons, le premier roman du Québec fut davantage bilingue et national qu’unilingue et nationaliste » (p. 110).
De la diglossie à la tétraglossie
5L’ouvrage évoque par la suite le rapport déposé par John George Lambton (1792‑1840), comte de Durham, lors de son séjour de 1838 au Bas‑Canada (p. 113). Le comte de Durham constate qu’il y a deux nations qui s’affrontent. Les deux assemblées du Bas‑Canada et du Haut‑Canada sont fusionnées en 1840 et le rapport de Durham montre que la question de la relation entre les deux langues se pose de manière politique. C’est à cette époque que Garneau rédige une Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours qui connaît une traduction en anglais (p. 121). Le rôle des imprimeurs et des libraires est essentiel dans la publication d’ouvrages qui évoquent l’histoire des populations du Canada. Patrice Lacombe, dans La Terre paternelle, s’intéresse à la confrontation des normes issues des deux sociétés en envisageant la question diglossique en mettant notamment en scène l’antagonisme entre un fermier anglophone et un voyageur francophone (p. 141). Patrice Lacombe s’appuie sur les variations diatopiques de la langue, ce qui conduit R. Grutman à reprendre l’hypothèse d’une « matrice tétraglossique » (p. 144) de la littérature québécoise à la suite des travaux d’Henri Gobard2. L’avantage de cette hypothèse est qu’elle contourne la notion de diglossie en s’appuyant sur l’étude des langages utilisés (langage vernaculaire, langage véhiculaire, langage référentiaire lié aux traditions culturelles et langage mythique, p. 146). Voici un effet concret de la manière dont l’étude de l’hétérolinguisme nous mène vers l’analyse du discours en étudiant dans le texte littéraire l’entrelacs entre ces différentes variations. Quand est‑ce que le langage vernaculaire prend petit à petit un statut véhiculaire au sein d’un ensemble régional ? L’analyse permet aux spécialistes de littérature et aux sociolinguistes de comprendre les conditions de circulation des langues au sein d’un territoire.
Les hiérarchies linguistiques pendant l’Union des Canada (1840‑1867)
6L’abbé Casgrain a contribué à la création et à la diffusion d’une littérature nationale québécoise à partir de la ville de Québec (p. 156). L’objectif est de donner une assise spirituelle au rayonnement de la culture canadienne française même s’il y a diffusion d’un stéréotype d’un Canadien blanc biculturel et bilingue prêtant attention à l’héritage amérindien (p. 162)3. La « stylisation européocentrique des langues amérindiennes » (p. 164) se trouve renforcée dans la traduction française du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper4. La description du bon Amérindien, proche de la nature, affleure dans La jongleuse de Casgrain tout comme dans le poème « L’Iroquoise du Lac St‑Pierre » de Louis Fréchette et montre de facto une vision idéologique de la littérature (p. 167)5. Les mots issus des langues autochtones sont ainsi écrits en italiques dans les poèmes de Fréchette (mocassins, tomahawk….). Les Légendes canadiennes de l’abbé Casgrain viennent conforter les représentations bienveillantes des ancêtres canadiens français afin de contribuer à l’instrumentalisation politique du patrimoine littéraire de langue française. Ses récits empruntent au genre romanesque qui connaît un succès dans l’histoire littéraire du xixe siècle (p. 180). Ainsi, on retrouve les traces du roman historique ou plutôt de la « romance historique » (p. 179) chez les écrivains canadiens de langue française et de langue anglaise. La « romance historique » se prête in fine à l’allégorie et à l’idéalisation des héros moyens qui traversent tous ces écrits.
7L’usage du latin dans certains écrits comme Les Anciens Canadiens d’Aubert de Gaspé père (1786‑1871) n’est pas neutre, il ne vient pas uniquement accompagner un souci de distinction sociale ; il témoigne plutôt d’un usage des citations (de Virgile par exemple) au service d’un « dialecte social » (p. 194). On trouve aussi une dimension référentiaire et mythique dans la mobilisation des Bucoliques de Virgile pour installer cette idée de la terre première des Anciens Canadiens (p. 206). Cela étant, l’utilisation du latin se fait dans un souci mimétique en suivant les références de Waverley de Walter Scott par exemple.« Symptomatique du fonctionnement de la littérature québécoise du xixe siècle, la référence à Virgile que Philippe Aubert de Gaspé père reprend à Walter Scott témoigne de sa dépendance vis‑à‑vis des modèles britanniques » (p. 207). Philippe Aubert de Gaspé est capable de placer des citations en anglais et en français créant un effet de parallélisme dans Les Anciens Canadiens. « L’hétérolinguisme d’apparence plurielle cache une opposition binaire » alimentant un conflit linguistique et culturel (p. 212).
L’idéalisation de la nation à la fin du xixe siècle
8En analysant Jacques et Marie de Napoléon Bourassa et Une de perdue, deux de trouvées de Georges de Boucherville, R. Grutman étudie la manière dont le fétichisme linguistique s’ancre au sein d’une vision de la nation (p. 227). Cette fois, ce n’est pas la référence au latin qui est étudiée, mais le créole comme c’est le cas dans Une de perdue, deux de trouvées de Georges de Boucherville :
En tant qu’artefact littéraire, le sociolecte des esclaves sera pour Georges de Boucherville un instrument dans la construction discursive de leur différence. Ce qui importe infiniment plus que la morphologie du créole, que sa forme, c’est le statut de ses locuteurs, soit sa valeur connotative. (p. 228)
9Les langues n’ont ainsi pas la même valeur sur le marché des échanges linguistiques (p. 232), elles dépendent en effet étroitement des rapports sociaux. La société louisiannaise dans Une de perdue, deux de trouvées met en scène le passé colonial qui nourrit les rapports entre Noirs et Blancs. Napoléon Bourassa utilise les langues dans Jacques et Marie pour nuancer la constitution d’un antagonisme binaire entre francophones et anglophones. Le sous‑titre du roman est « le souvenir d’un peuple dispersé » qui épouse la tragédie d’un peuple déterritorialisé (p. 252).
Le conte, entre exemplum & représentation ethnographique
10R. Grutman s’intéresse à la forme du conte qui semble propice à véhiculer des représentations idéologiques et à avoir une valeur d’exemplum. Le conte semble fixer une oralité existante et atteindre une dimension ethnographique (p. 259). Dans L’influence d’un livre, Philippe Aubert de Gaspé fils introduit le récit de « L’homme de Labrador » (p. 260) avec un discours rapportant des jurons et des blasphèmes. Les sacres ont permis de construire un répertoire lexical distinguant les Québécois (p. 264) en soulignant une spécificité historique et religieuse. Joseph‑Charles Taché (1820‑1894) utilise également la figure du voyageur canadien dans Forestiers et voyageurs paru en 1884 pour évoquer de manière allégorique le caractère québécois (p. 268). Honoré Beaugrand (1848‑1906) rassemble des légendes dans le recueil La chasse‑galerie en multipliant les emprunts aux deux langues et en prenant soin de faire dépendre l’anglais du paratexte français. Les contes mettent ainsi en relief la particularité linguistique des Canadiens français avec un souci de transgresser des normes religieuses, car « le conte écrit serait au Québec une sorte de cérémonie profane inspirée du culte catholique » (p. 277). En outre, les Contes de Jos Violon de Louis Fréchette témoignent de l’attention portée à la langue et aux effets sociologiques. Le recours au langage populaire n’a pas pour fonction de retranscrire un langage effectivement parlé, il n’est pas au service d’un projet ethnolinguistique et esthétique, mais il montre une forme d’ironie mettant en scène les performances sacramentelles. Les variations des contes de Fréchette (imbrication de contes créoles) manifestent à la fois une créativité verbale populaire et le goût pour la prédication (p. 288). Nous sommes bien loin de l’idéalisation de la nation, car on insiste plutôt sur les effets des parlers et sur un plaisir de la langue.
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11Rainier Grutman propose véritablement d’allier une posture littéraire et sociolinguistique pour étudier la textualisation de la diglossie. Cela étant, le corpus révèle des positionnements très différents, certains textes reflétant une idéologisation de l’histoire des Canadiens français à partir d’une forme d’hétérolinguisme quand d’autres se concentrent sur la dimension proprement référentiaire des textes. La nation est parfois pensée comme disparue, ce qui alimente une volonté de compensation symbolique (p. 295), d’où l’usage du latin qui vient parfois compléter le vernaculaire québécois, le véhiculaire anglais et le référentiaire français comme c’est le cas dans La Terre paternelle de Patrice Lacombe. Nous sommes très proches du traumatisme des Acadiens datant du « Grand Dérangement » de 1755. S’il s’agit d’un corpus exploratoire, Rainier Grutman montre astucieusement comment les écrivains québécois construisent progressivement une méfiance vis‑à‑vis de l’anglais, cette tendance se confirmant tout au long du xxe siècle. Il y aurait certainement la jonction à effectuer avec les travaux de François Provenzano sur le discours francodoxe à partir de l’hétérolinguisme en analysant de manière systématique les anthologies de la littérature québécoise6.