La raison cartésienne & l’humanisme
Philosophie & littérature
1Il est sans nul doute outrageusement schématique d’opposer, comme le faisait par exemple Giambattista Vico, une rationalité cartésienne fondée sur le « bon sens » et dressée par une méthode d’inspiration mathématique, et une raison humaniste respectueuse du « sens commun » (sensus communis), ce sens de la communauté et des choses pratiques qui ne saurait être cultivé que par les études littéraires et la fréquentation des méandres de la vie active1.
2Aussi Frédéric Lelong se propose‑t‑il dans son ouvrage Descartes et la question de la civilité de montrer non seulement que la philosophie de Descartes n’est nullement « hostile […] au sens commun » (quatrième de couverture), mais que la conception cartésienne de la rationalité n’est pas si purifiée d’enjeux pratiques que l’on voudrait bien le penser — autrement dit, qu’il y a une « irréductibilité de la conception cartésienne de la connaissance à une sphère strictement épistémique » (p. 126).
3L’opération typique de l’ouvrage consiste dès lors à indiquer, dans le discours de la science, l’immixtion d’éléments qui lui sont étrangers et qui sont proprement « littéraires » — au sens où ils relèvent de la tradition humaniste — tout en tâchant de démontrer que cette immixtion n’a pas valeur de simple décoration, ou d’artifice rhétorique, mais peut être également pourvue d’une signification philosophique.
4Le concept rendant possible cette opération est celui de « civilité », si l’on veut bien ne pas réduire cette « civilité » à n’être qu’un ensemble de normes historiquement déterminées qui contraignent le comportement de l’homme en société. Aussi faudra‑t‑il, au sein même de la tradition humaniste, montrer que la civilité est une « vertu rhétorique et morale métaphysiquement fondée » (p. 14), l’intérêt étant précisément que les différentes dimensions qui sont constitutives de la civilité changent de signification suivant la métaphysique qui les fonde. C’est là l’objet du chapitre 1, qui étudie « les concepts fondamentaux de la civilité humaniste et leur fondement métaphysique » (p. 17‑56). Sont successivement pris en compte, au prisme de cette méthode, la « facilité », la « grâce », la « convenance », la « douceur » et le refus du « pédantisme ».
5De quel fondement métaphysique est‑il question ? Il est, à chaque fois, relatif à l’idée que les différents auteurs étudiés se font de notre « nature », et des conditions dans lesquelles cette nature s’exprime. Dès lors, et pour s’en tenir à l’essentiel, F. Lelong repère trois configurations métaphysiques rivales : la première, platonicienne, faisant consister le « naturel » dans une manière d’angélisme, ou de dépassement de l’humanité, culmine avec Pic de la Mirandole ; la seconde, chrétienne, donnant lieu à une « civilité ascétique », fait fond sur une « nature corrompue » par le péché originel, à laquelle il convient de s’arracher — c’est le cas, par exemple, chez François de Sales ; la dernière, enfin, trouvant son expression la plus achevée chez Montaigne, est une « civilité héraclitéenne » à la fois respectueuse de la condition de l’homme incarné et s’autorisant de la bonté de Dieu pour assurer l’homme quant aux prérogatives de sa « bonne nature » (p. 54‑55).
6Notons, en passant, que la classification proposée s’avère n’avoir pas qu’un intérêt historique, mais joue également un rôle interprétatif : à diverses reprises l’auteur s’attaque à certains partis pris des études cartésiennes contemporaines (notamment dans le sillage des travaux de Jean‑Luc Marion) qui s’inscrivent sous la dépendance d’une « civilité ascétique » (p. 57‑59). Or, il s’agit précisément de montrer que Descartes ne saurait, sous aucun rapport, avoir défendu une conception de la civilité de cette nature.
La « civilité de la raison »
7Dès lors, la question se pose de savoir ce qu’il en est de la « civilité cartésienne » : si toutefois elle existe, est‑elle réductible à l’une ou l’autre de ces différentes configurations ? Quelle idée de notre « nature » lui tient lieu de métaphysique ?
8La question, posée en ces termes, soulève un certain nombre de difficultés de méthode, la plus dirimante étant sans doute l’absence, dans les textes de Descartes, et d’une conceptualisation de la « civilité », et d’une confrontation de détail avec les différentes traditions humanistes susmentionnées (du moins pour ce qui concerne notre sujet).
9Reste, en premier lieu, qu’il ne faut pas sous‑estimer les relations de Descartes avec un auteur comme Guez de Balzac dont il partage, à certains égards, l’idée d’une éloquence « “pure, libre et naturelle” fondée sur le sens commun » (p. 74). À propos de ces relations, F. Lelong montre précisément, dans des pages très intéressantes, comment elles se nouent et s’attestent dans un texte de jeunesse, peu étudié quoi qu’il ne soit pas resté sans suite dans l’œuvre de Descartes : le « jugement de quelques lettres de Balzac » ou Censura, de 1628 (p. 82‑85 notamment).
10Pour le reste, il faudra parfois, au‑delà de la lettre des textes et des thèses que ces textes engagent, « interroger une disposition philosophique plus discrète qui accompagne l’expression effective de ces mêmes thèses » (p. 16), disposition philosophique qui s’avèrera davantage conforme à une civilité montanienne fondée sur le « bonne nature » de l’homme qu’à une « civilité ascétique », n’y ayant rien qui, chez Descartes, soit de nature à laisser penser que notre nature puisse être corrompue (p. 60). Autrement dit, une certaine atmosphère se dégage du texte cartésien qui permet de laisser quelque espace pour une « civilité de la raison ».
11Du point de vue de la méthode, le risque principal serait alors d’effacer la lettre philosophique du texte (les thèses, les arguments, les raisonnements) pour ne plus se concentrer que sur cette atmosphère — laquelle, par nature suggestive, risquerait de donner lieu aux interprétations les moins rigoureuses. Or, là même où l’on serait le plus en droit de craindre la licence, il faut savoir gré à F. Lelong de faire toujours preuve d’une certaine prudence.
12Prenons un exemple : la « facilité ». Il s’agit d’un concept fondamental chez Descartes, notamment dans les Règles pour la direction de l’esprit. Il n’est pas contestable que ce concept est pourvu d’une dimension « logique ou épistémique » fondamentale (p. 95), laquelle d’ailleurs peut être très clairement caractérisée : est facile non pas principalement ce qu’il est aisé de concevoir (sens psychologique), mais aussi ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance, autrement dit ce qui vient d’abord dans une « série » de termes liés les uns aux autres, lorsque l’esprit s’y applique (sens logique). F. Lelong ne dénie pas la pertinence de cette analyse, mais refuse de réduire la richesse du concept cartésien de « facilité » à cette seule dimension ; la facilité c’est aussi, à la suite de la tradition humaniste, « l’expression, l’épanouissement du bon naturel de l’âme humaine ». Ce faisant, Descartes retrouve paradoxalement, au cœur même de son projet scientifique, l’idéal humaniste cicéronien:
Le but de Descartes n’est pas seulement la recherche de la vérité, il s’agit d’une recherche de la vérité qui « convienne » à l’homme, qui soit en accord avec sa nature, sa « lumière naturelle ». Le retour réflexif sur la nature du sujet connaissant est une exigence fondamentale de la convenance cicéronienne transposée dans un domaine épistémologique. (p. 123)
13La facilité se fonde donc sur une certaine idée de ce qui est naturel ou spontané. Si, par exemple, la physique, en tant qu’elle procède à une réduction des objets qu’elle étudie aux différents modes de la res extensa (figure, mouvement), est « facile » ; si les mathématiques, en tant qu’elles s’exercent sur des objets « purs et simples », sont « faciles », ce n’est pas simplement qu’elles le soient du strict point de vue logique : elles produisent également une manière d’agrément, un plaisir pour l’esprit qui se sent, pour ainsi dire, « chez lui », et voit s’attester dans son exercice l’expression de sa « bonne nature ». À la façon de Montaigne, la « facilité » exprime la nécessité d’un savoir conforme à notre naturel, qui ne le violente ou ne le contrarie en aucune façon — contrairement, par exemple, au savoir du pédant.
La métaphysique & le rationalisme de Descartes
14La différence avec Montaigne, toutefois, consistera dans la singularité de l’entreprise cartésienne. Si, comme le souligne F. Lelong, chaque conception de la « civilité » s’accompagne d’un soubassement métaphysique, Descartes se distingue ici par la tentative inédite de justifier, par des démonstrations métaphysiques d’une rigueur entièrement géométrique, cette « bonne nature » qui n’était, le plus souvent, que signalée par les auteurs de la tradition.
15Une difficulté demeure cependant dans la façon dont F. Lelong rend compte du rapport entre la « civilité cartésienne » et la métaphysique. À ce sujet, plusieurs pages développent le motif selon lequel, chez Descartes, la « civilité » de la raison — c’est‑à‑dire l’idée métaphysique d’une « bonne nature » transparaissant dans un ensemble d’actes déterminées (notamment les actes de connaissance) — serait « présupposée » avant d’être démontrée :
[…] la confiance de Descartes dans la « bonté de notre lumière naturelle », n’est pas seulement fondée sur la démonstration de la « véracité divine », elle concerne préalablement la théorie de l’évidence, de la méthode et de l’innéité. La « bonté » de notre raison est « ressentie » et « présupposée » par Descartes avant d’être « démontrée » selon l’ordre des raisons propre aux Méditations. (p. 62)
16En réalité, le propos est affecté d’une certaine indétermination : selon quelles modalités précises cette présupposition d’une « bonne nature », à supposer d’ailleurs qu’il s’agisse d’une simple présupposition, est‑elle démontrée ?
17Malheureusement, la force du travail de F. Lelong fait aussi sa faiblesse : parce qu’il se restreint au champ de la « civilité » en délaissant les médiations purement rationnelles de la science, les modalités de la démonstration métaphysique ne sont pas même esquissées, pas plus que le lieu de cette justification de la « bonne nature » du sujet connaissant n’est, même partiellement, déterminé. Or, si la singularité de Descartes par rapport (par exemple) à Montaigne consiste précisément dans cette démonstration et cette justification, celles‑ci ne sont‑elles pas partie prenante de la « civilité cartésienne » et n’auraient‑elles pas, à ce titre, mérité un développement substantiel ? Autrement dit, l’examen de la « civilité cartésienne » ne doit pas faire oublier le rationalisme de Descartes, d’autant plus lorsque ce rationalisme, y compris dans ses dimensions les plus arides, est absolument constitutif de cette civilité, simplement parce qu’il la rend possible.
18Quant à l’identification du lieu de cette démonstration, proposons l’hypothèse suivante : là où le « bon sens », qui n’est autre chose que l’expression de la « bonne nature » de notre faculté de connaître dans ses opérations les plus élémentaires, semble effectivement n’être que présupposé en 1637 (au début du Discours de la méthode2), toute l’ambition de l’entreprise métaphysique n’est‑elle pas, loin de s’en tenir à une telle présupposition (à quoi bon, sinon, s’escrimer à combattre le scepticisme ?), de réassurer dans ses prétentions notre « faculté de juger » ? Ne sera‑ce pas, d’ailleurs, précisément le cas dans la Quatrième méditation qui, alors qu’elle examine la perfection de notre entendement et de notre volonté, procède dans le même temps à l’énumération des conditions sous lesquelles le bon usage de nos facultés est garanti ?
19Mais, demande F. Lelong, le doute a‑t‑il jamais porté sur la bonne nature de notre faculté de connaître ? Ici, l’indétermination s’accroît, car il ne s’agit plus de dire que ce qui était présupposé se trouve démontré, mais de stipuler que certaines choses demeurent en principe indémontrables :
Bien que Descartes tente dans les Méditations métaphysiques de fonder la science et la connaissance humaine sur la base d’un doute radical et « hyperbolique », il ne peut pas ne pas faire fonds sur une « bonne nature » de la pensée qu’il présuppose. Sa confiance dans la « lumière de l’intuition » ne sera pas non plus, comme nous le verrons, réellement menacée par le doute hyperbolique. (p. 166)
20Il y aurait donc, chez Descartes, un « “être‑de‑plain‑pied” dans l’intelligible », une confiance qui n’aurait nullement besoin d’être fondée (p. 196) ; cependant, s’il est vrai que Descartes affirme généralement n’avoir pas douté des notions qui se trouvent naturellement dans notre esprit, mais seulement de nos préjugés, il n’en reste pas moins qu’il s’est efforcé, à un degré rarement atteint dans l’histoire de la philosophie, de fonder en raison jusqu’à l’exercice le plus ordinaire de notre intelligence. Songeons, par exemple, à ceci que Descartes a porté le doute sur ce dont « aucun homme de bon sens » n’avait vraiment douté (l’existence du monde, des corps, des hommes)3 et a feint, sans qu’il soit possible d’entrer ici plus avant dans l’épineuse question des enjeux de cette feinte, que je pourrais être constitué de telle sorte que « je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois » ou quelque opération élémentaire de ce genre4.
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21Qu’il faille ouvrir une discussion plus précise (simplement esquissée dans ce qui précède) sur les modalités grâce auxquelles notre « bonne nature » se trouve justifiée n’enlève naturellement rien aux trois points qui, à nos yeux, constituent les principaux mérites de l’ouvrage : avoir attiré l’attention sur ce bon naturel de la pensée selon Descartes, tout en indiquant qu’un tel naturel devait trouver son soubassement dans une métaphysique déterminée ; avoir situé cette configuration par rapport à celles qui eurent cours chez les auteurs humanistes ; avoir montré qu’à travers ce naturel, le champ de la connaissance se trouve investi par des normes pratiques.
22La preuve la plus spectaculaire de cet état de fait — qui constitue également l’un des aspects les plus négligés par les études cartésiennes et, à cet égard, l’un des plus originaux de l’ouvrage — tient à l’intrication de la science et de la politique, et à l’idée d’une dimension « civilisatrice » de la philosophie chez Descartes (p. 153). Dans des pages d’une grande justesse, dont nous extrayons la citation par laquelle s’achèvera cette recension, Frédéric Lelong montre ainsi que la méthode promue par Descartes non seulement nourrit l’espoir d’une conquête de la vérité, mais rend encore possible, au titre d’un bienfait par surcroît, l’établissement d’un ordre politique « doux » (concept humaniste étudié dans la première partie) et juste :
Aimer la pensée bien conduite, avec ordre et méthode, c’est déjà se préparer au respect d’autrui et aux lois de l’amitié, car le souci de l’ordre et de l’humanité les gouverne également. Le manque de méthode prédispose au contraire à l’incivilité et au pédantisme, il constitue déjà une faute contre l’homme, et pas seulement contre la logique ou la vérité. (p. 150)
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