Comment peut-on être libéral ?
1Comment peut-on être libéral ? Le titre choisi pour cette recension, en détournant une phrase bien connue des Lettres persanes, tâche de condenser les questions que soulève cet ouvrage collectif, dont les onze contributions sont réunies par Éléonore Le Jallé et Fiona McIntosh-Varjabédian sous le titre Libéral, libéralité, libéralisme : enjeux philosophiques, culturels et littéraires. En effet, l'un des objectifs de cet ouvrage, issu d'un symposium qui s'est tenu à Lille les 27 et 28 novembre 2015, est de définir aussi bien en synchronie qu'en diachronie ces trois termes qui entretiennent, ne serait-ce qu'à travers le prisme évident de leur étymologie, un rapport étroit les uns avec les autres. Se demander « comment on peut être libéral » revient donc à interroger la manière d'être de ce que l'on appelle un « homme libéral », ou encore tout simplement « un libéral », puisque l'adjectif est couramment utilisé comme nom commun, notamment dans son acception économique et politique (on parle des « libéraux »). Mais le point de départ de la réflexion repose sur un paradoxe : comment est-il possible qu'une vertu antique, la libéralité, que l'on peut considérer comme un synonyme de « générosité » ou de « largesse », entretienne un lien si étroit avec le libéralisme, un terme qui renvoie aujourd'hui spontanément à son acception économique, et dont la fin peut être définie comme « la liberté individuelle de chacun qui est celle de poursuivre ses intérêts1 » ? N'existerait-il pas dès lors une opposition diamétrale entre un terme positif, qui désigne une qualité considérée a priori comme une manifestation d'altruisme (la libéralité) et un terme renvoyant au système économique aujourd'hui le plus répandu et accepté dans le monde, mais qui pour autant fait de plus en plus l'objet de vives critiques, lesquelles interrogent précisément sa moralité – ou plutôt, en l'occurrence, mettent en cause son caractère immoral et injuste ? « Comment peut-on être libéral ? », dans ce contexte, est aussi une question qui peut prendre la forme d'une indignation : l'homme libéral devient dans cette perspective le chantre de l'injustice, ce qui revient à inverser totalement le sens premier de cet adjectif, qui faisait de la libéralité l'une des qualités de l'homme juste et vertueux.
2Un autre problème que soulève l'ouvrage, sans que son titre ne l'explicite, c'est le rapport, ne serait-ce qu'étymologique, que ces trois termes entretiennent avec la liberté (libertas) et donc les qualités de l'homme libre (liber), qui ne peuvent se déployer que dans un régime politique non despotique, où l'homme libre est un citoyen. Ces qualités sont justement développées, dans l'Antiquité et au Moyen Âge, à travers une éducation basée sur ce que l'on appelait alors les « arts libéraux », autrement dit les disciplines qui favorisent le développement de l'homme libre et, en retour, sont dignes d'être exercées par lui. Or, si la liberté est perçue positivement, au point de devenir un critère pour juger du degré de civilisation d'un peuple (comme le montre F. McIntosh-Varjabédian dans la dernière contribution), reste à savoir à quelle(s) conception(s) de la liberté l'on peut associer les termes « libéralité » et « libéralisme » : l'acception économique de ce dernier terme, par exemple, ne recouvre pas nécessairement son acception politique, dans la mesure où un régime économiquement libéral n'est pas nécessairement démocratique. Au reste, les définitions des trois termes « libéral », « libéralité » et « libéralisme », et leur rapport à la « liberté » qui semble être leur dénominateur commun, varient avec le temps, d'où l'intérêt de les étudier en diachronie.
De la libéralité au libéralisme
3L'ouvrage dirigé par É. Le Jallé et F. McIntosh-Varjabédian propose, dans la continuité des travaux de Jörn Leonhard2, d'aborder ces notions à travers « une approche transversale et transhistorique » (p. 12), et suit un ordre globalement chronologique : les deux premiers articles (Juliette Lemaire et Sandrine Alexandre) s'attachent à cerner la notion antique de libéralité, le troisième (Marie-Madeleine Castellani) aborde l'évolution de cette notion dans des textes littéraires du Moyen Âge et le quatrième (Jérémie Barthas) insiste sur la manière originale dont la libéralité est envisagée chez Machiavel, qui déjà en montre les limites. Ensuite, cinq articles (É. Le Jallé, Brecht de Groote, Spiros Tegos, Sonia Boussange-Andrei et Patrice Bouche) traitent des principaux penseurs anglo-saxons du libéralisme (dits à ce titre « libéraux ») au tournant des xviiie et xixe siècles, abordant les cas de Hume, Smith, Ferguson et Malthus et la manière dont ces auteurs dialoguent avec la notion classique de libéralité. Enfin, les deux derniers articles abordent des questions plus spécifiques : celui de Federico Tarragoni interroge le statut particulier des artistes (notamment dans le domaine des arts plastiques) en montrant que leur liberté de création dépend d'une libéralité qui, après avoir été celle du mécène, doit être celle de l'État – libéralité qui, à l'époque moderne, a précisément pour but de les soustraire à un système économique libéral (le libéralisme) qui ne saurait que les asservir –, et la contribution de F. McIntosh-Varjabédian montre comment les penseurs libéraux se servent de la notion de liberté pour définir le degré de civilisation d'un peuple, ce qui les amène à porter sur les peuples un jugement de valeur.
4Malgré cette grande diversité chronologique, mais également thématique, toutes les contributions ont à cœur de faire ressortir et de tâcher de résoudre les tensions qui se dessinent entre les trois termes du titre. Or, le principal apport de cet ouvrage, qui refait par ailleurs le point sur des notions déjà bien connues, nous semble résider dans la mise en lumière, à rebours de l'idée préconçue d'une rupture franche entre la libéralité antique (considérée comme une vertu) et le libéralisme moderne (souvent critiqué pour son caractère, si ce n'est immoral, du moins individualiste), d'une continuité entre ces deux notions, lesquelles pourraient alors être définies comme deux manières d'être en société permettant tout à la fois à l'individu de s'accomplir au sein de la cité, et à un groupe d'asseoir sa domination. Dès lors, le fossé que les premiers penseurs du libéralisme politique (issus de la Révolution française) identifiaient entre une liberté des Anciens, où l'accomplissement du citoyen passerait par son rôle politique au sein de la cité, et une liberté des Modernes, où l'on privilégierait le bonheur privé de l'individu, apparaît non seulement comme un contresens, mais encore comme une pure création imaginaire. En réalité, l'ouvrage montre très clairement, à diverses reprises et à travers différentes sources (principalement philosophiques), dans quelle mesure le libéralisme moderne se réapproprie, pour justifier ses fins, la notion antique de libéralité, laquelle en retour contient déjà dans son essence même certaines tares contre lesquelles s'insurgent aujourd'hui les pourfendeurs du libéralisme. C'est pourquoi, dans l'introduction, les deux directrices du collectif annoncent clairement leur intention de nuancer la vision jugée « partiel[le] et partial[e] » de Jörn Leonhard (p. 12), lequel identifie une rupture entre une ère de la libéralité (morale) et une ère du libéralisme (économique) qu'il situe au moment des révolutions américaine et française – moment où l'on assiste au « rejet du modèle antique et des idées de citoyenneté qui y étaient promues » (p. 11). L’ouvrage propose d'envisager, plutôt qu'une rupture, une coexistence conflictuelle de ces deux acceptions, morale et économique.
La libéralité antique, une notion d'emblée ambivalente
5Ce sont principalement les autrices des deux premiers articles qui se donnent pour objectif de définir avec précision la notion antique de libéralité, chez Aristote (έλευθεριότης), puis chez Cicéron et Sénèque (liberalitas), mais la plupart des articles suivants repartent de ces définitions pour montrer comment différents auteurs les reprennent à leur compte, les réévaluent et en déplacent le sens.
6Pour Aristote, la libéralité est une vertu tout autant morale qu'économique – ce en quoi elle a partie liée avec la chrématistique, dans le sens positif du terme – puisqu'elle consiste en un « usage vertueux de l'argent » aussi bien dans la dépense que dans l'acquisition, comme nous le rappelle Juliette Lemaire (« La libéralité selon Aristote : comment la vertu de l'usage de l'argent est-elle possible ? », p. 22). Elle consiste ainsi en un juste milieu entre l'avarice et la prodigalité, soit « la médiété dans les affaires d'argent3 ». Dans le monde gréco-romain, cette libéralité se manifeste à travers des institutions : le clientélisme (relation entre un patron et son client basée sur l'échange entre le bienfait et la gratitude) et l'évergétisme (relation qui relève d'une logique similaire, mais entre un notable fortuné et la collectivité). Or, plusieurs contributions remettent en cause la vision idéalisée, et par bien des aspects naïve, que certains auteurs ont tiré des pratiques antiques de la libéralité. Ainsi, par exemple, J. Barthas montre comment Marcel Mauss, dans l'Essai sur le don, fait du socialisme l'héritier de la libéralité aristotélicienne, alors que lui-même explique dans quelle mesure celle-ci contient déjà en germe l'un des principes du libéralisme, à savoir que la redistribution des richesses doit émaner de la libre volonté des possédants, et non d'une obligation légale (ce qui rejoint également la doctrine sociale de l'Église). D'une façon analogue, S. Alexandre revient sur la vision de Paul Veyne selon laquelle l'avènement de l'économie de marché signe l'entrée dans l'« âge de l'individualisme moderne4 », dont la libéralité antique était censée préserver les hommes. Face à une vision qui « tend à magnifier quelque peu cet “ancien monde” » (ibid.), elle propose de relire et de recontextualiser les ouvrages de Cicéron et de Sénèque comme « des traités de gouvernement à l'usage des puissants » (p. 57), visant à asseoir et à pérenniser leur domination socio-économique dans un monde où le système aristocratique se trouve menacé. Dans cette perspective, les « arts libéraux », qui s'entendent dans le sens antique et médiéval comme les sciences convenant à l'homme libre et, par conséquent, étant susceptibles de favoriser sa vertu, désignent dans les faits l'éducation des seuls citoyens qui se trouvent libérés des besoins matériels, s'opposant donc aux activités non seulement serviles, mais aussi salariées.
7En somme, la liberalitas antique renvoie à un idéal aristocratique qui rencontre très tôt des critiques, que cela soit dans les textes médiévaux (la valeur chevaleresque de liberalitas, au sens de largesse, est réévaluée à l'aune des réalités économiques, comme le montre M.-M. Castellani) ou dans Le Prince de Machiavel, où le philosophe florentin dénonce un système financier qui, sous couvert d'une libéralité s'exerçant en réalité « en faveur du petit nombre qui sont les grands », exploite « les peuples des territoires sujets et la masse du peuple florentin » (J. Barthas, « Libéralité, obligation, fiscalité : sens et portée de la synthèse machiavélienne », p. 110). Loin d'être une qualité libératrice, la libéralité pourrait donc bien être dès son origine la justification d'un système politique et économique qui opprime le plus grand nombre – ce qui recouvre précisément la principale critique faite au libéralisme moderne.
La libéralité vue par les libéraux
8Si les notions de libéralité et de libéralisme sont loin d'être aussi hermétiques l'une à l'autre que la vulgate a pu le laisser penser en postulant une rupture temporelle entre ces deux moments, c'est aussi parce que les théoriciens du libéralisme reprennent explicitement à leur compte la notion de libéralité antique pour la transformer. L'ouvrage se concentre presque exclusivement sur les philosophes libéraux anglo-saxons, ce qui n'a rien d'étonnant dans la mesure où le terme liberalism apparaît en Angleterre dans les années 1810, comme le rappellent les directrices de publication dans l'introduction. Au reste, la monarchie constitutionnelle anglaise est considérée, aussi bien par les Anglais eux-mêmes que par un certain nombre de révolutionnaires français qui souhaitent s'en inspirer au début de la Révolution, comme l'archétype de la cité libre moderne, ce qui en fait un terreau favorable au développement de la pensée libérale. On peut cependant regretter l'absence de contribution, au sein de l'ouvrage, portant sur les penseurs français du libéralisme à la veille et au lendemain de la Révolution française. Il eût été intéressant, par exemple, d'évoquer les réflexions de Montesquieu sur les modèles romain et anglais dans De l'esprit des lois, et sa préférence pour le second, ou encore de réfléchir à l'articulation entre libéralité et libéralisme chez Benjamin Constant, notamment à travers l'opposition entre liberté des Anciens et liberté des Modernes, cette dernière ayant pour condition d'existence le libéralisme politique moderne.
9Pour en revenir aux Anglo-saxons, les différents articles qui les concernent mettent en avant le rôle de la notion de libéralité au sein de la théorie (ou plutôt des théories) du libéralisme. Plusieurs contributeurs et contributrices rappellent qu'en ce début de xixe siècle, le sens du nom liberality et de l'adjectif liberal restent liés avant tout à une conception psycho-sociale, qui renvoie à l'homme libre capable de générosité, donc à une disposition d'esprit capable de former librement des jugements, indice d'une culture morale qui aspire à un idéal de liberté. Chez Hume, l'un des précurseurs du libéralisme anglais, cette disposition est l'un des rouages indispensables d'un cercle vertueux : l'apprentissage des arts libéraux suscite la curiosité, puis la connaissance, qui favorisent le développement de la liberté politique, laquelle en retour permet la sécurité, et donc la curiosité, et ainsi de suite.
10C'est également cette libéralité conçue comme un « amour-propre éclairé créant un marché d'échange des bienfaits et de dettes de gratitude » (S. Tegos, « Libéralité et mœurs des “rangs moyens” chez Adam Smith », p. 167-168) qu'Adam Smith retient de la pensée cicéronienne, à ceci près qu'il la déplace de l'aristocratie vers la classe moyenne et, tout comme Cicéron, Smith met en avant le rôle du mérite dans l'exercice de la libéralité. Ainsi, la pensée du libéralisme économique chez Smith est adossée à une pensée morale de la libéralité, les deux notions, morale et économique, fonctionnant de façon analogue, comme le montre B. de Groote : la libéralité, vertu caractéristique des classes moyennes, permet aux individus de s'insérer dans un réseau de sympathie (« fellow-feeling »), qui génère émulation et mouvement au sein du corps social, et c'est également sur ce principe dynamique que fonctionne le marché – la notion bien connue et souvent galvaudée de « main invisible » renvoyant en fait à l'ordre vers lequel tend cette sympathie, en apparence hasardeuse et accidentelle. Or, c'est précisément lorsque la libéralité ne s'exerce plus, autrement dit lorsque la bourgeoisie dominante tend à conserver sa place en tordant les lois du marché (dans le domaine économique), que le libéralisme dégénère en mercantilisme, et que les structures dynamiques se figent en un système : « while liberal discourse preaches vertical mobility, its reality tends towards stratification » (B. de Groote, « Individuals, structures, systems : Adam Smith and the contradictions of liberalism », p. 141).
11Au sein du libéralisme dans son acception économique, la vertu de libéralité qui, quoique déplacée et actualisée, conserve pour l'essentiel son sens classique, joue donc un rôle régulateur, et permet au corps social de se conserver dans un contexte d'effacement de l'État. On retrouve cette idée de régulation – avec des inflexions parfois importantes – chez différents penseurs libéraux, comme Ferguson, qui développe une anthropologie où la libéralité est une qualité naturelle de l'homme et permet de maintenir l'ordre social en régulant les intérêts privés et en instaurant la confiance (article de S. Boussange-Andrei), ou encore chez Malthus, pour qui la libéralité responsabilise le peuple (article de P. Bouche).
Le fantôme de la liberté
12Significativement absente du titre, la liberté reste pourtant l'ombre qui plane au-dessus des trois termes qui le composent : si la plupart des contributions tournent autour, seuls les deux derniers articles lui font un sort précis, que cela soit à travers le thème de la liberté de l'artiste (liberté de création) ou celui de la liberté politique, définie comme l'inverse du despotisme, qui permet de juger, selon un certain nombre de penseurs du xixe siècle, de la valeur d'une civilisation.
13F. Tarragoni, dans son article consacré à l'évolution du statut des artistes, outrepasse largement ce thème précis pour noter que l'étymologie commune aux deux termes « liberté » et « libéralité » est à l'origine d'un tour de passe-passe ayant conduit à une « théodicée de la domination » (« Salaire de la vertu, salaire de la libéralité », p. 199). En effet, la libéralité n'est liée à la liberté que si l'on définit celle-ci comme « la liberté de donner de celui qui ne vit pas dans la nécessité » (p. 200), or c'est à partir de cette définition que s'est construite l'idée abstraite et universelle de liberté qui tend à en faire « le fondement anthropologique et moral de l'homme dans sa généralité » (ibid.). L'exemple des artistes permet d'éclairer cette idée essentielle, en montrant comment le seul moyen pour l'artiste de s'affranchir à la fois des chaînes du pouvoir et de celles de l'argent – donc à la fois de la libéralité entendue comme mécénat privé et du libéralisme entendu comme système économique basé sur le libre échange – est d'être rémunéré, non pas à la tâche, mais sur le principe d'un « investissement sur son talent » (p. 207). Ce fonctionnement existe déjà en germe dans les cours italiennes et allemandes entre le xive et le xvie siècle, sous la forme d'un « salaire de la vertu », mais c'est sur un principe similaire que s'établit en France le régime des intermittents du spectacle dans les années 1960, soit sur le principe d'un mécénat public, qui se justifie par l'impossibilité de considérer les artistes comme des travailleurs comme les autres, du fait de l'imprévisibilité de la demande dans le domaine artistique. L'idée classique de libéralité, dans ce contexte, subit un déplacement considérable, et se débarrasse tout aussi bien de sa composante aristocratique que de son sens bourgeois, développé par les penseurs du libéralisme économique. Or, c'est à cette condition seulement qu'il devient possible de lier réellement la libéralité à une idée beaucoup universelle de la liberté, laquelle n'est alors plus l'apanage d'un petit nombre d'hommes placés au-dessus de la nécessité, mais peut être redéfinie comme une liberté de création assortie d'un nouveau rapport au temps, un rapport qui soit « non rentable, non productif et non utilitaire » (p. 216). L'article de F. Tarragoni a donc pour intérêt majeur d'utiliser l'histoire du statut des artistes comme un paradigme qui permette de penser la possibilité de formes de libéralité qui soient véritablement et universellement libératrices.
14Le choix de placer en fin de volume cette réflexion sur la liberté de création – ainsi que la dernière contribution de F. McIntosh-Varjabédian consacrée à la liberté politique telle que la définissent et l'envisagent différents penseurs de la famille libérale – nous semble particulièrement intéressant. En effet, à première vue, ces deux articles paraissent s'inscrire en décalage par rapport aux autres, qui abordent les notions de libéralité et de libéralisme dans une continuité chronologique parfaitement lisse, ou presque. Mais, en réalité, ces deux contributions finales permettent aussi bien l'une que l'autre d'effectuer un retour réflexif sur l'ensemble en montrant que la libéralité et le libéralisme, l'un comme l'autre, et en interpénétration l'un avec l'autre, se sont construits sur le postulat d'une liberté entendue comme faisant partie de l'essence de l'être humain, sans que jamais ce postulat ne soit remis en cause – en ce sens, il y a bien une continuité très nette entre la vertu de libéralité classique et la théorie moderne du libéralisme. Or, les articles de F. Tarragoni et de F. McIntosh-Varjabédian affirment, chacun à sa manière, qu'il est nécessaire de remettre en cause cette construction idéologique aussi bien qu'étymologique de la libéralité et du libéralisme autour de l'idée de liberté, en montrant que ces deux idéaux se sont en fait construits, d'une certaine manière, contre la possibilité d'une liberté universelle. Ainsi, F. McIntosh-Varjabédian explique bien, à travers des sources diverses (Michelet, Guizot, James et John Stuart Mill, etc.) comment la liberté, en servant de critère, au sein de la « nébuleuse libérale », pour juger du degré de civilisation d'un peuple, a conduit à asseoir la domination occidentale et a figé les peuples colonisés dans un imaginaire d'immobilité (« La Civilisation est-elle libérale ? Guizot, Stuart Mill et alii », p. 218). Pour autant, elle nuance ce propos en notant également que c'est cette même conception libérale des Whigs britanniques que reprend Nehru au moment de l'indépendance de l'Inde en 1947 et qui lui permet de « renverse[r] les données historiques qui avaient été recueillies, par les britanniques notamment [et en particulier James Mill], pour y voir non plus de l'immobilisme, mais les traces d'une civilisation encore vivante et productive » (p. 235). En dernier recours, la pensée libérale est donc également, et paradoxalement, ce qui permet de se libérer... du carcan libéral.
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15Le collectif dirigé par Éléonore Le Jallé et Fiona McIntosh-Varjabédian, en proposant une étude transversale et transhistorique des notions de libéralité et de libéralisme, ainsi que de l'adjectif commun qui leur correspond, libéral, réussit le pari de répondre à travers différents éclairages à la question « comment peut-on être libéral ? » Les onze contributions permettent de revenir sur les différents sens des trois termes, et surtout sur les liens qu'ils entretiennent entre eux, et sur l'évolution de ces liens. Mais elles reviennent également sur les critiques qui sont faites au libéralisme, en montrant que les vices dont celui-ci est fréquemment accusé sont déjà contenus en germe dans l'idée classique de libéralité, tout en notant que, pour les penseurs du libéralisme, la vertu de libéralité, qu'ils ont cependant réorientée vers les classes moyennes, est pourtant le gage du maintien de l'ordre social et de la régulation du marché, évitant au libéralisme de sombrer dans le mercantilisme – à cet égard, le libéralisme économique peut être considéré, au même titre que l'idée aristotélicienne de libéralité, comme une expression du juste milieu dans les affaires d'argent. Enfin, un fil directeur de l'ouvrage, plus discret, mais que les deux dernières contributions permettent d'expliciter, est la question du rapport de ces notions à la liberté. « Comment peut-on être libéral ? » est aussi une question que pose l'ouvrage dans le sens où il invite à réfléchir sur d'autres formes de libéralité, ou sur des détournements de celle-ci, qui seraient à même, non plus de conserver la liberté d'un petit nombre (au sein d'un système aristocratique ou bourgeois, selon l'époque considérée), mais de permettre une libération, qu'elle soit politique (à travers l'exemple des peuples colonisés et notamment de l'Inde), ou économique (à travers l'exemple du statut des artistes).