Troubles épistémologiques. Quelles rencontres possibles entre le narratologue & le neuroscientifique ?
1Le défi que se lance Jean-Marie Schaeffer dans son introduction aux Troubles du récit est de taille : produire un lieu de rencontre entre la narratologie et les sciences cognitives qui puisse échapper aux écueils rencontrés par les précédentes tentatives (p. 34).
2C’est donc tout naturellement qu’il consacre son premier chapitre (« Prolégomènes : l’étude cognitive du récit ») à bâtir un état de la question sur les relations parfois difficiles entre cognition et narrativité, à partir duquel il pourra mener ses propres investigations. J.-M. Schaeffer distingue trois évolutions majeures dans l’histoire des sciences psycho-cognitives face à la question du récit. La première consiste dans le passage d’un intérêt pour la réception à un engouement pour la production du récit, champ qui était longtemps resté vain en raison de l’incapacité technologique de fournir des données empiriques à ce sujet. La deuxième est caractérisée par une prise de distance des sciences psycho-cognitives face à la linguistique structuraliste telle que l’a popularisée Noam Chomsky ; en abandonnant le formalisme et les modèles qu’il propose, les sciences cognitives opposent désormais, à l’idée d’une grammaire abstraite du récit, celle d’une pluralité de modèles dynamiques et d’interactions cognitives : « il y aurait un feedback permanent entre l’activation de scripts par défaut et la correction-adaptation de ces scripts » (p. 27). La troisième évolution, enfin, tient à des expérimentations qui déplacent l’étude de l’histoire (la matière diégétique) vers celle du récit et de la narration.
3Outre la dette symbolique des disciplines psycho-cognitives envers l’approche structuraliste du récit (par rapport à laquelle elles se calquent et s’opposent successivement), il reste difficile de répondre efficacement à la question centrale des relations productives entre narratologie et psycho-cognition. Comment, notamment, composer avec la nature différente des récits qui sont étudiés, les uns simples et synthétiques lors d’études empiriques, les autres complexes et extensifs dans le cadre d’analyses phénoménologiques ? Enfin, comment passer outre les importantes divergences méthodologiques entre le travail qui se déroule en laboratoire et celui fourni en bibliothèque, qui exigent le recours à des heuristiques certes non-oppositionnelles mais parfois conflictuelles ?
4Si les écarts entre les objets de recherche, les ambitions et les épistémologies représentent des difficultés certaines, ils ne sont pas insurmontables selon J.-M. Schaeffer, pourvu qu’on cherche non pas à créer des équivalences ou des dialogues directs, mais plutôt à mettre à profit chaque discipline pour questionner les limites de l’autre. Pour le narratologue, cela signifie dépasser l’intérêt académique des récits pour s’interroger plus largement sur les raisons qui font que l’on se raconte des histoires. De l’aveu de l’auteur, le projet est ainsi d’« utiliser un certain nombre de résultats issus des recherches psycho-cognitives pour tenter de mieux comprendre, ou du moins de mieux circonscrire, certaines questions fondamentales concernant les pratiques narratives. » (p. 40)
Protos- & dysnarrativités
5Deux questions se posent alors. D’une part, qu’est-ce que J.-M. Schaeffer entend précisément, dans cet ouvrage, par « pratiques narratives » ? De l’autre, parvient-il à circonscrire ce qu’il nomme les « questions fondamentales » ?
6Pour répondre à la première question, il faut se pencher sur le second chapitre (« Proto-narrativités »), où J.-M. Schaeffer se prononce sur ce qu’il appelle les formes de proto-narrativités, en opposition à la narration et au récit, qui sont des modèles plus élaborés. Les proto-narrativités, explique l’auteur, sont des « enchainement[s] de représentations agentives (actions) ou non agentives (événements), temporellement orienté[es] et perspectiviste[s] » (p. 48). Pour J.-M. Schaeffer, le meilleur exemple tient dans la mémoire épisodique : transitive et chronologique, elle implique qu’un point de vue soit adopté (un foyer expérientiel) pour capter des événements singuliers qui sont indexés par le cerveau en fonction de leur contexte spatio-temporel. Mais cette forme idéale n’est pas la seule, puisque l’auteur y adjoint des formes non strictement mémorielles telles que la planification, l’anticipation, l’imagination, le rêve.
7Par ce tour d’horizon non-exhaustif, l’auteur cherche à montrer l’importance, au quotidien, de ces formes de proto-narrations qui sont constamment sollicitées par l’individu. Mais au-delà de cette importance quantitative, J.-M. Schaeffer cherche aussi à prouver, références foisonnantes à l’appui, qu’elles ont une pertinence analogique dans la mesure où elles reposent sur les mêmes compétences cognitives que la narration et le récit classique. En cela, la proto-narration — et, par conséquent, les conclusions que tirent les neurosciences à leur sujet — peut nous aider à comprendre les processus mentaux qui sont à l’œuvre lorsque l’on appréhende tout récit, bien que J.-M. Schaeffer se garde prudemment de résoudre la question causale en supposant plutôt un feedback constant entre récits publics et représentations mentales, à la manière d’un jeu de relance constant ou la biologie cérébrale et l’identité individuelle modulent le contexte social et les facteurs culturels tout en y réagissant.
8Dans le troisième chapitre (« Dysnarrativités »), J.-M. Schaeffer offre une démonstration convaincante de cette hypothèse. Selon un procédé qui évoque la rhétorique freudienne (faire un détour par la pathologie afin d’expliquer les mécanismes fonctionnels par leur absence), J.-M. Schaeffer fait l’inventaire de ce qu’il nomme des « dysnarrativités », c’est-à-dire la somme des processus de proto-narration qui, suite à une lésion cérébrale, sont incapables de fonctionner adéquatement (la narrativisation interrompue, la sous-narrativisation, la dénarrativisation, la narrativisation incontrôlée). Après un exposé relativement laborieux sur les zones du cerveau mobilisées par la compétence narrative, son ambition est donc de montrer que les compétences narratives et proto-narratives sont toutes deux entravées par ces lésions, et que, par conséquent, on peut supposer à juste titre qu’elles sont liées également lorsqu’elles ne sont atteintes d’aucun désordre.
Au-delà du texte, le récit
9Dans le quatrième chapitre (« Raconter sans mots ? »), J.-M. Schaeffer pose la question de l’emprise linguistique sur la question (proto-)narrative. En se limitant à « l’image fixe isolée non-photographique et sans accompagnement linguistique » (p. 105), le sémioticien qu’est J.-M. Schaeffer minore l’importance que la grille d’analyse sémiotique accorde à la notion de support comme dimension intrinsèque à l’acte de signification : la raison en est que si cette particularité a une importance sur le plan sémiotique, elle n’en aurait pas au niveau neuropsychologique. Reprenant l’analyse de G. E. Lessing sur le Laocoon (p. 106), J.-M. Schaeffer soutient que regarder une image est, pour le cerveau, l’équivalent d’une simulation où les zones cérébrales liées à l’accomplissement d’une action sont mobilisées sans que l’action elle-même soit effectuée.
10Après cette distinction entre proto-narrativités verbales et visuelles, le cinquième chapitre travaille une autre frontière : le partage entre fait et fiction, qui avait déjà occupé J.-M. Schaeffer dans ses travaux précédents, et où on le sent peut-être plus outillé. Dans une certaine mesure, il y reprend et amende certains de ses propres postulats, cette fois en se basant sur des découvertes neuroscientifiques pour les étayer. Encore une fois, J.-M. Schaeffer pose l’absence de différence fondamentale, au niveau du statut perceptif, entre informations fictionnelles et référentielles : à son sens, les deux sont des représentations, ce qui signifie que leur traitement est épistémo-sémantique plutôt qu’épistémo-pragmatique. Si la différence entre fiction et fait existe bel et bien, elle ne repose pas sur la nature ontologique de nos représentations, dont les matériaux sont les impressions subjectives. C’est l’usage de nos représentations qui détermine leur valeur épistémologique. Pour asseoir cette idée, J.-M. Schaeffer lie ensemble les théories psychocognitives à une approche humienne qui distingue entre fictions cognitives (constituantes et préréflexives), fictions théoriques (idéologies) et fictions poétiques.
11Ce qui réunit ces différentes parties de l’ouvrage est sans doute le fait qu’elles insistent toutes sur l’idée d’un récit à comprendre non pas (exclusivement) comme texte, mais plus largement comme représentation mentale.
Le rendez-vous de Tom Sawyer & d’Emmanuel Kant
12Grâce à un cadre d’analyse kantien, J.-M. Schaeffer envisage, dans le dernier chapitre (« De quelques formes d’imagination proto-narrative »), le rapport possible, mais pas exclusif, de l’imaginaire à la fiction. Le terme d’imagination permettrait de définir les représentations non perceptives qui, néanmoins, ont un rôle à jouer dans l’orientation de nos représentations perceptives. En d’autres termes, ce qui est imaginé n’est pas réel, mais nous aide à comprendre et à percevoir ce qui l’est. Dans tous les cas, l’imagination est convoquée pour d’autres cas de figure que pour la production fictionnelle au sens large. L’imagination est une ressource simulationniste, écrit-il.
13Qu’est-ce que cela signifie pour les proto-narrativités ? J.-M. Schaeffer répond à travers le personnage de Tom Sawyer, grâce à un épisode où Tom s’imagine l’impact de sa mort fantasmée sur sa tante repentante. L’exemple reste peu convaincant, d’ailleurs, puisque l’on conçoit mal pourquoi le degré de probabilité de l’avènement d’un épisode imaginé en change la nature ontologique, alors que l’auteur vient de s’efforcer de nous démontrer l’inverse. Au-delà de cette question, on comprend avec difficulté pourquoi le procédé est réputé proto-narratif plutôt que narratif.
14Ces trois derniers chapitres sont moins convaincants, sans doute parce qu’on arrive moins bien à les insérer dans le déroulement fluide du raisonnement initialement posé : en eux-mêmes, ils fournissent des réflexions pertinentes et stimulantes, mais on discerne mal de quelle manière ces développements nourrissent efficacement une réflexion continue sur les proto-narrativités et, surtout, comment ils cartographient les « troubles dans le récit » que promettent le titre.
D’un problème épistémologique l’autre
15C’est à la toute fin du sixième chapitre que J.-M. Schaeffer avance une hypothèse intéressante, qui permet d’arrimer à nouveau l’ouvrage à l’une de ses questions initiales : pourquoi l’individu se raconte-t-il des (proto-)histoires ? J.-M. Schaeffer souligne alors la pertinence des proto-imaginations projectives ou rétrojectives : par opposition aux imaginations prospectives ou rétrospectives, qui signalent une différence entre imaginer quelque chose et s’imaginer faire quelque chose, ces proto-imaginations apparaissent comme une façon performative d’habiter son propre passé ou son futur de manière préemptive. En d’autres termes, les proto-narrativités sont des opérations réparatrices ou appréhensives, qui permettent un ressaisissement de l’expérience par les vertus de l’imagination en tant que puissance immersive.
16Les Troubles du récit donne un tableau historique et théorique de la question proto-narrative, brossé avec le soin et la précision conceptuelle que l’on connait à l’auteur de Pourquoi la fiction ?, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? et L’Image précaire, pour ne nommer que ceux-là. Encore une fois, J.-M. Schaeffer réussit le tour de force de s’attacher à répondre à une question à la fois large et abondamment traitée sans tomber dans la redite ou le commentaire superficiel, et la finesse de ses efforts typologiques marque l’esprit. Par ses références et ses horizons théoriques, Les Troubles du récit ne témoigne pas moins que les ouvrages antécédents d’une érudition générale et d’une capacité de synthèse époustouflantes, et il faut saluer cette curiosité que l’on sent poindre dans le texte, et que l’auteur a le mérite de rendre communicative.
17Mais à l’une des questions initiales encore laissée sans réponse, à savoir la possibilité de délimiter un espace où se rencontrent narratologie et neurosciences, il reste difficile de répondre de manière positive une fois la lecture de l’ouvrage achevée. Les Troubles du récit n’est pas à proprement parler une rencontre entre les démarches narratologiques et neuroscientifiques, mais plutôt entre les savoirs qu’ils ont respectivement produits. Il faut peut-être imputer cela moins à l’intelligence du chercheur qu’à un obstacle constitutif. Le genre et le ton choisis, eux aussi, ont potentiellement quelque chose à y voir, puisque des tentatives plus essayistiques, telles que celles de Siri Hustvedt (Vivre, penser, regarder, 2013) ou d’Oliver Sacks (L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, 1985), parviennent plus efficacement à lier les deux. Peut-être, au fond, la difficulté de marier sciences cognitives et narratologie dépend-elle autant de l’épistémologie différenciée de ces deux champs que de la méthode à laquelle oblige une rigoureuse monographie.