Cartes & textes : arpenter le monde d’Henry David Thoreau
1L’Arpenteur vagabond de Julien Nègre part du postulat que la pratique cartographique de l’écrivain américain Henry David Thoreau constitue un trait distinctif dans l’ensemble de son œuvre et qu’elle implique un régime de lecture particulier dans les interactions qu’entretiennent la carte et le texte. Il s’agit donc d’étudier non pas simplement les liens qui les unissent, mais également la manière dont Thoreau lit les cartes et le rôle qu’elles jouent dans son travail d’écriture. Ainsi les rapports d’oppositions entre le visible et le lisible cèdent la place à une dialectique entre le « faire voir » et le « faire advenir », au sens où les cartes ne se contentent pas de représenter l’espace, mais proposent une grille de lecture qui influence notre rapport au monde. La spécificité des textes de Thoreau repose sur une apparente contradiction : le positionnement critique à l’égard d’un geste cartographique envisagé comme moyen d’appropriation et de simplification de l’objet représenté n’y est pas absent, mais il n’engendre pas un « désaveu de la cartographie » (p. 20) puisque l’auteur envisage textes et cartes comme complémentaires. Il convient ici de préciser que la carte chez Thoreau se saisit aussi d’espaces « a priori insignifiants » (p. 293) tels que le trou d’un écureuil ou la cave d’une maison, et s’affranchit même parfois de support lorsqu’elle devient « carte mentale » (p. 289). Objet polymorphique, elle oscille donc entre tentation de la mesure dans un rapport quantitatif au réel, objet heuristique placé au même niveau que le texte et pure abstraction ; c’est pourquoi le travail de J. Nègre en propose à la fois une lecture historiciste et une lecture esthétique. L’Arpenteur vagabond soulève également la problématique du langage comme outil de déchiffrement, mais aussi d’encodage du monde : la manière dont Thoreau parle du monde recèle une dimension politique explicite qui place au cœur de ses enjeux la question du territoire et la figure de l’arpenteur annoncée par le titre. Notre parcours de ce texte s’attachera dans un premier temps à montrer que la figuration de l’espace dans l’œuvre de Thoreau ne vient pas l’aplanir, mais au contraire en exhibe la profondeur en déplaçant l’opposition entre le visible et l’invisible du côté d’une redéfinition de la « découverte ». Nous reviendrons ensuite sur les différentes couches successives qui caractérisent à la fois le lieu et sa figuration dans le travail de Thoreau, avant de conclure sur la figure de l’arpenteur et la place du sujet percevant.
Quelle lecture du monde pour & par la pratique cartographique ?
2La pratique heuristique chez Thoreau postule, comme le montre J. Nègre, que le monde relève d’un réseau de signifiants lisibles qui peuvent être couchés à plat sur la carte ou sur le texte. Dans le premier chapitre, l’excursion est envisagée comme un « exercice de lecture et d’observation » (p. 74) qui implique un rapport très intime au lieu (le géomètre connaît bien souvent mieux les lieux que ses habitants). L’espace est donc envisagé dans un rapport de « condensation » et celui qui trace la carte s’approprie en quelque sorte le lieu qu’il figure plus qu’il ne représente. J. Nègre reprend ainsi la définition de Nelson Goodman dans Problems and Projets (« une carte est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme », cité p. 37) pour montrer que Thoreau ne se contente pas de transférer le savoir dans le texte ou dans la carte, mais il le construit et le fait advenir, car il choisit de faire apparaître seulement certains éléments. Cette démarche pourrait donc, au premier abord, sembler relever d’une forme de simplification du réel : le transfert qui s’opère via la carte et le texte, objets en deux dimensions, est associé à une perte fondamentale qui invite même à questionner la charge symbolique et la portée politique d’un tel geste réducteur.
3Pourtant, J. Nègre explique très bien comment Thoreau, dans son rapport au lieu, cherche moins à tracer des routes qu’à dérouter. En nous montrant le caractère conditionné de notre manière d’envisager le lieu, il fait advenir par le texte et par la carte de nouvelles possibilités spatiales : « […] c’est en bousculant les mots que Thoreau réagence les spatialités qui sont en jeu et, inversement, c’est en réécrivant la carte qu’il donne aux mots un sens nouveau et dépoussiéré » (p. 243). Il déplace donc la question de la visibilité d’une apparente tension entre le visible et l’invisible (ce qui est représenté ou non) vers une analyse des modalités de cette représentation et des lectures qui en sont faites, puisque comme le commente J. Nègre, chaque carte et chaque texte fait l’objet d’une réappropriation par son lecteur, ce qui en démultiplie les lectures possibles. L’Arpenteur vagabond montre bien la coexistence chez Thoreau d’un attachement à l’acquisition de données précises sur le lieu et le refus de « figer » celui‑ci pour en produire une lecture stable, puisque son rapport à l’espace contient toujours en germes la possibilité de le questionner et de le réorganiser. De plus, J. Nègre rappelle qu’en tant que transcendantaliste, Thoreau convoque des modèles d’appréhension du monde qu’il juge concurrents de l’approche naturaliste, à savoir la figure de l’Indien comme disposant d’une conception du monde dite plus « sensorielle » et « intuitive ». Il montre que cette vision stéréotypée des Indiens s’inscrit dans une volonté d’épouser le réel plus que de le décortiquer. Il semble en effet y avoir, dans la démarche de Thoreau, quelque chose de l’ordre du secret mis au jour, mais jamais véritablement découvert, et une volonté de maintenir une forme de distance abrogée par les naturalistes.
4Dès lors, on peut se demander s’il s’agit véritablement pour Thoreau de rendre le monde « visible », et s’il ne cherche pas au contraire à en dévoiler une forme d’inaccessibilité fondamentale – et c’est en ce sens que sa démarche se distingue du travail d’un naturaliste. Plus que d’une impossibilité, il s’agit là d’un choix épistémique fondamental :
Cependant, ces signes déchiffrables ne sont pas toujours déchiffrés. Ainsi, le narrateur s’émerveille de voir que la trajectoire de la feuille pourrait aisément être calculée, mais il ne la calcule pas pour autant. (p. 78)
5Les promenades de Thoreau viennent déplacer la valeur de la « découverte » qui ne se situe plus du côté d’un espace nouveau, mais du côté d’un nouveau regard sur un espace déjà arpenté. C’est en ce sens que J. Nègre peut parler d’une « réévaluation de la surface » qui bien qu’ayant déjà été parcourue, recèle toujours des plis porteurs d’une profondeur mise au jour par l’activité de l’écrivain‑cartographe.
La stratification dans le document palimpseste
6Cette profondeur constitutive de la carte fait d’elle un véritable palimpseste qui offre plusieurs lectures possibles de l’espace. Le chapitre « Perambulations politiques » montre bien que la question spatiale ne cesse jamais d’être une question politique. La figuration des lieux dans les œuvres de Thoreau fait régulièrement apparaître une strate historique, lorsqu’il est question notamment de la constitution de l’espace national. C’est le cas par exemple du texte « Slavery in Massachusetts », qui tout en s’ancrant dans une actualité politique des plus brûlantes, spatialise la question, ce qui l’autorise à opérer d’habiles retournements notamment entre la prison et l’état : « […] l’hétérotopie s’est inversée et c’est l’ensemble de l’État du Massachusetts qui devient “espace autre”, lieu d’oppression et de soumission au pouvoir » (p. 220). Notre lecture en couches successives des lieux décrits par Thoreau s’appuie sur le choix des espaces figurés, que J. Nègre qualifie de « liminaires » (p. 157). Ces espaces complexes sont fréquemment de nature hybride, comme les plages de sable de Cape Cod, à la fois bord de mer et bord de terre. C’est donc à la fois l’espace qui est stratifié, mais aussi l’objet produit face à lui qui compile à diverses échelles cartes et textes antérieurs :
Les cartes affleurent ainsi dans Cape Cod et, comme dans Walden et The Maine Woods, elles forment le soubassement du texte. Sans être toujours visibles en elles‑mêmes, elles jouent pourtant un rôle textuel central qui a à voir avec la notion d’épaisseur. (p. 156)
7Cette épaisseur constitutive du document‑palimpseste n’introduit pas de hiérarchie entre le texte et la carte, elle vient épouser la nature protéiforme de l’espace figuré.
8Cette stratification, peut‑être du fait de la conception transcendantaliste de Thoreau, tend parfois vers un rapport holistique à l’objet d’étude. Outre les couches géographiques, politiques et historiques, J. Nègre mentionne également certaines lectures morales du lieu proposées par Thoreau, par exemple sur le lac de Walden : « Cette loi, dit Thoreau, doit aussi avoir un sens moral : ne pourrait‑on pas l’utiliser pour retrouver le point le plus “profond” non pas d’un lac, mais d’un individu ? » (p. 115). Et J. Nègre de conclure : « La carte serait alors une biopsie, qui trace des lignes à travers le volume de l’auto(bio)graphie et sonde la matière vivante elle‑même pour en trouver le centre de gravité ». La profondeur que recèle la carte et la multiplicité des lectures qu’elle propose semble presque remettre en question ses frontières génériques. Le texte lui‑aussi s’exhibe dans une matérialité qui s’auto‑réfléchit et interroge sa propre matière : dans le chapitre « Écrire au bord du monde », l’analyse de l’écriture de Walden fait apparaître une sorte de néo‑cratylisme où les mots s’auto‑engendrent par allitération. Ainsi le mot leaf fait apparaître la forme ronde du lobe et exhibe l’« essence la plus profonde » (p. 181) de l’objet représenté. Ce rapport à l’espace engendre une pratique d’écriture tout à fait singulière, au point que J. Nègre questionne même l’usage de ce terme « […], mais peut‑être n’est‑ce pas le verbe qui convient le mieux, tant ces manuscrits sont un objet textuel complexe qui n’est pas aisément réductible à un projet d’écriture » (p. 262). Le palimpseste des cartes se joue donc à plusieurs niveaux : tout d’abord dans l’histoire éditoriale de certaines œuvres comme Cape Cod où J. Nègre détaille les différents calques de cartes dont certaines ont été modifiées, annotées, réécrites ; mais aussi au niveau des différentes lectures possibles (géographique, historique, linguistique, morale) des objets textuels et cartographiques, et enfin dans l’intrication des modalités de figuration :
[…] Cape Cod semble plutôt chercher à montrer tout ce que la carte ne peut figurer : le bruit des vagues, le déplacement du sable, le spectacle des dépouilles rejetées sur le rivage, la vie des habitants, les plantes qu’ils font pousser et les prédicateurs qu’ils écoutent. (p. 152)
9Le texte n’hésite donc pas à faire de la cartographie son référent premier. C’est pourquoi le chapitre « Hors du village » revient sur les analyses de Kristen Case pour montrer que le savoir est toujours situé, « c’est‑à‑dire produit par un sujet particulier, depuis un lieu (géographique et mental) particulier » (p. 266). C’est sur ce positionnement que nous reviendrons dans un dernier temps.
La place du sujet percevant : la figure de l’arpenteur
10Aux premières pages de l’ouvrage, J. Nègre rappelle le rapport de filiation entre Thoreau et Emerson, notamment concernant « la centralité du sujet percevant dans ces textes, qui s’écrivent au point de convergence entre l’observation du monde et la réflexion sur soi » (p. 16). Cette « réflexion sur soi » postule une lecture en miroir du texte et de la carte qui sont toujours le produit d’une subjectivité percevante singulière. Dans « Hors du village », J. Nègre montre bien le lien corporel qui unit le sujet connaissant et l’objet de son savoir (ici les fruits du verger dans « Wild Apples »), tout en expliquant que la lecture qui en est faite repose sur des catégories éminemment subjectives. Le texte et la carte sont donc toujours objets de réflexion au sens où ils renvoient avant tout l’image de celui qui les pense et les produit : « Pour Michel Granger, si Thoreau a recours à la cartographie, c’est donc avant tout pour se donner à voir lui‑même » (p. 21). Cette réflexion est à son tour représentée par l’objet de médiation du savoir (ici la carte ou le texte) qui est scénographié dans une sorte de « mise en scène » qui s’appuie sur la mise en récit ou la mise en images du monde (« On assiste à une mise en scène du sujet en train de percevoir le monde et d’en faire sens, mise en scène qui passe notamment par la narrativisation […] », p. 302.). La carte, en tant que ce qui matérialise un savoir, est donc un outil qui pointe à la fois vers le dehors (l’espace représenté) tout en renvoyant vers une subjectivité, celle qui l’a élaborée, mais aussi celle qui vient la lire et la déchiffrer. Il en va de même pour le texte qui vient ajouter une dimension générique à cette analyse : si l’essai « Walking » parle moins de marche que de marcheur, c’est parce qu’il prend la forme d’un manifeste ou d’une harangue qui accorde une place prédominante à la subjectivité qui s’exprime dans un « je » aux nombreuses occurrences, comme en témoigne son ouverture : « Je voudrais me faire l’avocat de la Nature […] » (cité p. 235). Cette subjectivité, comme l’annonce le titre et comme le développe J. Nègre tout au long de son travail, c’est celle de l’arpenteur.
11Pour préciser la nature de la figure de l’arpenteur, il convient de remarquer tout d’abord que le substantif est dérivé du verbe arpenter, ce qui lui donne d’emblée une dimension processuelle. L’arpenteur est plus qu’un marcheur, il est géomètre dans le cas de Thoreau, et procède à un travail de déchiffrement du lieu qui s’appuie sur des relevés précis réalisés à l’aide de multiples instruments (comme on peut le voir dans la partie « Écrire au bord du monde »). L’arpenteur est aussi celui qui narrativise son expérience et fait le récit de sa découverte : J. Nègre montre même que dans un texte comme The Main Woods par exemple, « Thoreau “joue” à l’explorateur » (p. 123) et s’amuse des codes du genre et des attentes des éditeurs et des lecteurs. Il y a donc à la fois l’idée d’une attention particulière au monde, du regroupement d’une vaste somme informationnelle qui en traduit la richesse de façon à la fois quantitative et qualitative, mais aussi et surtout d’un positionnement, face au monde, et dans l’écriture. Ce positionnement – nous pourrions même parler de « posture » comme nous y invite J. Nègre en révélant les mécanismes de « jeu » de l’auteur – propose à chacun de se situer dans l’espace géographique et politique, et il prend sa source dans le point de vue singulier de Thoreau : « la posture que privilégie Thoreau est toujours celle du dissident et de l’excentrique qui se place en dehors du groupe pour le critiquer […] » (p. 198).
12En ce sens, J. Nègre reprend les analyses de Roger Brunet dans Les Mots de la géographie (cité p. 39) pour montrer la transitivité inhérente au découpage des espaces : le territoire est toujours territoire de quelqu’un. C’est pourquoi le geste géographique, qui découpe des espaces et fait advenir des territoires, fait également advenir des communautés et rejoue le « partage du sensible » dont parle Jacques Rancière. Ainsi dans « Perambulations politiques », J. Nègre oppose deux espaces : l’Ouest, décrit comme territoire commun et comme destination pour tous les Américains qui marchent vers le progrès, et The Wild, espace qui se dessine davantage comme individuel et sélectif, d’accès difficile. Cette cartographie politique fait apparaître un « je » singulier qui tourne le dos à ses concitoyens et qui dans l’acte de marcher propose une redistribution et une lecture différente des lieux. Dès lors le développement de cette partie de L’Arpenteur vagabond permet de revenir sur plusieurs caractéristiques de la figure de l’arpenteur que nous synthétisons ici : il y a d’abord l’idée d’écrire « contre », c’est‑à‑dire d’associer écriture et territorialisation dans un geste d’opposition de spatialités éminemment politisé ; cette cartographie invite alors à un déplacement du regard et à une reconfiguration des rapports possibles au lieu, pour enfin dessiner les contours d’un espace et/ou d’une communauté nouvelle. L’arpenteur est celui qui fait voir (rend visible) l’espace comme objet de construction et qui dans ce geste autorise une remise en question de ces constructions, un questionnement des modalités du rapport au lieu qui permet de se saisir véritablement de l’espace : « Être l’arpenteur vagabond […] c’est dessiner les contours d’un territoire qui échappe aux rapports de domination qui gouvernent son époque en établissant un nouveau régime de visibilité » (p. 31). C’est pourquoi Thoreau ne se contente pas d’avoir un usage « polémique et critique des cartes », comme l’affirme J. Nègre à la fin du premier chapitre (p. 60) ; il développe également un rapport polémique et critique au lieu. Le déchiffrement qu’il propose ne s’abstient pas des chiffres, mais se refuse à les lire unilatéralement, en reconnaissant la pluralité des couches de sens qui constituent l’espace, leur interpénétration mutuelle et l’irréductible singularité au prisme desquels le lieu est abordé. Cette prise de distance critique n’empêche pas un rapport de proximité à l’espace, elle se joue selon nous dans « les plis et les failles de la surface », pour reprendre le titre du second chapitre de L’Arpenteur vagabond, en réintroduisant un rapport de verticalité et une profondeur au lieu.
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13Un des points centraux de L’Arpenteur vagabond est donc d’analyser sous divers angles le réagencement des différents rapports au lieu permis par la pratique cartographique. Cette question est bien sûr cruciale dans l’étude de l’œuvre de Thoreau, d’autant plus que Julien Nègre précise paradoxalement au début de son ouvrage : « space, un mot qu’on trouve rarement chez Thoreau » (p. 77). La figure de l’arpenteur permet alors de faire le lien entre pratique et politique, plus précisément concernant le lien entre écriture et territorialisation. En effet, le geste de l’arpenteur est pris dans une tension entre mesure objective et geste politique, et toute une partie du chapitre « Perambulations politiques » est consacrée à l’analyse du lien entre l’espace et les textes politiques de Thoreau tels que « Resistance to Civil Government » ou « Walking » pour montrer que non seulement ces textes dessinent des spatialités mises en tension (Est / Ouest par exemple, espace urbain / espace non urbain), mais tracent également les contours d’un espace où une « communauté nouvelle » (p. 259) est possible.
14Un parallèle intéressant pourrait être développé entre la pratique cartographique de Thoreau et l’analyse sémiotique dans la lignée des travaux de Charles Sanders Peirce, étant donné que L’Arpenteur vagabond convoque des problématiques liées aux relations texte / image. Nous pouvons penser notamment à la trichotomie de l’objet où le signe est appelé respectivement icône, indice ou symbole selon sa relation à l’objet. Selon Peirce, le signe renvoie à son objet de façon iconique lorsqu’il lui ressemble, et d’une certaine manière c’est l’objectif de Thoreau lorsqu’il trace des cartes. Mais la configuration indicielle est également très présente dans l’ouvrage puisque le motif de la trace joue un rôle tout particulier. Ce sont les traces par exemple qui servent d’indice pour lire l’environnement :
[…] le narrateur aurait tout aussi bien pu tracer une carte des environs de Concord donnant à voir les mille emplacements secrets qu’évoque le texte : traces d’animaux, arbres remarquables ou empreintes laissées par les maisons des anciens esclaves affranchis. (p. 158)
15Mais ce sont aussi les traces laissées sur les lieux par le cartographe : « vagabond, il semble alors effacer ses propres traces […] » (p. 173). Il peut également s’agir des traces laissées sur la carte :
Les annotations de Thoreau sur cette carte ne sont pas toutes déchiffrables : certaines sont raturées et d’autres illisibles, si bien qu’une partie de la notation demeure dans un entre‑deux incertain, inscrite mais inintelligible. Les inscriptions sont en cela à l’image des traces d’orignal que Thoreau décrit ensuite […]. (p. 192)
16De manière générale, J. Nègre aborde fréquemment la question du « réseau de signes » (p. 301) que constitue l’espace observé et arpenté par Thoreau et qui doit faire l’objet d’un apprentissage : « Cependant, pour qui a appris, avec Thoreau, à “lire” les signes de la forêt, il apparaît que le mur est clairement figuré sur le premier croquis. Il ne s’agit pas d’une représentation symbolique » (p. 307). La grille d’analyse proposée par Peirce pourrait ainsi aider à distinguer différents régimes de lectures pour ces signes. L’importance du déchiffrement dans le rapport au lieu soulignée par J. Nègre aurait également pu être développée au regard d’analyses sur le(s) point(s) de vue. En effet, le premier chapitre de L’Arpenteur vagabond y fait indirectement référence en parlant de la vue de l’état du Massachussetts offerte au regard depuis le sommet du mont Wachusset où Thoreau parle d’une « bird’s eye view » que J. Nègre traduit par « le point de vue de l’oiseau » (p. 79). La problématique du point de vue propose un déplacement épistémologique constitutif de la pratique cartographique de Thoreau et de son rapport à l’espace qui semble en effet nous inviter à déplacer notre regard, à interroger le point de vue de l’observateur et à suggérer – bien plus qu’à révéler – une expérience nouvelle de perception du monde :
Bon connaisseur des étoiles, Thoreau sait que, pour apercevoir les astres les moins brillants, il faut les regarder « du coin de l’œil » (p.226‑227). La chose est aussi vraie pour l’espace de la Nouvelle‑Angleterre : ce n’est qu’en le regardant ainsi « de biais » que l’on parvient à le voir véritablement. (p. 103)
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