La vérité poétique : un horizon d’attente ultra‑moderne ?
1Poser la question de la vérité poétique chez Baudelaire est une double gageure. D’abord, parce que le rapport baudelairien à la vérité est à peu près nul, aux dires du poète dans « Les Fenêtres » (« “Es‑tu sûr que cette légende soit la vraie ?” Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?1 »), comme aux dires du traducteur et critique de Poe qui établit une distinction nette entre art et vérité : « L’Intellect pur vise à la Vérité, le Goût nous montre la Beauté, et le Sens moral nous enseigne le Devoir2 ».
2Régine Foloppe désamorce efficacement cette première difficulté de la pensée baudelairienne, par une lecture vigilante du théoricien de l’art : elle met en évidence la préoccupation morale constante de Baudelaire, laquelle assure le lien, indirect mais vital, du poétique et du vrai : « Outre celle de l’art, avec laquelle elle fonctionne en tension, aucune préoccupation n’est plus prégnante que celle de la morale dans l’œuvre baudelairienne » (p. 56).
3Cette tension entre art et morale apparaît comme une reformulation globale de ce que tous les baudelairiens cherchent à saisir : Edward Kaplan le nomme « combat personnel pour faire co‑exister compassion et esthétisme fervent3 » ; Patrick Labarthe y voit « une parole où la densité de l’expérience ontologique est inséparable des avatars et des tensions d’une rhétorique spécifique de la mélancolie4 », par exemple.
4Ce relâchement du lien entre poétique et vérité, par le biais d’une préoccupation morale, fait de la vérité poétique une question tout à fait essentielle dans la transformation profonde du régime poétique au cours de ce xixe siècle auquel Baudelaire participe et que nous nommons volontiers aujourd’hui, sur son conseil, « modernité ». R. Foloppe a pris le risque d’une question délicate dont la difficulté provient autant du poète étudié et de sa légende biographique, que Claude Pichois et Jean Ziegler nommaient sans équivoque la légende Baudelaire5, que de la récupération a posteriori d’une certaine conception de la modernité poétique et de la vérité qu’elle contient, ou à tout le moins qu’elle peut contenir.
5L’auteure pose alors davantage la question du pouvoir de vérité de la poésie baudelairienne que de la nature de cette vérité poétique. Autrement dit, elle interroge le pouvoir transcendantal du dire poétique dans le contexte d’une refondation profonde du genre dans le siècle de l’avènement du roman, au sein de décennies qui échappent à la critique : ni classiquement romantique, à peine parnassienne et pas encore symboliste, cette période est nommée par Paul Bénichou, dans sa synthèse sur le Romantisme français6, la « génération Baudelaire ». La question de ce que peut la poésie rapproche l’étude de R. Foloppe des travaux de Jérôme Thélot, en particulier de son étude intitulée Baudelaire : violence et poésie7.
6L’ensemble de l’ouvrage retrace ce questionnement sous la forme d’une enquête pourtant définitoire de la vérité poétique en regard de l’œuvre baudelairienne. Ni absolue, ni positive mais fondamentalement morale et subjective (chapitre 1, p. 19‑101), la vérité poétique de Baudelaire est un passage en force du réel dans le langage (chapitre 2, p. 103‑176 et chapitre 3, p. 177‑252), qui fonde une esthétique neuve dans laquelle s’amorce la crise du vers (chapitre 4, p. 253‑335), si bien que la vérité poétique dépasse la question de la forme textuelle au profit d’une morale baudelairienne (chapitre 5, p. 337‑442).
L’interrogation poïétique
7R. Foloppe expose très clairement son hypothèse de travail : « Baudelaire met en œuvre le passage vers une poésie qui, pour s’interroger désormais profondément sur elle‑même […] exige, engendre et renouvelle sans cesse son propre foyer de vérité, au‑delà de tout système » (p. 14). Sa méthode la rapproche encore de J. Thélot, « faire confiance à Baudelaire8 », c’est‑à‑dire proposer une lecture minutieuse de toute son œuvre, et pas seulement des recueils. Mais cette confiance trouve sa limite dès le premier chapitre : la contextualisation de l’œuvre baudelairienne, et notamment l’étude de son héritage romantique, semble trop rapide pour permettre un éclairage précis du vrai baudelairien (p. 20‑30). Le premier chapitre aboutit alors à la conclusion très lâche d’une vérité poétique qui, chez Baudelaire, n’admet qu’un lien partiel avec le vrai de l’introspection radicale que le poète préconise dans son article sur Théophile Gautier (« La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle‑même9 ») :
La vérité liée à la profondeur douloureuse du sujet s’avère […] opérante, au sens d’un cheminement ou d’un lieu de transmutation. […] Le danger, au niveau artistique, se situe plutôt, comme l’indique par exemple la série ironique des « Spleen », dans la tentation d’une culture artificielle des sentiments extrêmes, c’est‑à‑dire d’un dédoublement du moi vers une séduisante acuité où la maîtrise du mensonge vaut pour vérité (p. 98).
8S’il n’est pas certain que la série des « Spleen » puisse être aussi rapidement qualifiée d’ironique l’ironiste admettant une part d’idéalisme selon Pierre Schoentjes10 , R. Foloppe livre ici une réflexion pertinente sur le décalage baudelairien du statut du lyrisme, du vrai vers l’artifice, qu’il serait intéressant d’explorer.
9Que le sujet lyrique devienne chez Baudelaire « une donnée contrastée, conflictuelle, où se joue une vérité humaine pluridimensionnelle, qu’on ne saurait réduire au naturel, à la spontanéité », interrogeant indirectement l’héritage du fantasme romantique d’un « échange limpide d’une âme à une autre » (p. 101), cela est entendu. Mais de quel lyrisme parle‑t‑on ici ? En se référant à Walter Benjamin qui fait de Baudelaire « un poète lyrique11 », il semble que R. Foloppe réduise, malgré elle, la portée de ce lyrisme, en le limitant à la binarité vrai / faux : « Benjamin invite donc à voir dans cette expression de l’intime, […] un conflit fondamental […] où peut s’incruster, comme un germe vivace, un rapport du vrai au faux » (p. 101).
10Cette limitation est d’autant plus frustrante que les analyses de R. Foloppe sur le signe baudelairien, et sur son rapport à l’artifice, sont d’une grande précision :
Par ce déplacement symbolique, le poème apparaît comme l’opération par laquelle le poète doit faire passer la langue de sa réalité (connue) à sa vérité (inconnue). Bien plus que tous les motifs qu’on a pris pour arguments (la ville, la foule, l’ère industrielle…), cet aspect nous semble fonder définitivement un point clef de la modernité baudelairienne, au sens où la langue même devient sujet (p. 120).
11Dans ces conditions, le lyrisme ne deviendrait‑il pas un artifice de cette langue devenue sujet, de telle sorte que l’accès à une vérité inconnue de la langue passe par un double mouvement d’effondrement du vrai lyrique : centrifuge par l’éclatement du sujet lyrique débordant le je textuel, et centripète par l’implosion du je poétique débordant le sujet créateur ?
12Que le lecteur ne s’y trompe pas : le second chapitre consacré à l’étude du présent baudelairien, signe et signification, est extrêmement stimulant, et Régine Foloppe y fait preuve d’un esprit d’analyse certain, notamment lorsqu’elle indique quelques caractéristiques de cette vérité baudelairienne :
si elle peut être drainée, gainée par le silence, jamais la vérité poétique baudelairienne n’est celle de l’indicible ou d’une puissance sensitive sauvage, sans verbe. Contrairement à des conceptions qui lui seront postérieures, le poème baudelairien ne ramène donc ni le monde, ni l’homme à un hypothétique état d’avant la langue où régnait l’unité. Au contraire, l’image, le symbole baudelairiens, d’une part recèlent des principes de division, d’autre part sont chargée d’une antériorité (p. 176).
13Ce lien fort entre vérité et langage, entre poétique et poïétique, provient sans nul doute de la pensée religieuse de Baudelaire, que R. Foloppe choisit de tenir à distance de son étude : cette prudence, qui semble somme toute en accord avec sa volonté d’une contextualisation sommaire des influences de Baudelaire, arrête un peu tôt la réflexion. Puisque Joseph de Maistre lui a « appris à raisonner12 » et que le « beau moral » s’afflige du spectacle du vice13, il aurait été intéressant d’explorer la piste de la hantise du péché originel dans la pensée et la poétique baudelairiennes, hantise qui fait de cette langue, devenue sujet en quête de sa vérité, une transgression du verbe, suivant le judicieux rappel de Jean‑Michel Maulpoix dans Du lyrisme, selon lequel toute parole dérive du Verbe puisque « selon la tradition biblique, toute écriture est fondée sur la parole divine14 ».
Une épiphanie toujours repoussée
14Ce parti pris « moderniste » de l’approche de R. Foloppe, s’il peut frustrer un certain nombre de lectrices et de lecteurs, n’est bien sûr pas infondé et son troisième chapitre consacré à l’étude de l’esthétique baudelairienne en fournit une preuve efficace. Cette « confiance en Baudelaire » s’avère tout à fait pertinente dans une telle perspective et la grande attention de R. Foloppe à l’égard de l’architecture des Fleurs du Mal témoigne de sa vigilance au contexte, non pas d’écriture, mais de lecture, dans une démarche herméneutique très à propos :
Ce n’est donc qu’en termes d’individualité, mais également d’aléatoire et d’abandon (« involontairement ») que le rapport entre le fugitif et le permanent s’établit. Cette place de l’incontrôlable, étroitement liée à celle du fugace, constitue d’ailleurs selon nous le point culminant d’une esthétique pour laquelle l’idée de vérité, non seulement intègre l’inconnu éphémère, mais le désire comme ce qui la complètera, l’agrandira, sans jamais définitivement la combler, la finir, la laissant par‑là vivante à tout jamais (p. 202).
15À l’image de la muse familière et vivante qu’il appelle au terme du Spleen de Paris15, la vérité de Baudelaire est cet objet langagier éternel et insaisissable qui échappe irrémédiablement au poète et déborde inlassablement le poème, par la subsomption du hasard et de l’artificiel, par un travail de la langue qui s’opère dans l’acte créateur. R. Foloppe en déduit, avec raison, que la vérité poétique de Baudelaire est celle qui reste à advenir, « celle qui nous attend sans relâche » (p. 442), dans une perspective somme toute blanchotienne, qui rapprocherait son propos de celui d’André Hirt (Baudelaire Le monde va finir16), dans la pensée commune d’une vérité, ou d’une catastrophe, les deux étant porteuses d’une révélation, toujours différée.
16À cet égard, son propos sur les deux niveaux de « conscience dans le mal », où l’on retrouve ce double mouvement contraire, propre à l’homme des foules, de sortie et de retour à soi, est extrêmement instructif. « Le point culminant d’une telle esthétique » s’avère être « un creux » (p. 219) : toute la négativité de la vérité poétique baudelairienne est comprise dans cette formule.
17Cette perspicacité quant à la vérité négative de Baudelaire est particulièrement bien exposée dans l’avant‑dernier chapitre, tout entier dévolu au « dernier Baudelaire » du Spleen de Paris, d’une part parce que la lecture de Baudelaire en père de la modernité y fait davantage sens que dans le recueil versifié où l’héritage romantique est plus prégnant, mais aussi parce que R. Foloppe explore deux éléments centraux de la poétique baudelairienne, à savoir l’altérité, qui apparaît constitutive de son lyrisme, et la géométrie de Baudelaire, constitutive de sa « phrase poétique », qui peut « imiter […] la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; […] suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag17 ».
18R. Foloppe mène dès lors une réflexion double sur la vérité poétique : rhétorique, elle s’intéresse ainsi à « une énonciation en étoile » (p. 286‑308) dont elle explique minutieusement les mécanismes et les effets poétiques ; éthique, elle met en lumière la morale de Baudelaire dans laquelle la question du vrai et de sa valeur détermine bien plus son rapport à l’œuvre poétique qu’à la vérité qu’elle ferait advenir :
L’absence de contrainte de lecture […] exaspère […] la dynamique d’une vérité poétique qui ne doit plus rien ni à quelque disposition visible, ni à une fidélité discursive, et soumet le lecteur, en aval, à une prolifération aussi infernale qu’excitante du signe et de sa fiabilité : la poésie moderne est née (p. 303).
Crise lyrique : vérité poétique & sincérité romantique
19Le dernier chapitre de l’ouvrage réunit toutes les qualités, mais aussi les limites, du travail engagé jusque‑là. L’étude du « théâtre Baudelaire » (p. 338‑356) est très stimulante : R. Foloppe éclaire plusieurs éléments de la prose baudelairienne et montre bien que le théâtre se présente comme un réservoir d’artifices et d’objets faux pour le poète. Mais l’auteure amoindrit simultanément la portée du lyrisme baudelairien et la facticité assumée de la théâtralité en les renvoyant dos‑à‑dos comme preuves d’un traitement différent mais non opposé de la réalité, altérée par la poésie, augmentée par le théâtre :
Autrement dit, mieux que tout élan lyrique ou mystique, l’« hypocrisie » de l’acteur, nous renvoie directement à nous‑même, à notre sens avéré du faux, ainsi qu’à notre plaisir finalement assez vite superficiel de le partager (p. 341).
20La réflexion sur le comique et la joie baudelairienne relève de la même logique : très fournie en commentaires de textes, elle propose un itinéraire de lecture qui ne conduit cependant qu’à trois conséquences assez convenues. R. Foloppe affirme que la parole poétique baudelairienne, « plus émancipée et plus apte » (p. 421), ne relève pas d’une vérité philosophique ; que cette vérité poétique relève d’une pensée analogique si bien qu’elle devient « vérité métaphorique » (p. 424) ; et que la recherche baudelairienne d’une vérité poétique accidente « les enjeux du lyrisme » (p. 425).
21L’auteure pose alors un corollaire à la question cruciale du pouvoir de vérité poétique dans son étude finale du « don poétique », celui du pouvoir véritable de la poésie. Malheureusement limitée par son parti‑pris moderniste, la réflexion s’ouvre par cette observation radicale :
Vecteur émergeant et puissant de vérité pour les romantiques, le lyrisme, qui est confiance en une transmission, un don franc, s’ouvre donc soudain, à travers Baudelaire, au rire, à la raillerie, comme à un risque de maladie grave, à ces saccades, qui troublent et rayent irrémédiablement l’assurance d’une confidence fluide, unie dans l’empathie comme une évidence, de sincérité à sincérité, universelle (p. 426).
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22En réduisant le lyrisme romantique à la « sincérité expressive » que Nicholas Manning définit comme « le mythe de la transparence discursive18 », Régine Foloppe présente le don poétique comme étant exclu des cadres rhétoriques et communicationnels, comme de celui de la rédemption, ou à tout le moins comme un don qui les déborde tous trois, pour affirmer que le décalage baudelairien du statut du lyrisme procède « au‑delà de toute subjectivité biographique, évitant le possessif, ou l’impudeur d’une destinée individuelle » (p. 440). C’est oublier un peu vite que le statut du lyrisme dans le romantisme avant Baudelaire n’est pas si stable d’une part, et que l’esprit de « maître mystificateur » caractérise Baudelaire d’autre part : sa « destinée individuelle » le préoccupe tout autant que les poètes de son siècle bien que, par pudeur ou par espièglerie, il ne le signale qu’implicitement et discrètement. Walter Benjamin l’avait bien compris, pour qui le « poète lyrique » est « enchâssé rigoureusement dans le xixe siècle19 ».