Un carnaval de concetti fin-de-siècle.
1Coulé dans le vif-argent des mots d’esprit, serti de perles spirituelles, émaillé de cristaux d’absurde, c’est un bijou d’humour que Françoise Dubor nous fait découvrir. Exemplaire de la remise en question à la fois ludique et subversive du langage à la fin du dix-neuvième siècle, le monologue fumiste cristallise l’humour démystificateur d’une époque, qui cultive l’absence de sens qui fait sens, les déconstructions des structures de la pensée, la sophistication d’une anarchie logorrhéique. Cette anthologie nous propose une sélection de ses gemmes les plus recherchées.
2Ce tissu de concetti, de jeux de mots motivés par le seul plaisir, en toute gratuité logique, connut un succès considérable dans la société des deux dernières décennies du siècle : de toutes les soirées, de tous les fêtes, le monologue était très « bath », aurait dit une célèbre cocotte, chez le bourgeois. Or, comble de l’ironie, sous le plan lisse et spécieux de sa surface, c’est une véritable petite bombe hérissée de pointes railleuses qui se cache. L’humour à deux temps est en effet la cadence que suit cette danse des mots. Mais qu’est-ce exactement qu’un « monologue fumiste » ? Dans une précieuse introduction, Françoise Dubor propose quelques éléments de poétique et d’histoire littéraire d’un genre qu’elle définit comme « une pièce en soi, toujours comique, courte, à un personnage » et « au rythme nécessairement rapide », obéissant « à un régime oxymorique ».
3Si « ses contemporains attribuent la paternité du genre à Charles Cros, de manière aussi unanime qu’erronée », il faut remonter au Moyen-Age pour retrouver les origines du monologue dramatique ; proche de la farce par ses personnages-types, ne requérant aucun accessoire, le genre monologique ressortit à « une forme de théâtre populaire qui s’exerce essentiellement dans les foires » et se concentre, « dès cette époque, […] sur la parole du personnage, qui se livre à une harangue aussi généreuse que vaine. »
4La vérité historique restituée, l’auteur rappelle toutefois l’anecdote célèbre et longtemps considérée comme fondatrice du genre, celle de la récitation du Hareng saur par son auteur, « poème absurde, autant que possible, non pas dramatique » devant un célèbre comédien : « aux confins d’une soirée joyeuse, Cros récite Le Hareng saur sur un ton détaché et sérieux ; il provoque l’hilarité générale de l’assemblée dans laquelle se trouve le comédien Coquelin cadet. Ce dernier demande à Cros d’écrire pour lui de nouveaux textes. Les débuts du monologue dramatique naissent de ce couple modèle : un auteur et un comédien ». Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, le monologue dramatique est en effet une performance reposant un jeu de décalage entre le ton et le propos et ressortissant à une esthétique de la mystification et de l’association comique et subversive de l’hyperbole et de la viduité, typiques de la veine fumiste : « Le ton caractéristique de ces textes se conforme à l’esprit fumiste de l’époque : il allie l’absurdité et la nervosité et produit une frénésie dans le rire, peut-être due à un sentiment légitime de parfaite vanité. […] L’action dramatique s’anéantit dans un flot verbal qui semble ne devoir jamais tarir, et qui aurait pu aussi bien ne jamais commencer ». Mais comme le souligne l’auteur : « ils sont parfois dangereux, puisqu’ils touchent à un système de normes et d’idées reçues qui cimente la société de l’époque ». Ainsi, « [l]e monologue fournit la matière d’un spectacle exacerbé, thématisé dans sa littéralité, et il unifie finalement tous ses publics dans l’idéologie bourgeoise, dominante en cette fin de siècle, qu’elle ne cesse pourtant de dénoncer avec vigueur. On peut même dire que c’est là sa constante raison d’être. »
5À une époque, celle de la fin-de-siècle, de crise des genres, des représentations et partant du langage, on comprend la raison du succès de cette faconde brillante mais tournant à vide, qu’est le monologue. Toutefois, et comme le souligne justement Françoise Dubor, l’épure de la mise-en- scène tranche avec la surenchère que connaissent alors les arts (que ce soit au théâtre ou dans l’architecture, notamment avec les expositions universelles) ; cette simplicité dans les effets visuels tend à mettre en valeur autant qu’elle contrebalance les arabesques d’un discours qui se perd dans le labyrinthe du non-sens. « Théâtre et déraison » : c’est ainsi que Coquelet définit le champ opératoire du monologue.
6Par son rythme rapide, le monologue joue sur les coups d’éclat verbaux, les associations incongrues, bref sur l’effet de surprise immédiatement perceptible, non sur des effets subtils à rechercher dans les plis des mots ; « le monologue dramatique érige en valeur fondatrice sa dimension littérale », l’action prenant le pas sur la réflexion. Partant, la parodie, la caricature et l’incongruité, les formes dynamiques mais schématiques de la pensée, deviennent sa matière de prédilection. On retrouve les traits de l’esthétique fumiste, dont la pierre angulaire est la surprise, mais aussi la « néantisation ».
7La viduité corrélative à la logorrhée du genre monologique ébranle en effet les principes fondamentaux du langage, ses fonctions phatique et informative. Ainsi du personnage qui parle à un interlocuteur référentiellement vide, du discours circulaire, sans raison d’être, qui aurait pu fort bien ne pas commencer, de même que des références à la pantomime (soit dans les didascalies, soit dans les textes théoriques), qui ne cessent par ailleurs de rendre instables les frontières entre expression verbale et expression corporelle, comme s’interroge fort à propos Françoise Dubor : « le corps parlant (présenté naguère comme un « scandale ») ne vaut-il pas la pensée verbalisée ? ». Cette question nous paraît au cœur de la littérature fin-de-siècle, qui semble irrésistiblement attirée par Le Silence du texte, pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage de Jean de Palacio, souvent compensé par l’expansion du paratexte. Mais ce funambulisme verbal remet également en cause les fondements et du théâtre, en exhibant par la parodie ses ressorts éculés, et du genre monologique lui-même, par une spécularité que l’auteur qualifie de « geste suicidaire », un « miroir narcissique » qui se révèle l’amorce d’une autodestruction. En cela caractéristique de l’esthétique de l’époque, le monologue dramatique dissimule en même temps qu’il exhibe sous les procédés hyperboliques une inanité intrinsèque et universelle. L’expression hyperbolique du néant, miroir d’un monde saturé de vide.
8La palette monologique que propose l’auteur se compose de huit registres : « Types ineptes », « Représentations artistiques », « Monologues », « Vaudeville », « Problèmes de couples », « Société », « Citadins et Provinciaux » et « Inventions ». Nous nous ne pouvons résister au plaisir de partager un passage d’une de nos pièces préférées, qui nous semble donner le « la » de l’ensemble du recueil :
9« Ah ! de ma vie je n’ai vu un drame charpenté comme celui-là ; c’est étonnant, émotionnant, ébouriffant. Jugez vous-mêmes… D’abord, au lever du rideau, car je ne vous cacherai pas plus longtemps que le rideau se lève, une jeun fille est en scène… du moins, c’est son père qui est en scène. Il a l’air fatal. On sent qu’il va commettre un crime. Il s’assied… sombrement. La jeune fille gaiement… non, c’est la bonne qui entre… Elle parle bas avec le père. On n’entend rien, mais on voit le chef d’orchestre qui s’agite furieusement.
10Les violoncelles en font autant… on les entend frémir d’horreur… et… tout à coup… pan ! la jeune fille est tuée… c’est poignant !
11Au second acte, on voit un commissaire… ou plutôt un homme que l’on croit être commissaire, mais qui n’est pas commissaire, il est si peu commissaire… que c’est un grand seigneur… déguisé. Ce grand seigneur, suivez-moi bien, c’est important. Ce grand seigneur, dis-je, est à la recherche de la jeune fille tuée par le chef d’orchestre… je veux dire par son père et par la bonne. » (Une première, André Lénéka et E. Matrat, 1890).
12Le monologue fumiste serait-il le one man show de la fin-de-siècle ? La formule peut faire sourire, le terme paraître trivial, sauf si l’on pense au maître contemporain du genre, Raymond Devos. Il suffit de lire à haute voix « Froid ! », « L’Homme navré » ou « L’unicoloriste » pour retrouver le rythme enlevé, les jeux de mots poussés à l’absurde, les contrepoints, les contradictions, bref : le pouvoir jubilatoire du langage ! Ajoutez à cela les linéaments d’une critique démystificatrice de la « bien-pensance », via l’exhibition des idées reçues, et se dessine la silhouette du genre monologique, tel que le célébrèrent les dernières décennies du dix-neuvième siècle et tel que nous le rend ce bouquet composé par les soins de Françoise Dubor.