Pertes et profits dans les fictions des Lumières
1Sous le titre Le Roman et les Échanges au xviiie siècle. Pertes et profits dans la fiction des Lumières, l’ouvrage de Florence Magnot-Ogilvy embrasse un corpus qui s’étend de la toute fin du xviie siècle à la Nouvelle Héloïse, période charnière pour la conception des échanges entre les crises économiques de la fin du règne de Louis XIV et l’émergence de l’économie politique à partir des années 1760. Cette charnière, la chercheuse l’étudie chez des auteurs consacrés (Montesquieu, Prévost, Marivaux, etc.), chez des minores (Courtilz de Sandras, Mouhy, Angélique de Gomez, etc.), ainsi que dans le discours de l’économiste Boisguilbert. Hétérogènes par leurs formes et genres (roman-mémoire, roman épistolaire, contes utopiques/dystopiques), les fictions choisies et le traité retenu ont en commun de représenter le « fait social total » qu’est l’échange sous les deux formes majeures du don ou du calcul d’intérêts, mais également de l’éthique aristocratique ou des opérations comptables, de l’action vertueuse ou des bénéfices de la bienfaisance. Tout le livre ne cesse de parcourir cette ligne de crête entre deux mo(n)des de l’échange, dont Marcel Hénaff (qui est peut-être la référence la plus importante bien que tacite de l’ouvrage) a montré qu’ils ne s’excluent pas1. Au contraire, F. Magnot-Ogilvy sonde leurs imbrications, leurs effets de brouillage ou de contamination ; elle débusque les dissonances entre les formes des discours et leur contenu ; elle expose l’opacification des relations humaines soumises au jeu de métaphores marchandes, et la résistance de la fiction aux mythes de l’équilibre qui accompagnent l’invention de l’économie politique. Elle est attentive aux situations marquées par l’inégalité des rangs, des fortunes ou des genres, que l’échange entérine, compense ou restaure. Plus spécifiquement, elle étudie « la manière dont les modalités d’énonciation propres au roman contribuent à explorer la question des échanges inégaux » (p. 20). Pour F. Magnot-Ogilvy, l’« incarnation en personnages », la « mise en intrigue », les « différents registres et univers de fiction » (p. 20) ne se résument pas à des catégories littéraires d’analyse. Ce sont les instruments d’une dénonciation des « dysfonctionnements des échanges » (p. 33) qu’elle pointe du doigt avec précision, profondeur et détermination.
« Faire entendre : déséquilibre des échanges et effets de voix »
2Sous ce titre, Magnot-Ogilvy regroupe trois textes : le Factum de la France (1707), traité d’analyse économique par Boisguilbert, le roman-mémoire historique Mémoires de M. Le marquis de Montbrun (1701) de Courtilz de Sandras, et enfin les Lettres persanes (1721) de Montesquieu. Pour la chercheuse, derrière leur hétérogénéité réelle, ces trois textes ont en commun de « faire entendre un discours critique à l’égard de ce qu’ils considèrent comme un dysfonctionnement des échanges » (p. 33).
3Commencer avec Boisguilbert est un choix original, ce dernier n’ayant (à notre connaissance) jamais fait l’objet d’études littéraires. Rappelons qu’entre 1695 et 1707, il publia différents mémoires sur les moyens de rétablir les revenus du peuple par la suppression de certains impôts. C’est en outre lui qui aurait introduit l’idée d’un « ordre économique naturel dont le fonctionnement, à condition d’être libre, tend vers un équilibre spontané »2. Or ces textes, note F. Magnot-Ogilvy, sont aussi intéressants sur le plan de l’énonciation que de « l’énoncé […] des thèses et des remèdes qu’il[s] préconise[nt] » (p. 42). Dans le Factum de la France (1707), elle relève ainsi la présence d’énonciateurs pour le moins surprenants : des morts, des fous ou des enfants. Ces derniers introduisent « une variation des points de vue sur les échanges inégaux et leurs causes » (p. 50) et questionnent la rationalité du monde. À chercher le profit au-delà de toute mesure en écrasant les pauvres d’impôts, les riches et les puissants ne mettent-ils pas en péril la survie de ceux-là même dont leurs richesses dépendent ? N’est-ce pas là folie ou, dans le langage du xviiie siècle, « extravagance » (p. 49) ? Poser la question, c’est évidemment y répondre. Ce retournement est toutefois plus dramatique qu’il n’y paraît, car la logique de la prédation se révèle, sous la plume de Boisguilbert, être une erreur de calcul autant qu’une faute morale. Faut-il en conclure que la justice dans l’échange relève du seul intérêt bien compris ? C’est là l’une des questions inquiètes que F. Magnot-Ogilvy pose d’un bout à l’autre de son essai. Et la question est d’autant plus dérangeante que la morale janséniste, dont la chercheuse rappelle l’influence sur Boisguibert, pose que « c’est la raison naturelle, restée à l’homme après la chute, qui peut éclairer l’amour-propre et le faire servir les autres en lui dévoilant que c’est dans son propre intérêt » (p. 38).
4Cette réflexion se retrouve dans la lecture proposée des Mémoires de M. le marquis de Montbrun de Courtilz de Sandras, qui donnent à entendre la « voix blanche » d’un narrateur sans émotions, qui n’éveille nulle sympathie, et aborde « les échanges avec autrui à la lumière d’une rationalité quasi mathématique », entraînant le lecteur « dans une vision du monde qui réduit tout échange avec autrui au calcul » (p. 63). En l’occurrence, tout tourne autour de paris biaisés. Là où les mises excessives lors de jeux de hasards signalent un détachement aristocratique par rapport aux biens que l’on est prêt à perdre, les jeux d’adresse — en particulier le jeu de paume — ouvrent de nouvelles possibilités d’enrichissement. Ainsi, se donnant pour plus mauvais compétiteur qu’il n’est, le narrateur laisse les paris contre lui s’accumuler avant de battre ses adversaires au moment voulu et de rafler la mise. Le calcul remplace donc le hasard dans ces « mémoires » où les gains ne se paient qu’« argent comptant ». Et l’enfant naturel d’une pâtissière et d’un noble, enrichi par le sport et les paris, finira par acheter la reconnaissance de son père, payant au prix fort le droit de porter son nom.
5Après les « témoignages » de Boisguilbert et la « voix blanche » du narrateur de Courtilz, c’est la polyphonie et le dialogisme que F. Magnot-Ogilvy met au centre de sa réflexion sur les Lettres persanes. La démarche reste celle qui caractérise tout l’essai, à savoir la confrontation entre des énoncés (en l’occurrence sur l’actualité économique et financière) et leurs énonciations (marquées par des effets de distanciation et de déréalisation) (p. 103). En ce qui concerne la banque et la banqueroute de Law en 1720, la chercheuse souligne tout particulièrement l’encadrement satirique, l’enchâssement des paroles et les parodies mythologiques qui font en dernier lieu éclater la contradiction entre légalité et justice, entre lois positives et lois morales : « les échanges entre hommes ne sauraient être régulés seulement par le respect des contrats et des droits économiques, ni réduits à l’exactitude comptable » (p. 107), conclut-elle. Et si l’exactitude ne compense pas l’injustice, c’est que le tragique couve derrière la satire. Dans sa lecture du « roman du sérail », F. Magnot-Ogilvy met au jour, à la suite de Christophe Martin, une véritable « “économie” libidinale » (p. 108)3 et sacrificielle. Car si les eunuques sont littéralement hantés par l’idée du dédommagement, la chercheuse montre qu’une « chaîne sémantique secrète » parcourt le texte dont le sens est précisément de « critiquer la rationalité de l’idée d’une coupure qui pourrait être dédommagée, transformée, positive » (p. 110).
« Compenser. Grammaire narrative et rééquilibrage des inégalités »
6C’est autour de la notion de compensation que s’organise la deuxième partie de l’essai. Si l’on retrouve ici une thématique mise en lumière par Jean Svagelski en 1981 dans un livre trop peu lu, L’Idée de compensation en France 1750-1850, le projet de F. Magnot-Ogilvy est surtout d’éclairer la façon dont des intrigues romanesques mettent en œuvre une récupération « de tous les éléments de la “dépense” à la fois poétique (au niveau de la narration) et économique (au niveau de la diégèse) […], visant à faire du dénouement un solde des comptes narratifs, dont plus aucun reste ne subsiste. » (p. 117) Elle confronte donc le « mythe ou l’idéal de tout discours économique », qui n’est autre que l’idée de « compensation horizontale harmonieuse » (p. 117), au parcours de personnages bénéficiaires de différents types de rééquilibrages par le biais de la charité ou de la philanthropie, de mariages disproportionnés ou d’adoptions.
7Le premier texte abordé est Le Financier (1735) de Mouhy, qui met en scène un personnage de « saint moderne habité par la passion de la bienfaisance » (p. 126). La chercheuse souligne toutefois que ce dernier n’acquiert au fil des plus de mille pages du récit aucune épaisseur, se trouvant même progressivement déréalisé et réduit à un simple principe redistributeur. À ce titre, Mouhy « devance donc un mouvement qui se développe surtout à partir des années 1760, celui d’une contamination de la comédie morale par l’économie politique, processus qui s’accompagne d’une consolidation du lien social autour d’une Providence laïcisée et qui sera progressivement transformée en bienfaisance compensatrice » (p. 127). En d’autres termes, mettant en scène un philanthrope engagé dans différentes pratiques de bienfaisance anonymes, Mouhy imagine un « État-providence » avant la lettre ; en tant qu’il ne présente cette bienfaisance que sous la forme du don, il ne fait toutefois qu’entériner un état de fait et une situation sociale par essence inégale. C’est là en dernier lieu la tension non résolue du roman, conduisant à de nombreuses situations de brouillages dans les échanges.
8Après le thème de la bienfaisance, c’est celui du mariage disproportionné et de la reconnaissance d’enfants qu’aborde F. Magnot-Ogilvy dans L’Enfant trouvé de Gomez, paru dans le recueil des Cent nouvelles nouvelles (1732-1735). Ce conte peut se lire comme un véritable cas d’école de double compensation où une orpheline abandonnée sans biens éveillera la passion d’un homme riche, prêt à engager pour elle les dépenses nécessaires et à affronter la désapprobation de ses pairs. C’est compter sans la magie du conte où l’orpheline se révèle être la fille perdue du meilleur ami du futur époux. Une telle intrigue romanesque, note la chercheuse, colmate en dernier lieu « la brèche » ouverte par la passion. Là où l’on se préparait à un « mariage exogame et disproportionné », on assiste en fin de compte à une union « parfaitement endogame » (p. 138), et donc à la réduction de la portée idéologique de l’histoire : « la dépense » se trouve en effet rentabilisée « puisqu’un personnage apparemment nouveau, vient occuper la place d’un personnage qui appartenait déjà à la caste des protagonistes mais qui était accidentellement manquant » (p. 138).
9Tous les rééquilibrages ne sont pourtant pas aussi aisés. Dans Les Illustres françaises de Challe (1713), on trouve certes des histoires qui en comportent ; mais à considérer le roman en entier, ce sont les déséquilibres qui dominent. Par l’analyse serrée du parcours de personnages choisis, F. Magnot-Ogilvy met en lumière une structure de substitution à l’œuvre à tous les niveaux, autant qu’une conception des richesses comme nécessairement finies et devant faire l’objet d’un partage entre les personnages. Cette vision renvoie d’une part à la compréhension mercantiliste des échanges comme un jeu à somme nulle, et souligne de l’autre leur dimension agonistique. C’est dire que la croissance d’un personnage s’accompagnera nécessairement du déclin voire du sacrifice d’un autre, dans un monde marqué par la rareté des ressources et des places, où l’enfant pauvre accédant à la richesse est soupçonné de prendre la place légitime d’un autre. La dépense n’est plus ramenée dans le cercle optimiste du conte, elle ouvre ici à un dispositif universel et funèbre de substitutions.
10Entre l’optimisme des échanges qui émerge de la fable de Gomez et leur tragique tel que le représente Challe, Marivaux ne tranche pas. La Vie de Marianne étant demeuré inachevé, le sens en reste suspendu. L’histoire de Tervire en revanche, sur laquelle se penche tout particulièrement F. Magnot-Ogilvy, se trouve clairement du côté du tragique des échanges. Si le monde est « fondé sur l’idée d’une équivalence et d’une interchangeabilité des individus » (p. 164), ce n’est pas seulement à l’univers mental du mercantilisme qu’est confrontée la seconde héroïne du roman, mais, plus fondamentalement, à ce que Louis Dumont a analysé dans Homo aequalis comme l’émergence d’une logique individuelle, elle-même issue d’une modification de l’économie mettant les personnes en situation d’égalité formelle4. Magnot-Ogilvy note que « s’impose dans l’univers de Tervire […], la vision d’une collection d’individus substituables » (p. 165), le déclin de l’héroïne marquant en outre le passage au second plan de la chaîne dynastique au profit de la chaîne économique « qui lie les individus en fonction de leur dépendance matérielle les uns envers les autres » (p. 165).
« Récupérer : les logiques de récupération à l’épreuve de la fiction »
11La troisième partie de l’essai tourne autour de la question de la destruction, de l’engloutissement et du sacrifice, qui hante la littérature de la première partie du siècle et que la fiction tente de conjurer dans des « logiques de récupérations ». Le choix de textes est une fois de plus très hétérogène, puisque l’on y trouve une série de « contes et de fictions utopiques » (p. 177) datant de la première décennie du xviiie siècle, l’immense roman Cleveland (1731-1739) de Prévost, et enfin La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, contemporaine de la première grande vogue de l’économie rurale.
12Fort peu étudiés, les contes traités ont en commun de mettre en scène des tempêtes, ces événements narratifs incontournables des récits du xviiie siècle dont le moindre paradoxe n’est pas d’être extrêmement « productif[s] sur le plan esthétique » (p. 178). Or si la catastrophe est en elle-même déjà « productrice d’histoires et d’aventures », elle donne encore « l’occasion d’orchestrer une conjuration de la perte, à travers la mise en place d’un dispositif de récupération sous-marine », comme cela est le cas dans L’Île de la magnificence (1699) de Henriette-Julie de Murat (1699) et dans Le Magasin des naufrages (1712/17130) d’Antoine Hamilton, voire extra-terrestre dans Les Aventures de Pomponius (1724) de Prévost. Selon F. Magnot-Ogilvy, les sauvetages de biens et de vies mis en scène dans ces fictions ne sauraient toutefois être réduits à des conversions univoques du négatif de la destruction en positif de la récupération :
L’euphorie rééquilibrante d’une fiction représentant une réparation-récupération-résurrection possible n’est qu’un leurre qui ne résiste pas à une analyse des textes dans leur détail et qui propose une critique de la logique marchande et utilitaire et de l’idée d’un remplacement toujours possible d’une chose par une autre ou d’un sujet par un autre. (p. 204)
13Ici encore, l’échange est donc inégal, et l’idéal d’équilibre économique se révèle être un mythe ou, tout du moins, un conte.
14Dans Cleveland, la chercheuse s’arrête en particulier sur les trois livres finaux qui constituent « une longue séquence de récupération de tout ce qui avait été perdu : les personnages perdus sont retrouvés, les torts sont dédommagés et réparés, les intérêts des uns et des autres sont finalement satisfaits. » (p. 215) Cette séquence coïncide avec les enjeux religieux du roman qu’elle replace dans le contexte des discussions jansénistes sur la morale comme autorégulation des intérêts divergents. Ainsi, la révélation chrétienne devrait fonctionner pour le philosophe anglais comme une « garantie de dédommagement », voire une « assurance contre la mort », incluant la grâce elle-même dans un système de comptabilité universelle. Mais cette fois encore, la récupération et la religion ne marquent pas tant une « sagesse nouvelle » du narrateur, une sortie par le haut des enjeux du roman, du monde et de ses aléas, qu’une mise en échec de tout système de récupération. F. Magnot-Ogilvy insiste sur l’aveuglement systématique du narrateur, obsédé par la « notion de profit dans les échanges et ignorant tout ce qui est de l’ordre des dommages collatéraux que le texte ne laisse pas ignorer au lecteur » (p. 206). Cet aveuglement va de pair avec le déploiement de métaphores économiques qui opacifient littéralement la communication entre les personnages.
15À l’horizon religieux et janséniste de Cleveland succède l’horizon politique et social de Rousseau. Là où les recherches sur l’économie politique chez l’auteur du Contrat social commencent à porter leurs fruits5, F. Magnot-Ogilvy se distingue une fois de plus par une analyse serrée des rapports entre énoncés sur l’économie et formes de leur énonciation. Ainsi, lorsque dans la lettre X de la IVe partie, Saint Preux décrit le fonctionnement de Clarens, il note qu’on y préfère des travailleurs connus de longue date à des saisonniers plus robustes mais de passage. C’est que l’on ne se contente pas d’un optimum de production à courte vue : des employés réguliers sont reconnaissants, fidèles, et travaillent donc mieux. La gestion du domaine inverse ainsi des pertes apparentes en un gain réel. Mais la question qui se pose ici est surtout celle de l’énonciateur : Saint Preux rend-il compte d’un calcul a priori de la part des maîtres de Clarens — qui se révèleraient alors de redoutables « managers de l’optimisation » guidés par l’intérêt bien compris plutôt que par le profit immédiat —, ou est-ce de la part du narrateur le constat a posteriori des conséquences positives d’une gestion vertueuse dont les effets seraient « par-dessus le marché » rentables économiquement ? Les deux lectures sont possibles. Et l’indécidable tient fondamentalement à la position de l’énonciateur qui brouille la distinction entre l’avant et l’après. Une chose est néanmoins certaine : chez Rousseau, malgré tous les correctifs moraux que l’on pourrait y apporter, l’échange équitable demeure impossible — ce qui anime en outre sa critique de toute forme de don compensatoire. Quelle que soit en effet la bienveillance dont Julie fait preuve, elle ne pourra jamais compenser une situation d’inégalité fondamentale. À vrai dire, l’inégalité est le symptôme même du déséquilibre qui caractérise la civilisation comme dépendance à l’égard d’autrui. Et de fait, au moment de sa mort, Julie dénoncera les vertus du don et du sacrifice comme les illusions de vivants contraints de croire à des mythes.
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16F. Magnot-Ogilvy a à son actif un certain nombre d’éditions didactiques remarquables6 ; elle s’adresse ici à un public de spécialistes. Les différents textes de fiction sont introduits de manière succincte, la plupart des notions complexes autour desquelles se construit la réflexion (échange, équilibre, optimum) donnent lieu, en guise de présentation, à des renvois vers la littérature critique ; quant aux principes d’économie politique dont elle étudie les rapports avec les représentations littéraires des échanges (mercantilisme, libéralisme, utilitarisme), ils font l’objet d’une présentation précise mais rapide dans l’introduction. C’est que, véritablement, ce sont des œuvres que se propose de lire la chercheuse, des œuvres dont l’articulation avec le discours économique est moins de lui « donner une forme et une lisibilité », que d’en souligner « les points aveugles avec les moyens qui lui sont propres, et notamment à l’aide des puissants effets du dialogisme romanesque » (p. 259). Et si l’analyse mobilise largement des travaux de recherche à la fois classiques (Mauss, Polanyi, Dumont) et récents (Pignol, Spector, Agamben, Vogl, Citton), elle ne se laisse pas enfermer dans un discours ou une théorie. Par ses lectures denses et pointues, c’est un rappel opiniâtre mais salutaire qu’elle semble vouloir faire entendre : les idéologies économiques les plus optimistes ne permettront probablement jamais d’éliminer l’inégalité, le sacrifice, la mort, ou, comme le dit Hénaff
d’en finir avec le don, d’en finir avec la dette. […] Pour que rien n’échappe au calcul des prix et au contrôle du marché ; pour que s’efface enfin l’idée même d’un hors-de-prix7.
17Ce livre d’une dix-huitièmiste s’inscrit donc dans une indéniable actualité, aux côtés de ceux de Barbara Stiegler méditant sur le néolibéralisme8, ou de Sandra Lucbert écrivant pour « déparler » les discours des DRH de France Télécom9. Comme elles, Florence Magnot-Ogilvy donne à lire, à penser et, opposant l’exercice de la lecture à l’univocité des mythes économiques, offre des moyens de résister.