Questionner un destin & son au‑delà
Bâtir
1L’illustration de couverture du dernier essai d’Anthony Mangeon, spécialiste de l’Amérique noire et professeur de littératures francophones à l’Université de Strasbourg, permet de saisir les temporalités multiples qui animent sa biographie du pasteur noir américain Martin Luther King, Jr. : le 16 octobre 2011, le Martin Luther King, Jr. National Memorial est inauguré au National Mall de Washington D.C., avec une statue en marbre blanc de neuf mètres de haut. Emblème symbolique — King est le premier homme noir honoré sur le Mall — et contraste des couleurs, ce portrait debout, figé dans la pierre, ne fait pourtant pas de lui un nouveau Roi Christophe1, mais incarne la reconnaissance historique d’un destin marqué au sceau de l’éthique et de l’action — comme le précise le titre de l’essai — ainsi que la présence renouvelée de cet homme dans notre xxie siècle : le pasteur et militant est inscrit dans une époque mais la transcende en s’extrayant de cette pierre blanche monumentale et en regardant au loin. Désiré après l’assassinat à Memphis, le 4 avril 1968, du défenseur des droits civiques des Afro‑Américains, le mémorial imposant n’a surgi que 44 ans plus tard ; quant aux récentes commémorations du 50e anniversaire de sa mort, en 2018, elles ont replacé au cœur de chacun l’actualité brûlante de la lutte des Afro‑descendants, sous la nouvelle bannière Black Lives Matter.
2Le portrait proposé par A. Mangeon, publié en février 2020 par les Éditions du Cerf, s’inspire de cette ubiquité pour offrir en neuf chapitres alertes et très documentés un cheminement qui, telles les niches du mémorial américain, pointe les étapes marquantes et significatives d’un homme dont la pensée, la détermination et la praxis sont des repères incontournables pour commenter le devenir des États‑Unis.
Interroger
3La biographie de 240 pages ciselées est construite à partir d’une série de questions, telles « Quel genre de pasteur était‑il ? », « Quel leader devint‑il ? », « Comment résumer sa pensée ? », « Quelle est sa postérité ? », offrant de façon pertinente toute liberté au lecteur de choisir un chapitre où sont proposées des mises en perspectives et des réflexions ciblées, alors même que la table des matières rend évidente la progression de la démonstration, menant d’une détermination individuelle à notre aujourd’hui globalisé. A. Mangeon ne prétend pas réinventer la vie du leader né en 1929 mais pose l’hypothèse que « sans l’assassinat de King, les États‑Unis d’Amérique auraient peut‑être évolué différemment, et notre monde avec eux » (p. 9). Cette proposition initiale motive dès lors une approche originale, favorisant l’immersion dans des contextes politiques et sociaux, ainsi que des actualisations questionnant le temps écoulé. De nombreuses références aux textes du pasteur, dont certaines nouvelles dans le champ français, permettent au chercheur une analyse précise de l’art rhétorique de King Jr., de la force de ses discours et prédications visant une réalisation dans l’action politique non violente. L’attention portée aux sources s’observe aussi à propos des multiples essais, tant en anglais qu’en français, consacrés à l’œuvre et la vie de Martin Luther King : de façon très synthétique et précise, A. Mangeon permet au lecteur de situer sa propre démarche tout en évoquant celles de ses prédécesseurs, souvent marquées par des prises de positions ou des intérêts divergents, jusqu’aux récupérations contemporaines, cela afin de nuancer le portrait du leader et mettre au jour des « détournements manifestes » (p. 195).
4Les questions posées par A. Mangeon refusent l’hagiographie et, en confrontant les témoignages et les interprétations, lui permettent d’observer autant la cohérence d’une pensée souvent critiquée, que des improbabilités évidentes : comment cumuler autant de responsabilités, à Atlanta ou Montgomery — « pasteur, militant, collecteur de fonds, conférencier, sans oublier ses devoirs d’époux et de père de famille » (p. 65) — alors que King est absent neuf jours sur dix ? Cette question faussement anecdotique permet de comprendre qu’un staff très conséquent œuvrait afin qu’il assure ses divers rôles professionnels, mais elle permet aussi de découvrir avec effarement qu’à la fin de 1958, Martin Luther King avait prononcé 208 discours et parcouru 250'000 kilomètres… et qu’en 1963, ce sont 350 discours et 440'000 kilomètres cumulés … (p. 58). Cette frénésie rend compte de son urgence à répandre son message chrétien contre la ségrégation, le racisme et l’injustice, une triade synthétisée par la notion politique de « désobéissance civile », théorisée par l’Américain H. D. Thoreau en 1849 déjà2.
5Cette profusion d’allocutions et de publications a aussi semé le doute quant à la production personnelle des discours de King, régulièrement accusé de plagiat. Pour A. Mangeon, auteur d’un remarqué Crimes d’auteurs. De l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature (Éd. Hermann, 2016), le pasteur a toujours pensé ses discours pour séduire des publics très divers sans prétendre à une pratique académique, en faisant de vastes emprunts, d’ailleurs significatifs de son érudition : « il ne s’embarrassait pas d’un retour à ses sources pour vérifier l’exactitude d’une citation ou l’origine d’une paraphrase » (p. 110), ce que l’on peut regretter évidemment. King a régulièrement récupéré les mots des autres, comme ceux de la Bible, mais cela n’a pas terni l’aura du prédicateur, car comme le rappelle A. Mangeon après avoir évoqué les divers penseurs qui ont inspiré ses convictions, l’Université de Boston, où King a soutenu sa thèse, a maintenu son titre honoris causa en considérant qu’il a « su s’approprier et mettre la théologie la plus sophistiquée au service de sa cause, plutôt que comme un intellectuel confiné dans la seule érudition académique. » (p. 112).
Lier
6L’essai d’A. Mangeon met en évidence une pensée autonome qui a rendu inséparables éthique et action non violente. Les diverses questions des titres de chapitre permettent de suivre les interactions de ces deux référents, spirituel et politique, qui associent le prêcheur à un évangélisme social (p. 139). Bien que King ait défini le pacifisme comme « un courageux affrontement du mal par la puissance de l’amour, avec la foi qu’il vaut mieux subir la violence que la commettre » (p. 140), il n’a pas hésité à mettre en cause l’Église chrétienne qui, selon sa célèbre Lettre depuis la geôle de Birmingham (1963), « dix‑neuf pages écrites dans l’isolement et le secret » (p. 122) sur du papier toilette et des coupures de journaux, a perdu sa fonction première, celle de soutenir les opprimés. L’articulation de sa pensée chrétienne et d’une philosophie de l’action s’incarne donc autant dans le Christ que Thoreau, mais aussi Gandhi et la lecture par ce dernier du Royaume des cieux est en vous de Tolstoï (p. 148). Sa nécessaire « révolution des valeurs » implique la transformation des hommes et des institutions, avec la conviction que la réplique violente à la brutalité est suicidaire (p. 160). Cet absolu a souvent fait de King une icône, en tant que penseur d’une théologie noire de la libération, mais a aussi été contesté par ses détracteurs, au premier rang desquels Malcom X, converti à l’Islam en 1948 et fondateur du Black Power, qui n’hésitait pas à le comparer à un « Oncle Tom » (p. 77). A. Mangeon, auteur en 2010 de l’imposant La pensée noire et l’Occident. De la bibliothèque coloniale à Barack Obama (Éd. Sulliver) met cependant en évidence que le pasteur baptiste a constamment asséné à la majorité blanche américaine que « la colère noire est au bord de son point de rupture » (p. 77) et que sa force rhétorique — si puissante dans sa Lettre de la geôle de Birmingham — a, pour convaincre, mobilisé « les symboles traditionnels du patriotisme étatsunien et fai[t] résonner le rêve américain d’un timbre nouveau » (p. 78).
Projeter
7Son adaptation diplomatique, son énergie folle et ses discours flamboyants — alliant une dénonciation du racisme, du militarisme et du capitalisme — n’auront pas suffi à King pour accélérer et imposer la reconnaissance des droits civiques à la population afro‑américaine. A. Mangeon illustre de façon significative ce constat déceptif par le processus de création d’un jour férié américain au nom du militant : rejeté en 1979, accepté en 1983, cette célébration n’a été reconnue par l’Arizona qu’en 1992 et cette même année le Ku Klux Klan, dirigé par Thomas Robb, a manifesté devant le Capitole du Colorado, pour s’y opposer… (p. 173). En fait, il aura fallu attendre l’an 2000 pour que tous les États l’intègrent à leur calendrier, en ajoutant certaines fois le même jour — le 3e lundi du mois de janvier, Martin Luther King étant né un 15 janvier — des commémorations stigmatisantes, propres aux anciens états confédérés du Sud…
8La biographie critique proposée par Anthony Mangeon allie avec talent les réflexions éthiques, philosophiques et politiques nécessaires à la saisie d’une figure essentielle du xxe siècle américain, tout en proposant des exemples qui en explicitent les enjeux jusqu’à aujourd’hui : les inégalités de santé et de revenus entre Noirs et Blancs restent détonantes — les chiffres de l’année Covid ne font désormais qu’appuyer ce bilan — Black Lives Matter est né en 2014 mais le décès de Georges Floyd le 25 mai 2020 ravive l’horreur des violences policières, l’élection de Donald Trump en 2016, sa non‑dénonciation des violences suprémacistes à Charlottesville en août 2017, ainsi que sa politique de discrimination au logement dénoncée dès 1973 ont incarné la crainte d’une résurgence d’un « fascisme américain », déjà formulée par King en 1968 (p. 202). Ces écueils significatifs d’un chemin à façonner encore, aux États‑Unis, sont essentiels pour saisir la puissance et la portée de Martin Luther King dont l’assassinat a cristallisé un siècle de ségrégation et d’inégalités. Comme le postulait le biographe en ouverture de sa réflexion, il n’est pas possible de penser les États‑Unis sans la présence de King, même quand cela se fait sur le ton de l’ironie : en réplique aux tee‑shirts vendus à l’occasion de l’investiture de Barak Obama en 2009, sur lesquels le premier président noir était associé à un portrait de King Jr., l’artiste soudanais Hassan Musa a détourné en 2015 la fameuse formule I have a dream (1963) en un I have a drone, afin de dénoncer la soi‑disant « guerre juste » d’Obama (p. 164), celle que le pasteur d’Atlanta a toujours récusée, sans compromis.
9Fondées en 1929, année de naissance de Martin Luther King, les Éditions du Cerf, « maison des cultes, des cultures et des civilisations », ont accueilli avec succès dans leur collection de biographies contemporaines ce portrait saisissant et passionnant, d’une lecture aisée et stimulante — accompagné d’une riche bibliographie, de repères chronologiques synthétiques, d’un glossaire et d’un appareil de notes — qui a été récemment sélectionné parmi les trois finalistes du Grand Prix de la Biographie politique du Touquet 20203. Anthony Mangeon fait résonner de façon originale et érudite la voix démultipliée d’un homme entier, disparu le 4 avril 1968 à 39 ans, mais dont l’écho accompagne nos débats contemporains, constamment placés sous le signe de l’éthique et de l’action.