Écrire après Auschwitz : de la quête d’une langue à la surconscience post‑mémorielle
1Épisode majeur de l’histoire du xxe siècle, la Shoah marque un tournant à la fois historique, politique et culturel. Cette coupure est au cœur de l’essai de Fransiska Louwagie, Témoignage et littérature d’après Auschwitz. Après une riche introduction qui rappelle les principaux enjeux et problèmes de la littérature testimoniale et d’après Auschwitz, la première partie de l’essai s’attache aux témoignages d’Antelme, Semprun, Kertész mais aussi à l’œuvre fictionnelle de Piotr Rawicz. Une seconde partie interroge la littérature d’après, à travers les œuvres de Perec, Federman, Raczymow, Wajcman et Michel Kichka.
2Le titre offre d’emblée un programme de lecture fondé sur deux pôles essentiels de cette littérature : les « œuvres‑témoignages1 » et la littérature d’après. Malgré leurs nombreuses différences, il existe des points de liaison entre les écrits des auteurs‑témoins et ceux de la génération d’après. En dehors de tout jugement normatif quant à la légitimité de ces textes, F. Louwagie rend compte de leur littérarité. Elle s’efforce de penser la coupure d’Auschwitz en tant que rupture culturelle, en revenant de surcroît sur la singularité de chacune des œuvres de son corpus, qu’elle inscrit comme « pied de touche » (TL, 2) de cette brisure. Elle ausculte la manière dont cette littérature questionne ses propres moyens et ses formes, en articulant les dimensions éthiques et esthétiques de l’écriture.
Penser l’apocalypse
3F. Louwagie se penche, dans un premier temps, sur les « œuvres‑témoignages », une notion qu’elle emprunte à Claude Mouchard dans Qui si je criais ? et qui désigne le caractère littéraire des différents témoignages étudiés. Selon elle, questionner la Shoah, c’est non seulement sonder la manière dont il est possible de l’interpréter, mais également explorer ses conséquences sur le présent et sur la condition humaine. C’est pourquoi les « œuvres‑témoignages » étudiées dans ce livre « nous confrontent à un questionnement du passé et du présent, de l’espèce humaine et de la mémoire, du langage et de l’écriture. » (TL, 1)
4L’un des fils rouges de la démonstration de F. Louwagie est la remise en cause de l’humanisme, qui traverse les œuvres. C’est ainsi que l’essayiste sollicite et analyse la seule œuvre de Robert Antelme, L’Espèce humaine, dans laquelle l’auteur « examine l’impact des camps nazis sur l’espèce humaine. » (TL, 51) En observant les dynamiques de puissance et d’impuissance d’un projet SS voué à l’échec par ses limites, le livre met en lumière la résistance des détenus et la « conscience irréductible » de leur appartenance à l’espèce humaine. On le sait en effet, chez Antelme, les marques de résistance des détenus, leurs signes d’indépendance ou les restes d’identité sont des preuves indéniables de leur humanité. Malgré l’horreur de l’expérience vécue, l’auteur conserve une indéfectible confiance en l’espèce humaine. Or, les penchants criminels de l’Europe démocratique2, comme le fut la Shoah, ont plus souvent brisé la confiance des Juifs envers l’espèce humaine. C’est pourquoi la vision humaniste d’Antelme n’est pas partagée par l’ensemble des écrivains‑témoins. Ainsi, l’interrogation sur l’espèce humaine est plus souvent synonyme d’une critique du monde contemporain. C’est ce qui amène F. Louwagie à ausculter l’œuvre de Schwarz‑Bart, mais également de Semprun et Kertész chez qui la critique du monde contemporain passe par la mise en place d’une frontière brumeuse entre les catégories de victimes et de bourreaux.
5En effet, dans Être sans destin, Kertész s’inspire de son expérience concentrationnaire pour analyser les rouages du totalitarisme (nazi et communiste, qu’il connaît en Hongrie). C’est au moyen de son protagoniste, György Köves, âgé de tout juste quinze ans, que Kertész inverse l’ordre du monde, en jouant du « contraste entre la beauté des SS et la déchéance des détenus dits “criminels”. » (TL, 163) C’est ainsi que le protagoniste accepte « naturellement » la logique du système concentrationnaire, tant et si bien que l’opposition entre victimes et bourreaux se floute. On peut à ce propos observer que Kertész avait déjà mobilisé cette posture transgressive dans un premier projet d’écriture, un roman inachevé intitulé Moi, le bourreau dans lequel, refusant le parti pris de la victime, l’auteur avait choisi le point de vue du bourreau. Ce flottement entre la victime et le bourreau est donc matérialisé par le processus d’adaptation du personnage au système totalitaire. F. Louwagie montre avec pertinence que, chez Kertész, les mécanismes d’adaptation sont propres à la condition humaine contemporaine. En réalité, selon Kertész, l’homme moderne est un homme « fonctionnel » qui remplit le rôle qu’on lui assigne. C’est pourquoi F. Louwagie affirme qu’« en définissant la condition humaine actuelle comme “fonctionnelle”, Kertész offre une analyse controversée de la complicité des victimes et interroge aussi le “rôle” social du bourreau. » (TL, 162)
6Concernant la génération d’après, F. Louwagie dessine la manière dont le vide issu de l’anéantissement et des impasses d’un héritage familial engage les écrivains dans la recherche de nouvelles formes qui accueillent le non‑dit, le blanc et la disparition.
7C’est que l’histoire familiale aussi bien que l’identité juive n’ont pas toujours été héritées, ou l’ont été de façon détournée ou sous le signe du tabou. C’est par exemple le cas de Perec, enfant caché et orphelin de guerre à qui F. Louwagie consacre un passage de son essai. Il publie en 1975 W ou le souvenir d’enfance, qui fait alterner chapitres fictifs et récits autobiographiques. C’est par la voie de l’oblique que Perec dit ce qui ne peut être dit : « la guerre, les camps3 », la disparition de la mère et celle, par extension, de six millions de Juifs. En raison de la mort de la mère, la transmission n’a pas pu avoir lieu. Coupé des « fils de son enfance4 », Perec tisse alors des liens entre la fiction et l’autobiographie, la première venant compléter le blanc de la deuxième. F. Louwagie démontre que les « points de suture5 » sont multiples et se construisent souvent par paire, installant différentes figures du double. Elle nous rappelle que, par le biais de ces procédés, « Perec se prend à ce jeu littéraire sans croire que l’écriture lui permettra de retrouver le temps perdu ; tout au plus peut‑elle offrir un déchiffrement du réel, œuvrant à un processus interprétatif et une prise de conscience sociale de la part du lecteur. » (TL, 193)
8Mais si Perec scrute son enfance d’un point de vue individuel et ne s’inscrit pas dans une démarche générationnelle, il n’en demeure pas moins qu’il revêt une « valeur matricielle pour la génération d’après. » (TL, 193) F. Louwagie nous en convainc en proposant également une étude détaillée d’un écrivain beaucoup moins lu et reconnu que Perec : Raymond Federman. La non‑transmission, chez lui, passe par l’intrigue. Federman se détache du récit autobiographique au profit d’un récit non linéaire et « surfictionnel ». L’auteur construit ce mot sur le modèle du surréalisme, pour affilier son écriture dans une tradition postmoderne et exprimer « l’idée selon laquelle toute fiction littéraire s’ajoute par‑dessus les “fictions” ou histoires déjà existantes de nos expériences. » (TL, 227) En effet, La Fourrure de ma tante Rachel joue avec les attentes du lecteur, par les nombreuses digressions du narrateur, qui discute avec un interlocuteur imaginaire. L’histoire de la tante Rachel ne sera en réalité jamais racontée au lecteur, qui l’attend sans cesse. F. Louwagie opte en outre pour une étude comparative entre les versions anglaise et française de l’œuvre. L’essayiste met ainsi en lumière l’intervention de l’auteur, qui s’est auto‑traduit. Chez Federman, « l’absence d’histoire déjoue donc les attentes linéaires et factuelles du lecteur, mais elle pointe aussi, à un niveau plus fondamental, vers le vide laissé par l’Impardonnable Énormité » (LT, 229) de la Shoah.
9Qu’il soit thématique ou formel, le blanc est donc un élément constitutif chez les générations d’après. « Montrer l’absence », cette formule oxymorique est par exemple au cœur du projet de Gérard Wajcman auquel l’essayiste consacre également un chapitre. Elle rappelle d’abord que, pour cet écrivain et critique d’art, l’objet central de l’art contemporain est « l’objet‑absence ». Cette formule est d’autant plus significative face à « l’entreprise d’oubli absolu que constitue la Shoah. » (LT, 282) L’Interdit matérialise le vide laissé par la Shoah à travers des pages entièrement blanches. Le texte est uniquement contenu dans des notes de bas de page où il semble comme relégué. Ce choix inverse donc la place de l’accessoire et du principal, il donne à voir le vide et signale que tout discours sur ce vide ne peut être qu’un discours à la marge, en bas de page et non un discours qui prend la place de ce vide. L’absence de texte est d’ailleurs mise en abîme dans l’intrigue, puisque le personnage principal devient aphasique, incapable de s’exprimer oralement. F. Louwagie voit dans cette perte progressive de la parole une mise en lumière de l’absence de transmission de la part des parents, l’exclusion de leur langue : le yiddish. En effet, cette langue a été presque assassinée avec l’extermination de ses locuteurs et est devenue, comme le dit un titre de Rachel Ertel, « la langue de personne6. »
10F. Louwagie apporte d’autres variations sur cette question, en se penchant sur l’œuvre d’Henri Raczymow. En effet, chez Raczymow, le mutisme est mis en scène dans un roman au titre révélateur, Un cri sans voix. La première partie se présente comme le journal fictif d’Esther, sœur du protagoniste Mathieu. L’intrigue de ce journal fictif se situe dans le Ghetto de Varsovie alors même qu’Esther n’y a pas vécu. Puis, au sein de la deuxième partie, le premier chapitre évoque les souvenirs de Mathieu sur la vie réelle de sa sœur, puisque cette dernière n’a pas connu la Shoah, étant née quelques années plus tard. Les chapitres suivants comportent des témoignages de survivants, où Mathieu enquête, par le biais d’interviews, sur les événements en France et en Pologne pendant la Shoah. Ainsi, c’est un double silence qui se met en scène chez Raczymow : le cri muet de la détresse d’Esther qui porte le poids d’une souffrance qu’elle n’a pas connue, mais également le « cri sans voix » des Juifs pendant le génocide.
La quête d’une langue d’après Auschwitz : intertextualité & libération par l’écriture
11Si les œuvres de ce corpus présentent des différences importantes, force est de constater que tous les écrivains s’accordent à affirmer que la langue d’avant Auschwitz ne suffit plus à dire ou penser l’événement. Les écrivains‑témoins et la génération d’après se mettent alors en quête d’une forme capable de dire le génocide dans toutes ses complexités. Cette quête, ou reconquête, du langage passe non seulement par une destruction des codes classiques de la littérature, mais également par l’intertextualité, qui permet de ré‑ancrer l’écriture dans la littérature, pourtant « mise en suspens7 » par la Shoah.
12Les écrivains entament dès lors la quête d’une forme et d’une langue capables d’imaginer et de penser « la signification et l’impact de l’événement. » (TL, 17) Pour certains, cela passe par exemple par la déréalisation de l’événement et une fictionalisation de l’expérience concentrationnaire. Ce processus de mise à distance permet d’une part d’adopter un regard extérieur, et donc critique, d’autre part de relier le texte à la littérature « mise en suspens » tout en illustrant le fait qu’une distance s’est creusée par rapport à la littérature d’avant Auschwitz. Pour éclairer son propos, F. Louwagie s’appuie sur un texte très peu connu du grand public, une œuvre de Schwarz‑Bart inachevée et publiée de façon posthume par son épouse. Dans L’Étoile du matin, Schwarz‑Bart interroge, par le biais de la science‑fiction, le processus d’oubli en présentant le livre comme un « manuscrit retrouvé à Yad Vashem » en l’an 3 000, alors que la civilisation humaine s’est éteinte, ainsi que le souvenir de l’expérience génocidaire. Véritable testament littéraire, L’Étoile du matin se place, selon l’essayiste, à contre‑courant des témoignages de la Shoah, en optant pour un double degré d’éloignement : celui de la fiction, celui d’un cadre de science‑fiction.
13L’un des traits récurrents inventoriés par F. Louwagie est dès lors la présence d’une ironie qui suscite une forme de mise à distance de l’expérience concentrationnaire. Pour Le Dernier des Justes, Schwarz‑Bart avait par exemple opté, comme le montre F. Louwagie, pour cette autre forme de mise à distance qu’est l’ironie narrative, inspirée de Candide. F. Louwagie étudie en détail le rôle fondamental de cet intertexte qui pourrait passer inaperçu. Plus visible chez Kertész, cette ironie, inspirée de Voltaire, transparaît dans la naïveté du personnage et son adhésion « naturelle » au système concentrationnaire.
14C’est dans ces conditions que F. Louwagie repère le rôle essentiel joué par la littérature d’après : « celui d’un éveil au scandale du monde. » (TL, 77) Or, à lire les observations critiques de F. Louwagie, on peut gager que l’intertextualité en est l’un des éléments fondamentaux. En effet, « le rejet de certaines traditions et modèles n’empêche pas que les auteurs établissent également des liens de parenté avec certains corpus et auteurs. » (TL, 341) Le réseau d’intertextes vient lui‑même ancrer l’écriture dans une tradition littéraire, en créant aussi bien des repoussoirs que des modèles. Ainsi, selon l’essayiste, Kertész se range dans la lignée d’écrivains radicaux comme Nietzsche, Camus, Kafka ou encore Beckett tandis que Rawicz s’inspire du courant surréaliste, pour créer une écriture « surfictionnelle » comme le dirait Federman.
15Mais le rôle de l’intertextualité ne se limite pas à jouer de l’ironie. Elle est aussi, si l’on suit F. Louwagie, un outil qui aide à penser l’événement. Certains intertextes sont en effet glissés dans l’écriture, directement cités ou subtilement présents afin de permettre une lecture des événements. Pour interpréter la Shoah, Piotr Rawicz s’inspire par exemple de la notion de cosmos développée par Platon, dans Timée, et de ses différentes espèces. Tout comme dans l’œuvre platonicienne, il existe dans Le Sang du ciel un pétrin contenant l’ « Urpâte ». Les créatures seraient toutes constituées de cette pâte « maternelle » et retourneraient au pétrin après leur mort. Cette influence platonicienne permet à Rawicz d’aborder la destinée collective du peuple juif, en voie de disparition. Le narrateur se distancie du peuple juif, tout en estimant que sa destinée revêt une « grandeur cosmique. » (TL, 117) Rawicz plaide pour une approche ontologique de l’événement et « de la transformation du peuple juif en une matière organique. » (TL, 118) Ainsi, l’intertextualité platonicienne sert à réaffirmer la grandeur du peuple juif qui, dans la mort, retrouve sa source authentique.
16Ce travail intertextuel est peut‑être plus prégnant encore pour la génération d’après, car celui‑ci aide notamment à « penser le rapport difficile au réel et à la mémoire. » (TL, 342) Chez Wajcman, l’intertexte est estropiéet fait de l’interdit le cœur du livre. Les citations de Proust sont souvent incomplètes, ou tronquées, si bien que le lecteur n’a pas accès à la véritable citation, tout comme le personnage a été privé du yiddish de ses parents. L’intertextualité symbolise dès lors la non‑transmission, le non‑dit, et offre parfois la possibilité de la surpasser. Chez Michel Kichka, c’est la découverte de Maus, d’Art Spiegelman, qui lui donne non seulement l’envie d’écrire sur son statut d’enfant de survivant, mais également l’idée de recourir à la forme de la bande‑dessinée. F. Louwagie montre avec justesse que Maus fut pour Kichka un texte fondateur pour l’écriture de Deuxième génération, si bien qu’il en offrit un exemplaire à son père. L’intertextualité déclenche l’écriture et, de surcroît, la libération d’une double parole : celle du père et celle de l’auteur. Le réseau intertextuel livre ainsi à Kichka la possibilité de se « réapproprier son destin » (TL, 344) tout en représentant une surconscience « postmémorielle8 », terme inspiré du concept de « surconscience linguistique9 », et intergénérationnelle, c’est‑à‑dire la conscience du rapport au traumatisme qui traverse les générations et crée des liens entre celles‑ci.
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17Ainsi, Fransiska Louwagie scrute les questions soulevées par la coupure d’Auschwitz chez les écrivains‑témoins et les auteurs de la génération d’après, en rendant compte de leur spécificité éthique et esthétique. Au moyen de ces nombreux exemples, l’essayiste prouve qu’au sein de la littérature d’après Auschwitz, « la langue ne va plus de soi mais devient un enjeu de l’écriture » (TL, 340). Ainsi, préférant une posture très souvent radicale « à l’égard du réel et de l’écriture » (TL, 344), les écrivains donnent à lire la difficulté du témoignage et la nécessité d’inventer une langue capable de refléter la réalité de l’événement et son après. Le blanc, l’impossible transmission, le silence, sont au cœur des écrits de la deuxième génération (et de la génération 1.510) sur laquelle s’est penchée Fransiska Louwagie. Toutes ces œuvres se construisent autour d’une rupture, explicitement désignée dans les œuvres‑témoignages et souvent plus discrètement présentes sous forme de « métastases mémorielles » (TL, 35) chez la génération d’après.