Nager dans les eaux troubles des lendemains
1L’autrice du Temps rapaillé s’attèle à une tâche d’ampleur : historiciser l’idée largement répandue selon laquelle « toute fiction du futur parle en réalité du présent », demandant toujours à ses lecteur·ice·s d’en décoder le sens caché. À ce titre, plusieurs lieux communs herméneutiques traversent la critique spécialisée ou les communautés de fans : derrière l’esthétique militariste en noir et blanc des bataillons impériaux de Star Wars se dissimulerait une métaphore du fascisme ; Starship Troopers formulerait une critique de la déshumanisation orientaliste de l’ennemi dans la Guerre du Golfe et Black Mirror alerterait son public des dérives autoritaires de la cybernétique. Mais Irène Langlet se saisit du problème autrement : la masse du présent qui contraint la science‑fiction à graviter sans cesse autour de lui s’explique par un paradigme épistémique duquel la pensée occidentale ne semble plus parvenir à s’extraire depuis les années 1970. Cette épistémè qui croît tout au long du second xxe siècle et qui ne cesse de peser sur nos imaginaires porte un nom : le présentisme.
Ce que nous sommes déjà parfois1
2Alors que le xxe siècle touche à sa fin, les théories de la fin des grands récits (Lyotard) voire de la fin de l’histoire (Fukuyama) se bousculent, le capitalisme tardif pèse comme un couvercle sur les imaginaires (Hartog, Baschet), l’Anthropocène noircit l’horizon radieux du positivisme et au tournant de l’an 2000, force est de constater que les bifurcations historiques que proposait une certaine science‑fiction se sont refermées. C’est dans l’ombre d’une demi‑douzaine de futurs2 que l’Occident doit désormais exister, sa conception linéaire — et prospective — du temps sérieusement mise à mal. Le présent enfle démesurément, reléguant le passé pré‑atomique vers des temps révolus, ajournant le futur dans un espace perceptif insaisissable (Kincaid). I. Langlet emprunte l’image produite par Jean‑Claude Guillebaud3 d’un sablier métamorphosé en œuf sous l’effet de ce présent tumescent ayant perdu la fugacité qui le caractérisait du temps où, à la manière du grain de sable, le présent passait presque instantanément. D’aucuns prophétisent alors la mort de la science‑fiction, privée de ce qui constituait sa principale ressource, trouvant dans son goût croissant pour les futurs « primitifs ou anxieux » et les cataclysmes, le symptôme de sa propre ruine. Toutefois, la science‑fiction est loin de s’être éteinte, en témoignent, dans les années 1970, 1980 et 1990, les collections florissantes entièrement dédiées à ce genre (« Présence du futur » chez Denoël, « Anticipation » chez Fleuve Noir, « Ailleurs et demain » chez Laffont, etc.), les traductions d’œuvres internationales qui inondent le marché français (Asimov, Lem, Dick, Gibson…), le succès des magazines, comics et romans graphiques (Fiction, Strange, Métal Hurlant ainsi que Watchmen et V pour Vendetta successivement primés en 1989 et 1990 à Angoulême…) puis, plus récemment, les diverses adaptations ou créations cinématographiques et sérielles qui peuplent les cinémas et plateformes de streaming.
3En réalité, explique I. Langlet, la SF n’a pas pour ambition d’être un remède au présentisme qui étend son ombre sur les imaginaires, lui opposant symétriquement une sorte d’échappatoire vers des mondes guéris des maux de l’époque car le futur que manie le genre est une époque phagocytée par le contemporain et ses enjeux. Aussi controverses politiques et prises de position militantes secouent‑elles la science‑fiction dans les années 1970 et 1980, laissant apparaître des lignes de fractures intra‑générique, reflets des dissensus qui parcourent la société post‑68. Parmi elles, l’affaire de Salon‑de‑Provence, lors de la première et unique édition d’un « Festival International de S.F. », organisé en 1975 par de jeunes passionnés auxquels la rumeur prêtera une certaine proximité avec les réseaux gaullistes de l’UPJ, comme une réponse au festival d’Angoulême, historiquement situé à gauche. Deux tendances de la science‑fiction française s’affrontent : le militarisme viriliste d’une vision impérialiste de la conquête spatiale et de l’altérité extraterrestre, contre la critique sociale, dont le genre serait un lieu privilégié. Quoiqu’il en soit, toutes deux s’avèrent résolument présentistes — l’une reprenant à son compte un certain atlantisme antisoviétique et une vision coloniale de l’espace, l’autre se faisant le porte‑voix d’idéaux révolutionnaires ou du moins anticapitalistes —, conversions science‑fictionnelles des préoccupations de l’époque.
4Que reste‑t‑il alors du futur au temps du capitalisme tardif ? Le présent tyrannique (Hartog) du présentisme a fort à voir avec ce régime économico‑politique qui a englouti le futur tantôt, sur le plan esthétique, pour le transformer en marchandise, tantôt, sur le plan écologique, pour le mettre en péril. La science‑fiction se trouve ainsi à la fois en amont et en aval de cette chronologie déformée : comme source d’inspiration du néolibéralisme — impliquant que soit posée la question des parentés idéologiques qui ont pu faciliter ce transfert de thèmes et de figures — puis comme genre de prédilection des fictions de l’Anthropocène. Le texte paraît suggérer que la SF, au tournant du millénaire, oscille entre deux tendances antinomiques : inspiratrice de la pensée managériale ou Cassandre de la décroissance. L’autrice rapproche ainsi des utopies zadistes les cas d’expérimentation science‑fictionnelles autour de la notion de « zone » (dans Malevil comme dans Stalker), espace propice aux imaginaires autonomes (voire appelistes ? une sous‑partie s’intitule « Un zadisme qui vient : Malévil ») et décroissants l’autrice propose la catégorie de slow SF — s’extirpant pour un temps de la matrice productiviste et de son accélération néolibérale4.
5De l’autre côté du spectre, la science‑fiction en serait rendue au stade ultime de son instrumentalisation amorcée par ses usages politiques : designers, publicitaires, industriels voient en elle un prodigieux réservoir d’idées, d’affects et de formes à reproduire à la chaîne. Dans cet univers de l’entreprise, du management, de la gouvernance ou du marketing, la science‑fiction est toutefois convoquée pour des raisons extra‑littéraires. Elle est principalement mobilisée pour ce qu’elle représente, pour l’imaginaire futuriste qu’elle véhicule et dont peuvent être extraites, à l’envi, des idées ou des notions. Le mot cybernétique n’apparaît pourtant jamais dans l’ouvrage, malgré la dette que ce mouvement rationalisation de la gestion des « ressources humaines » entretient avec la science‑fiction. C’est pourtant via les travaux de la cybernétique que s’immisce un certain imaginaire du « futur éternel de la SF corporate » dans la pensée managériale. Mais I. Langlet se concentre sur les promesses du futurisme que réactive le storytelling néolibéral sur le plan narratif plutôt que structurel. Le totalitarisme cybernétique ne figure pas non plus au rang des catastrophes anthropologiques que répertorie l’autrice, bien que ce thème, s’enracinant lui aussi dans les inquiétudes présentes, assombrisse tout autant le futur de la science‑fiction contemporaine que le désastre climatique. Plus inexorables, les conséquences de l’Anthropocène surpassent sans doute la potentielle techno‑dictature dans l’ordre des cataclysmes : matériellement, les conditions de production et de fonctionnement des dispositifs technologiques supportent mal le réchauffement climatique et la montée des eaux. Il n’en demeure pas moins que ces deux phénomènes — que l’œuvre matricielle des sœurs Wachoswki ne cesse d’entremêler — hantent conjointement la pensée occidentale contemporaine, forçant le dépassement de l’humanisme classique communément appelé posthumanisme ou transhumanisme. Tout se passe comme si, face à ce présent dans lequel s’embourbent les aspirations humanistes de progrès et de projection de soi vers un horizon désirable, face à l’Anthropocène et face aux inquiétants prodiges de l’intelligence artificielle, la pensée occidentale cherchait du côté des existences non‑humaines une nouvelle forme de dépassement épistémique et d’estrangement (à titre d’exemple, on peut évoquer les tenants de la singularité dans la lignée de Norbert Wiener, les théories de l’ontologie orientée objet chez les réalistes spéculatifs mais aussi les pensées de l’antispécisme et les philosophies de l’écologie ou des phénoménologies animales voire végétales). Qu’il s’agisse des « autres vivants » avec lesquels l’humanité partage la biosphère ou des machines, c’est bien du fait de la crise de l’humanisme au temps du présentisme qu’une plus grande attention leur est portée, notamment en science‑fiction (Les Rats de James Herbert, Les Fourmis de Bernard Werber, Avatar de James Cameron, Le robot qui rêvait d’Isaac Asimov, Le problème à trois corps de Liu Cixin, Programme sensible d’Anne‑Marie Garat, Dêmokratia de Motorô Mase…). Parallèlement à la partition entre SF de droite (militariste, viriliste, impérialiste) et SF de gauche (porteuse d’une critique sociale) des années 1970, pourrait peut‑être aujourd’hui se dessiner une autre ligne de partage entre SF anthropocentrée et SF au‑delà de l’humain.
Science‑fiction, machine à mondes5
6Il n’en demeure pas moins que la place de l’humain dans ce futur rongé par le présent néolibéral et avide de ressources est compromise tandis que sa biosphère est mise en péril. Qu’il s’agisse d’un environnement ravagé par une catastrophe (chapitre 6) ou d’une ville abîmée (chapitre 7), il apparaît alors que le présentisme travaille mécaniquement le futur science‑fictionnel, façonnant (terraformant ?) les paysages et le milieu dans lequel l’humanité se voit contrainte de subsister. I. Langlet situe ainsi à Los Angeles la capitale de ce futur déliquescent. Tantôt cyberpunk, tantôt envahie, tantôt sous les eaux, la démarche n’est pas sans évoquer l’analyse des dynamiques urbanistiques transformant New York en Coruscant (la planète‑mégapole de l’univers de Star Wars) dans « l’essai de géofiction » d’Alain Musset, à ceci près que, dans Le Temps rapaillé, l’étude n’est pas projective mais s’apparente plutôt à une archéologie urbaine des strates fictionnelles qui façonnent l’imaginaire de la L.A. future.
7Pour comprendre cette « étrange qualité de [ce] futur » (Baschet) gouverné par le présent, l’autrice propose un pas de côté méthodologique, esquissé au chapitre 2 et développé dans la dernière partie de l’ouvrage. La science‑fiction repose sur un autre matériau que la spéculation futuriste : plus qu’une catégorie historico‑thématique, le futur en SF est à considérer comme un procédé littéraire (a device), un opérateur de conversion du présent en données science‑fictionnelles. La méthode d’I. Langlet paraît alors s’inspirer du périple de l’inventeur de La Machine à explorer le temps, qui le mène dans un mystérieux musée archéologique abandonné : le palais de porcelaine verte.
8L’autrice compare les œuvres de science‑fiction à des machines, non pas épistémologiques comme en théorie des média, mais des inventions littéraires à voyager dans le temps. Dès lors, le travail d’écriture en SF est à considérer comme une mécanique, quittant le domaine de la téchnè au profit de celui de la méchanè7, celui de la poétique au profit de celui de la simulation. Ce déplacement n’est pas anodin : I. Langlet, en mettant l’étude de la fabrication du futur au centre de l’analyse littéraire du genre semble ainsi prendre le parti d’une étude matérialiste de la littérature, d’abord fondée sur une conception dialectique (Ginzburg, Macherey, Lukacs), s’achevant sur une approche par les dispositifs techniques (Kittler). En témoigne la double polarité du livre : l’étude des notions d’estrangement8cognitifou de novum menée au chapitre 2 à partir de la tentation encyclopédique de la SF, et la galerie de machines à voyager dans le temps intra‑diégétiques du chapitre 8, conditions de production du récit science‑fictionnel, puisque prétextes médiatiques à l’exploration du futur.
9Mais l’analyse matérialiste de l’autrice déborde le cadre narratif de l’œuvre pour gagner les rapports de force qui traversent le genre à partir de l’exemple du cinéaste Denis Villeneuve. Fort du succès commercial d’Arrival en 2016 — une adaptation dont I. Langlet montre bien les biais et les limites — qui le consacre comme nouveau « roi de la SF » (titre détenu par différents auteurs tels que Lucas, Spielberg, Scott, Abrams, dont une critique suivant une perspective genrée serait sans doute fructueuse), D. Villeneuve se voit confier le projet d’une suite à Blade Runner pour 2017 et plus récemment, d’une nouvelle adaptation de Dune dont la sortie est reportée à 2021. Si l’on consent à prolonger un peu cette remarque de l’autrice, il en découle qu’un auteur se retrouve à régner en maître sur une part conséquente de l’imaginaire science‑fictionnel hollywoodien pendant plusieurs années — avec tous les enjeux d’hégémonie culturelle qu’implique une telle position — de même que le cinéaste lui‑même, commissionné pour des remakes d’œuvres « cultes » de la SF des années 1980, semble à son tour pris dans une boucle temporelle interne au genre. Cette boucle culturelle serait‑elle un autre symptôme de ce que le présentisme fait à la science‑fiction ? Quoiqu’il en soit, I. Langlet constate que la boucle en science‑fiction imprime sa forme non seulement à la structure des récits, mais aussi aux tentatives de classification des sous‑genres qui la composent. En forme de créatures tentaculaires, l’évolution des schémas narratifs comme des arbres phylogénétiques semble imiter ce motif principiel de la SF. Or c’est seulement dans l’étude de ces spirales bouclant sur elles‑mêmes, plutôt que dans des spéculations attachées à une flèche futuriste brisée, que se trouve la possibilité de comprendre la science‑fiction au temps du présentisme.
Conclusion : Tenet
10Le dernier film de Christopher Nolan — cinéaste qui ne cesse de se tenir à la frontière de la SF sans jamais y poser franchement le pied —, Tenet, est une histoire de voyage temporel bien que les personnages ne quittent jamais véritablement le présent situé à la fin des années 2010. Dans un laboratoire secret, le protagoniste — c’est sous ce nom qu’il sera toujours désigné dans le film — apprend que depuis les années 1990, des objets en provenance du futur ne cessent de remonter le temps suivant une étrange logique désentropique. Inexplicablement, ces gravas, balles de pistolet, vestiges épars d’une guerre à venir prennent à rebours le cours linéaire de l’histoire pour annoncer un cataclysme imminent. La séquence donne lieu à des effets plastiques à la fois impressionnants et anciens comme le rembobinage de pellicule à la Méliès ou à la Cocteau : la scientifique invite le protagoniste incrédule à tirer dans une plaque de béton criblée de balles à l’aide d’un pistolet vide. Alors que l’homme appuie sur la gâchette, les balles du futur quittent le support dans lequel elles sont fichées pour venir remplir le barillet. Pour appuyer sa démonstration, la scientifique filme un geste du protagoniste avant de le lui repasser à l’envers, manipulant médiatiquement l’axe du temps, dévoilant ainsi le fonctionnement de cette mystérieuse technologie qui a inversé la temporalité des balles mais aussi le truc à l’œuvre dans tout le film. Dans Tenet, les personnages n’accomplissent pas de grands voyages wellsiens dans le futur mais de petits aller‑retours de quelques jours, mois ou semaines pour prendre de vitesse leurs ennemis. L’antagoniste de cette histoire est apparu dans les ruines du bloc soviétique, littéralement : c’est dans les décombres de son village que l’homme a trouvé la première capsule temporelle en provenance du futur, source de la prospérité de cet oligarque en devenir. Dans le film de Nolan, le futur est littéralement tourné vers le présent, et même vers une pointe de présent : les quelques mois que recouvre la diégèse, durant lesquels le troisième conflit mondial peut être contrecarré. Ce court laps de temps ne cesse d’enfler : les personnages font constamment demi‑tour, réintervenant dans certaines séquences déjà traversées, se combattant parfois eux‑mêmes, jusqu’au combat final doublement mené par une équipe allant du passé vers le futur et une autre, du futur vers le passé.
11Tenet est le film de science‑fiction présentiste idéal pour accompagner la lecture du livre d’Irène Langlet, et ce aussi bien sur le plan narratif, dans la mesure où l’intrigue émerge du tournant historique postmoderne par excellence — la fin de l’URSS —que sur le plan esthétique : le futur ne se manifeste que sous la forme de fragments et n’apparaît jamais à l’écran (aucun personnage ne l’a même vu de ses yeux). Les machines temporelles n’autorisent qu’un renversement de l’axe temporel d’un objet ou d’un corps, contraignant les personnages à user savamment de ces inversions et à attendre l’événement sur lequel ils étendent intervenir une fois positionnés dans le bon axe. À la fin, une foule de questions, de théories et surtout de schémas élaborés par les fans fleurissent pour tenter de comprendre la structure toute en spirales de l’intrigue et le destin tout tournicoté de ces personnages dont le but n’est finalement que d’éviter que le futur n’advienne pour que le présent puisse continuer de s’étendre dans toutes les directions.