Le temps, la science & le corps dans les fictions zombies
1Films, bandes dessinées, jeux vidéo, séries télévisées, le zombie — dont la représentation actuelle d’un mort‑vivant en décomposition se déplaçant en masse est héritée de George A. Romero — a acquis depuis le début du xxie siècle une remarquable popularité et ouvert un vaste champ de recherche pluridisciplinaire. Après Poétiques du zombie (sous la dir. d’Antonio Dominguez Leiva, Bernard Perron et Samuel Archibald, Revue Otrante n° 33‑34, Éd. Kimé, 2013) et Z pour Zombie (des mêmes auteurs, aux Presses de l’Université de Montréal, 2015), ce nouvel opus dirigé par trois chercheurs de l’Université de Montréal confirme la vitalité des Zombie Studies québécoises. Il fait suite au colloque Autopsie du zombie qui s’est tenu les 10 et 11 mai 2012, sous la houlette de deux des directeurs de l’ouvrage, Jérôme‑Olivier Allard et Simon Harel. Mêlant études d’œuvres, analyses diachroniques et réflexions générales, l’ouvrage regroupe des contributions plus ou moins originales, dont certaines renouvellent l’approche de cette figure, qui fait désormais l’objet d’un corpus critique important.
2On peut ainsi observer trois temps dans cette « autopsie du zombie » (qu’il aurait pu être judicieux d’expliciter) : après un cadrage sur l’histoire de cette figure et de sa réception critique, l’ouvrage propose une réflexion sur les temporalités des fictions zombies (Fabienne Claire Caland, Aurélie Chevanelle‑Couture et Nicholas Dion). Il aborde ensuite le rapport qu’entretiennent ces œuvres à la science (Elaine Després et Marc Ross Gaudreault), pour finir par tenter de cerner le rapport au corps du zombie — qu’il s’agisse du corps du mort‑vivant lui‑même (Simon Harel), de celui du joueur de jeu vidéo (Bernard Perron) ou de celui du spectateur (Aude Weber‑Houde).
Étudier les zombies
3Dans sa préface (« Prêter l’oreille au zombie », p. 1‑11), Sarah Juliet Lauro en appelle à la constitution d’un « système de classification élaboré » (p. 1) et distingue pour sa part deux types de zombie : le premier, le zombie caribéen, sous l’emprise d’un maître, est une métaphore de l’esclavage, héritage de ses origines haïtiennes. Il est donc soumis à la volonté humaine et de ce fait sans danger en lui‑même. Le second type, le zombie cinématographique, est « capable de transmettre aux vivants sa faim insatiable et de les priver de ce qui constituait leur humanité : la rationalité, les émotions, le langage » (p. 2).
4S. J Lauro retrace ensuite les grands jalons historiques du genre au cinéma (White Zombie de Victor Halperin, 1932 ; Ouanga de George Terwilliger, 1936 ; I Walked with a Zombie de Jacques Tourneur, 1943) qui ont en commun de présenter des femmes blanches aux prises avec la zombification. Ces films font écho, dans l’imaginaire colonial, à la crainte d’une contamination et « illustrent diverses structures du pouvoir : le colonialisme et l’impérialisme, les conséquences de l’esclavage, l’oppression capitaliste du travailleur de même que la crainte de la magie noire et de la sexualité » (p. 3)
5À partir de la fin des années 30, il apparaît que le mythe de Frankenstein fait son retour, à travers le motif du savant fou qui ramène des morts à la vie (Voodoo Man, 1944 ; Dr Blood’s Coffin, 1961). Pendant la guerre froide, les zombies sont la conséquence de catastrophes engendrées par des expérimentations scientifiques et militaires (Creature with the Atom Brain, 1955) ; ainsi, « [l]es zombies de cette époque témoignent d’une vive critique de la science, qu’on voyait empiéter sur le domaine du divin » (p. 4).
6Le zombie devient progressivement viral : si, dans Night of the Living Dead de George A. Romero (1968), l’incertitude plane quant à l’origine du phénomène, dans les productions contemporaines comme 28 Days Later (qui n’est pas à proprement parler un film de zombies, mais apparait néanmoins comme un jalon important dans l’histoire du genre) ou Zombieland, l’apocalypse zombie est la conséquence d’une transgression des lois de la nature par les humains.
7La chercheuse note en outre des résurgences du zombie caribéen dans le zombie cinématographique, notamment dans deux séries : In the Flesh (Grande‑Bretagne, 2013‑2014) et Glitch (Australie, 2015‑2019). La première présente des zombies réintégrés dans la société, après la découverte d’un traitement supprimant leur désir de chair fraîche, mais pourtant mis au ban par le reste de la population : S. J. Lauro note que ces morts‑vivants représentent les marginaux de la société contemporaine, « l’immigrant, le réfugié, l’homosexuel, etc. » (p. 7). Dans la série Glitch, des morts reviennent à la vie sans pour autant être des zombies : ils sont pourtant eux aussi victimes de cette ostracisation. Ainsi, marginal ou oppressé (comme c’est le cas dans Land of the Dead de Romero, 2005), le zombie n’en a pas fini avec ses origines haïtiennes.
8Dans l’introduction, « Corps à corps avec le zombie » (p. 13‑22), Marie‑Christine Lambert‑Perreault, Jérôme‑Olivier Allard et Simon Harel proposent un état de l’art des Zombie Studies et leur développement progressif dans le domaine francophone. Ils rappellent, comme S. J. Lauro, que la figure du mort‑vivant est ancienne et reviennent sur quelques analyses désormais canoniques : le caractère oxymorique du zombie (mort et vivant à la fois), sa fonction de modélisation de la domination, son caractère anthropophage comme expression d’un retour à l’état sauvage et du culte de la survie.Les auteurs soulignent en outre la réhumanisation des zombies dans quelques fictions contemporaines, comme c’est le cas dans le film Fido (Andrew Curie, 2006), ou les séries In the Flesh créée par Dominic Mitchell (2013‑2014) ou Santa Clarita Diet de Victor Fresco (2017‑2019), qui confirment néanmoins le zombie comme « [f]igure de l’altérité et de la révolte » (p. 17).
Temporalités zombies
9F. Cl. Caland, dans « Des morts qui marchent parmi les ruines du temps » (p. 23‑43), rappelle le transfert culturel d’Haïti vers les États‑Unis, via The Magic Island, un récit de William Seabrook (1929) qui, selon elle, fonde le zombie comme « figure mythique made in America » (p. 25). Parcourant de manière diachronique les apparitions marquantes de la figure au cinéma, elle s’attarde notamment sur le film I Walked with a Zombie de Jacques Tourneur, affirmant à son propos que « [l]e mécanisme mytho‑poétique de ce film culte s’articule sur une série d’oppositions franches et nettes […] magie noire contre Occident chrétien ; liberté contre esclavagisme ; Blanc raisonné contre Noir irrationnel ; femme contre homme » (p. 26). Cette analyse nous semble assez réductrice tant le film de Tourneur est parcouru d’ambiguïtés : que dire d’Alma, la servante, qui introduit Betsy, l’infirmière blanche, dans la communauté vaudoue ? De la mère du riche propriétaire terrien qui emploie le vaudou pour zombifier sa belle‑fille infidèle ? De ce troublant parallèle entre le zombie noir Carrefour et Jessica, la blanche zombifiée ? Le film de Tourneur représente au contraire « une fusion clandestine entre les deux mondes — l’univers des Blancs étant marqué par une déliquescence névrotique et une décadence affective, alors que la société noire assiste sans frémir à ce déclin » (Angelier, 2007 : 21)
10F. C. Caland aborde ensuite ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le tournant Romero », remarquant à juste titre la « laïcisation » du mort‑vivant chez ce réalisateur. Deux sortes de zombies, pré- et post‑1968, se distinguent donc : « La seconde dépend de la première et la dépasse, la surpasse en tant que figure mythique qui, rappelons‑le, doit sa survie à sa capacité à se décliner, à se dupliquer et à jouer de la variation au sein d’un imaginaire qu’elle nourrit » (p. 29). L’autrice explique alors la ressemblance avec les mythes (du fait notamment de la violence des fictions zombies, également omniprésente dans les récits mythiques) : le zombie serait alors une variation de ces scènes archaïques. Si la proposition est intéressante, la notion de mythe gagnerait à être précisée : en quoi ou de quoi le zombie serait‑il le mythe ? Quel récit fondateur, quelle lecture du monde permettrait‑il ?
11L’autrice de l’article résume ainsi ce mythe : « amnésie ; consommation ; profit immédiat » (p. 38), voyant dans le zombie une « figure mythique placée parmi les ruines [qui] est, elle, un memento mori » (p. 41). Sur cette question, précisons que l’ouvrage de Barbara Le Maître, Zombie. Une fable anthropologique (2016) comporte un chapitre particulièrement éclairant sur les liens multiples existant entre la figure du zombie et le genre pictural des Vanités : « le zombie, baladant son cadavre de film en film, forme un équivalent contemporain du crâne ou de tout autre élément squelettique des Vanités ; à ce titre, c’est un motif résolument pictural, travesti en corps filmique » (Le Maitre, 2016 : 155).
12Ainsi, « un regard mythologisé sur cette figure peu loquace […] nous ramène à une conception historique du temps » (p. 39), qui distribue passé, présent et futur : ce « temps de la crise, c’est donc celui d’une paix relative et c’est celui d’un temps accéléré » (p. 38). Il est alors moins question du mythe que d’une conception téléologique du zombie ; il eut été intéressant de mobiliser l’appareil mythocritique pour éclairer à la fois ce temps de la fin et celui des « évènements primordiaux» (Eliade, 1963 : 23) que le mythe fait advenir.
13La contribution d’A. Chevanelle‑Couture (« The Walking Dead et le présentisme zombifié. Autopsie d’une crise du temps », p. 45‑61) se propose d’analyser la question du temps dans la série télévisée The Walking Dead. Alors que, dans les films considérés comme archétypaux de George A. Romero, « la règle classique des 24 heures semble encadrer la tragique représentation d’une humanité dévorée par ses propres vices » (p. 46), la série créée par Frank Darabont et Robert Kirkman et diffusée depuis 2010, du fait de sa narration sérielle, invite à penser son « régime d’historicité » (Hartog, 2003), c’est‑à‑dire la manière dont la société appréhende son passé, son présent et son futur. Le régime contemporain étant celui de l’immédiat, du « présentisme », il s’approprie sans cesse le passé, « [le] phagocytant […] pour composer sa propre substance » et « escamote l’idée de trépas, incompatible avec celle d’une suprématie de l’immédiat » (p. 48).
14C’est à partir de ce postulat qu’A. Chevanelle‑Couture construit son analyse : The Walking Dead mettrait en lumière l’impasse que représente ce présentisme. En effet, « le zombie incarne le présent du trépas, un présent vide » (p. 51) : il « absorbe la mémoire sans l’intérioriser » (p. 52) et « attaque également la notion de futur » (p. 53), puisque l’humain zombifié, figé dans son état de non‑mort, n’a d’autre perspective que la répétition de sa quête de dévoration. L’inscription dans la durée de la série montre donc cet état paradoxal de suspension dans un présent perpétuel, propre au régime d’historicité contemporain.
15Si des tentatives de reconstruction de société apparaissent dans la série, elles sont néanmoins toujours menacées par « un néant historique qui cherche à s’étendre » (p. 55) et qui conditionne le temps humain. Confrontés à leur propre violence, les personnages de The Walking Dead se trouvent face à « l’irrémédiable fossilisation de la décadence présentiste » (p. 59), contre laquelle ils tentent de lutter : la naissance d’un enfant qui ne connaîtra que ce monde post‑apocalyptique ouvre la possibilité d’un avenir et introduit la possibilité d’un « rapport au monde renouvelé, qui serait aussi un nouveau mode de référence temporel » (p. 59). La chercheuse conclut son riche article sur l’idée que « The Walkind Dead se présente essentiellement comme sépulture hantée par le spectre du temps » (p. 60). Les pistes qu’elle propose donne ainsi à penser le régime d’historicité qui régit d’autres fictions post‑apocalyptiques.
16N. Dion, dans « De la contagion à la propagation : la tache aveugle dans des récits de zombies apocalyptiques » (p. 63‑80) interroge une spécificité des fictions zombies : la plupart ne racontent pas la progression de l’épidémie zombie, et débutent sur la présentation d’un monde déjà envahi par les zombies. Le chercheur souligne que les procédés utilisés pour justifier cette omission, comme les analepses, sont fondateurs de la fiction zombie comme genre. Il analyse tout d’abord les indices de l’origine de l’apocalypse zombie, chez Romero et dans les deux premiers films de la licence Resident Evil, remarquant que « la propagation a lieu essentiellement hors caméra » (p. 67) : « le montage donne l’impression au spectateur d’assister à une évolution alors qu’il ne voit véritablement que plusieurs pièces d’un casse‑tête incomplet sous la forme d’images clés censées retracer l’effondrement de notre civilisation » (p. 68). Il note en outre que d’autres fictions (comme The Return of the Living Dead, de Dan O’Bannon, 1985 ou Zombi 2, de Lucio Fulci, 1979) présentent les tout premiers instants de la propagation : « le spectateur assiste à un prélude » (p. 69), mais pas à la propagation en tant que telle.
17L’autre question soulevée par le chercheur est celle de la raison pour laquelle la propagation des zombies n’est pas directement évoquée. S’appuyant sur un corpus de romans et de bandes dessinées, N. Dion montre que les récits éclipsent cette phase (la bande dessinée The Walking Dead ; le roman Monster Island, David Wellington, 2005), quand bien même ils en évoquent les origines (The Rising de Brian Keene, 2004). Certains cependant la montrent partiellement, fragmentant le récit (World War Z, Max Brooks, 2006), voire partialement, par la focalisation interne d’un narrateur à la première personne (Day by Day Armageddon, J. L. Bourne, 2011).
18Les différents procédés narratifs mobilisés pour éluder le moment de la propagation de l’apocalypse zombie montrent que l’objectif de ces fictions résident moins dans le gore et la mise en scène spectaculaire de la fin du monde que des conséquences sociales et politiques de celle‑ci. La « tache aveugle » qu’analyse N. Dion est ainsi révélatrice d’un sentiment d’impuissance des sociétés postmodernes à penser leur propre fin : « Les hordes de zombies qu’on peine imaginer en train de renverser l’ordre social […] correspondent étrangement à la masse anonyme qui se sent impuissante, qui n’arrive pas à se réapproprier le monde » (p. 77).
La science & les morts‑vivants
19Si les fictions zombies témoignent d’une angoisse de la contamination, le rôle de la science dans l’apocalypse zombie y est rarement le thème central, comme l’affirme E. Desprès dans « Alice au pays de la science zombie : Resident Evil de Paul W. S. Anderson » (p. 81‑101). Dans ce film de 2002, cependant, le processus de zombification est expliqué par un discours scientifique précis, qui détaille le fonctionnement d’un virus réactivant les fonctions les plus basiques d’un corps mort.
20La chercheuse note ainsi que, comme dans Frankenstein de Mary Shelley ou L’Île du Docteur Moreau de H. G. Wells, les scientifiques de Resident Evil se caractérisent par leur isolement. Mais à la différence des savants fous, ceux du film d’Anderson « ne sont plus dans l’illégalité, ils travaillent au nom du et pour le pouvoir » (p. 86). Cet isolement mène à un « déni de responsabilité », du fait qu’ils sont collectivement coupés de la cité tout en ayant l’illusion de ne pas l’être. Ces « savants‑insectes », cloîtrés dans leur « Ruche » (le nom donné à l’immense complexe qui abrite le laboratoire), fonctionne suivant des règles collectives propres qui les dispensent de penser l’éthique de leur activité. Les parallèles entre les scientifiques et les zombies sont nombreux dans le film, soulignant le danger que représentent les uns comme les autres.
21Le personnage principal, Alice (jeune femme amnésique qui cherche à découvrir ce qui s’est produit dans le laboratoire), ainsi que son antagoniste, la Reine Rouge (l’intelligence artificielle qui régit la société pharmaceutique à l’origine de ces recherches) tissent un jeu intertextuel avec Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll qu’Elaine Desprès analyse précisément par le prisme du rapport à la science. Le renversement des règles éthiques et épistémologiques dans la fiction rend ainsi compte de l’évolution de notre rapport au vivant.
22M. R. Gaudreault (« Conceptions scientifiques sur la zombification : l’imaginaire du zombie dans “Herbert West — Reanimator” », p. 103‑115), centre son analyse sur une série de nouvelles de H. P. Lovecraft écrite entre 1921‑1922, qui raconte l’expérience d’un savant, Herbert West, tentant de réanimer un cadavre. Si ce dernier s’avère cannibale, son état n’est pas contagieux, ce qui le distingue des zombies contemporains, pour le rapprocher de ses origines haïtiennes. L’auteur de l’article analyse la manière dont l’écrivain américain construit la fiction sur des bases scientifiques pour les transgresser en introduisant un « monde anti‑cognitif » (Suvin, 1979 : 30), opposé à l’expérience empirique.
23Bien que jamais nommé comme tel, le zombie de Lovecraft n’est pas surnaturel, mais issu d’une expérience scientifique : puisant dans la tradition vaudoue sans utiliser les codes de l’horreur, l’auteur joue sur une forme de distance qui induit une indétermination, où les éléments surnaturels trouvent une justification pseudoscientifique, pour rattacher l’impensable (ramener un mort à la vie) au réel. Combinant le questionnement éthique de la rationalité scientifique et les croyances haïtiennes, le texte de Lovecraft est présenté par M. R. Gaudreault comme un précurseur de la figure du zombie créé en laboratoire. Mobilisant des comparaisons avec Mary Shelley (que l’on aurait pu souhaiter plus développées) ou Richard Matheson, l’auteur met en lumière un texte qui, bien que fondateur, est rarement inclus dans l’analyse du paysage zombie.
Éprouver l’expérience zombie
24Dans « Le zombie est‑il prude ? L’ascétisme des morts‑vivants » (p. 117‑146), S. Harel se propose d’aborder la question de l’érotisme du zombie à travers le roman Cell de Stephen King (2006), par le biais de la notion psychanalytique de libido : le mort‑vivant est un être régressif, uniquement animé par des pulsions de dévoration.
25Assumant l’originalité du rapprochement, l’auteur convoque d’abord Antonin Artaud et son corps sans organe, dont l’appétit zombie serait une réalisation. Il mobilise ensuite le concept foucaldien d’hétérotopie, pour définir le zombie comme « opérateur de disjonctions culturelles » (p. 121), dans la mesure où son anthropophagie représente la dévoration consumériste. Dans une partie titrée « L’érotique du conflit », S. Harel propose une réflexion sinueuse sur les concepts d’étrangeté intériorisée et les implications sociales de cette figure de l’étranger que représente le zombie. Revenant ensuite à son propos liminaire, le critique aborde le zombie comme figure de la régression sadique‑anale. S’ensuivent de longs développements qui perdent parfois de vue la figure du mort‑vivant, pour conclure sur les atavismes du sujet, que le zombie révélerait.
26Ce texte pose de nombreuses questions : sa construction faite de va‑et‑vient dans les questionnements, posés et reposés, rend le raisonnement tortueux et le style très personnel, où l’auteur intervient directement, tend parfois au jugement de valeur. L’œuvre annoncée n’est que peu traitée (elle est abordée au bout de 12 pages) : perdant souvent de vue le sujet central du volume, l’analyse proposée semble parfois être le prétexte à une critique de la culture populaire : « comment aborder le sujet sans accepter les présupposés d’une pseudo‑culture populaire que je n’estime pas ? », assume d’ailleurs S. Harel (p. 126). Si la convocation d’Artaud, Foucault et Deleuze ouvre des pistes d’analyse fort intéressantes, l’auteur ne semble jamais réellement se départir de ses a priori culturels : la popularité des zombies reste pour lui de l’ordre de la simple régression, « le fantasme d’une vie archaïque réduite aux expédients que sont la prédation et la consommation » (p. 143).
27Dans une tout autre perspective, B. Perron (« L’allure et la portée des zombies vidéoludiques », p. 147‑174) se penche sur les zombies dans les jeux vidéo, espace privilégié de leur prolifération. Il analyse notamment l’implication du corps du joueur dans l’espace vidéoludique puisque, contrairement au lecteur ou au spectateur, le gamer est affecté par la menace zombie « par l’entremise du corps spéculaire qu’il doit garder vivant pour continuer sa partie » (p. 149). Le zombie cinématographique étant prévisible et doté d’une capacité de décision limitée, il trouve dans sa déclinaison vidéoludique une sorte de milieu naturel, dans la mesure où le jeu vidéo repose sur l’exécution mécanique d’un programme. En revanche, il s’écarte des canons du genre puisque le joueur n’est jamais infecté — son avatar meurt, mais ne se réanime pas.
28Sur le plan de la représentation, le zombie vidéoludique est caractérisé par ses bras tendus, qui conditionnent et caractérisent le gameplay de ces jeux. Ainsi, « dans la tradition romérienne, les agressions brutales reposent entièrement sur la préhension » (p. 157) : l’enjeu pour le joueur tient donc à la distance qu’il parviendra à garder avec ces assaillants, alors même qu’il est plongé dans des espaces exigus et obscurs rendant la tâche complexe.
29Concernant l’évolution des jeux vidéo dans le temps, Bernard Perron note que « ce ne sont pas tant les comportements zombiesques qui évolueront que les situations dans lesquelles seront plongés les personnages joueurs qui vont se complexifier » (p. 160). De même, leur vitesse de déplacement, leur occupation de l’espace et leur nombre font partie des éléments fondamentaux de l’expérience vidéoludique.
30Riche d’un grand nombre d’exemples, l’article de B. Perron met en lumière les raisons de la popularité du zombie vidéoludique : « ils se comportent de façon idéale. Ils ont un corps et font corps pour être mutilés et détruits à la chaîne » (p. 172). On pourrait ajouter avec Max Brooks (que B. Perron cite amplement), que « les zombies sont sûrs. Ils sont gérables. Vous ne pouvez pas tirer dans la tête de la marée noire du Golfe du Mexique. […] Que signifie la crise financière mondiale de 2008 ? Je ne peux pas l’expliquer, et je suis certain que je ne peux pas lui tirer dans la tête1 » (Townsend, 2010). Le plaisir vidéoludique tient alors à cette capacité à maîtriser l’environnement, alors même que le réel apparaît comme particulièrement incertain.
31Ce lien entre fiction et réalité est également l’objet du dernier article du volume : « Found footage horrifique et toucher zombiesque » (p. 175‑198), écrit par A. Weber‑Houde. Elle y analyse, dans le film espagnol •REC (Paco Plaza et Jaume Balagueró, 2007), « un affect depuis longtemps exploité par le genre horrifique : la peur du contact, produite par l’anticipation d’un toucher, d’une morsure » (p. 175). Présentée à travers la caméra d’un reporter filmant sa collègue journaliste, l’histoire est relatée grâce à la technique du found footage — faux reportage que l’on pourrait rapprocher du topos littéraire du manuscrit retrouvé : l’imitation du style documentaire permettent en effet de mettre en place un certain nombre de dispositifs qui tendent à abolir le « quatrième mur » cinématographique, et à inclure le spectateur dans la diégèse.
32Tout d’abord, le spectateur n’a pas accès à autre chose que ce que le champ de la caméra intradiégétique lui donne à voir, et sur le plan temporel, temps de la narration et temps de l’histoire se superposent. En imitant l’esthétique d’un film à petit budget, •REC « amène le spectateur à prendre conscience de la nature médiatique de ce qu’il regarde, parce que celle‑ci est exhibée dans la diégèse du film qu’il visionne et qu’elle lui est constamment rappelée » (p. 179) : il questionne ainsi la confusion postmoderne entre réel et simulacre.
33A. Weber‑Houde introduit avec une grande pertinence la notion de « visualité haptique » (empruntée à Laura U. Marks, autrice de The Skin of the Film, 2000) : il s’agit d’un espace de contact, de toucher entre le monde présenté et le spectateur ; il est en l’occurrence accentué par le recours à la vidéo qui, par rapport au film, renforce la dimension tactile de l’espace visuel. Aussi le spectateur est‑il « symboliquement inclus dans le film » (p. 190) : la caméra subjective renforce le pouvoir de l’hors‑champ, notamment lors de scènes d’action où le public ne voit pas ce qui se trame en dehors de ce que la caméra peut saisir. Le film s’achève sur la caméra tombée au sol, son utilisateur vraisemblablement zombifié : dès lors, le regard derrière l’objectif n’est plus humain, mettant le spectateur dans la position d’un observateur sans conscience, parfaitement machinique.
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34L’ouvrage dirigé par Jérôme‑Olivier Allard, Marie‑Christine Lambert‑Perreault et Simon Harel permet d’investir un certain nombre d’outils critiques (philosophie, psychanalyse, esthétique, narratologie, histoire culturelle) et de les mettre au service du décryptage de cette figure de la culture populaire contemporaine. Le volume présente plusieurs contributions originales, qui proposent une approche inédite donnant à penser non seulement les fictions zombies, mais l’ensemble de l’imaginaire postapocalyptique. Toutefois, certaines contributions gagneraient à prendre davantage en compte la singularité des œuvres et la dimension socio‑historique du zombie, plurielle et métissée. Ce que montre fondamentalement cet ouvrage, c’est que pour saisir pleinement les enjeux esthétiques, poétiques et politiques du mort‑vivant, il faut peut‑être s’affranchir d’une conception centrifuge du cinéma, qui nivelle les productions d’un centre vers ses marges, pour adopter une lecture résolument rhizomique — connexions de plateaux, sans hiérarchie. Si c’est ce à quoi travaille la « zombie critique » universitaire depuis près de quinze ans, cela reste un horizon à ne pas perdre de vue.
Bibliographie sommaire
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ANGELIER François (2007), « À leurs corps défendant », in THORET ; Jean‑Baptiste (dir.) Politique des zombies, Paris : Ellipses, p. 15‑23.ARCHIBALD Samuel, DOMINGUEZ LEIVA Antonio et PERRON Bernard (dir.) (2013), Poétiques du zombie, Revue Otrante, n° 33‑34, Paris : Éditions Kimé.
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ARCHIBALD Samuel, DOMINGUEZ LEIVA Antonio et PERRON Bernard (dir.) (2015), Z pour Zombies, Montréal : Presses Universitaires de Montréal.
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