Vouloir-voir-autrement, pour partager le monde
1Comment peut-on être Persan ?, se demandèrent les Parisiens à l’apparition dans leurs fastueux salons d’un ridicule personnage déguisé en Persan, puis s’avérant tel, d’après ce que nous rapporte ironiquement le dit oriental, créé de toutes pièces par Montesquieu. Le Persan, figure de l’Étranger, de l’irréductiblement Autre, de l’inconciliable Différent, fait irruption dans un monde autosuffisant, dont les mœurs françaises se veulent aussi raffinées qu’universelles. La question du Parisien ébranlé dans ses certitudes porte d’emblée sur la difficulté, non pas à admettre — puisque, toute réticence mise à part, la question est après tout posée — mais à imaginer un autre rapport au monde. Les points de vue français et persan s’éprouvent d’emblée dans la radicale incompatibilité du face-à-face culturel et idéologique, qui pourtant, fait émerger la question, peut-être d’emblée le désir, du moins la curiosité, d’un partage possible. Comment le face-à-face frontal et inconciliable peut-il muer en une rencontre par et dans la différence ?
2Avec les Lettres persanes, Montesquieu avait posé en 1721 la question de la trans-perspectivité. Car le relativisme culturel, moral, social, idéologique auquel on a trop souvent réduit les conséquences des investigations critiques des Lumières suppose fondamentalement la croyance en un terrain d’entente commun, et donc la recherche d’une vérité partagée, certes plurielle, ouverte, dynamique, mais possible à atteindre. Aurions-nous aujourd’hui renoncé à l’idée de pouvoir instaurer un partage des perspectives au-delà de la myriade des positions s’affichant parfois comme radicalement inconciliables ?
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3Le livre d’Emmanuel Alloa offre, dès son titre, une réponse nette et convaincante à la question des sceptiques. Le philosophe entend combattre le relativisme social, moral et philosophique d’une part, selon lequel les opinions divergent en fonction de la perspective adoptée, sans terrain d’entente commune possible ; et l’autoritarisme d’un discours unifiant d’autre part, qui vise l’homogénéité du point de vue et nie ce faisant la possibilité de positions alternatives. Comme l’indique ce même titre, un espace d’entente commune où les perspectives différentes peuvent coexister peut être trouvé, mais il implique d’admettre l’existence d’autres perspectives, et d’admettre que toutes, y compris la sienne propre, ne sont jamais arrêtées une fois pour toutes, ni fermées au dialogue. Comme l’écrit Emmanuel Alloa, en définissant ainsi la « pluralité des perspectives » qui seule peut mener à un « partage » de celles-ci :
Là où il n’y a pas d’alternatives, il n’y a pas de perspective. Concéder que les choses sont une affaire de perspective, c’est déjà concéder qu’il y a toujours (du moins potentiellement) d’autres points de vue possible. Le perspectivisme impose la possibilité d’une ré-vision. (p. 72)
4Il prolonge ainsi la pensée de Hannah Arendt, qui affirmait avec force dans La Condition de l’homme moderne (1961) : « Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective » (cité par E. Alloa, p. 255).
5C’est donc un enjeu philosophique et social qui prime dans cette étude menée avec clarté et dynamisme sur une question vaste et complexe, qui n’esquive aucunement l’investigation fine et minutieuse requise dans les différents domaines disciplinaires où la notion de perspective joue un rôle clé. Ainsi, Emmanuel Alloa ne recule pas devant l’étude des implications physiques et géométriques de la notion de perspective et de ses décentrements (p. 91-105), en résumant efficacement les développements en axonométrie, les problématiques de la cartographie ou les expériences artistiques comme les mena notamment le groupe De Stijl, ou encore en analysant les jeux de perspectives décentrées (anamorphoses, perspectives biaisées, parallèles ou obliques) qui caractérisaient l’art baroque d’un Holbein ou Vélasquez. Il insiste sur le rôle constitutif de la perspective dans toute forme de représentation, dans la mesure où elle est la « façon de faire advenir l’objet » auquel on se réfère dans une représentation (que celle-ci soit peinte, cartographiée, dessinée, etc.), ce qui explique la possibilité de représenter des objets qui n’existent pas, comme les figures d’« objets impossibles » ou auto-contradictoires qui furent imaginés et dessinés par Oscar Reutervärd, Roger Penrose ou encore M. C. Escher (p. 104).
6Ce sont ainsi deux façons d’étudier la question qui sont conduites successivement par E. Alloa : dans les premières cent pages, c’est d’abord une vaste réflexion phénoménologique englobante sur la question de la perspective et de la possibilité d’un lieu de partage qui est exposée ; elle est suivie d’une série d’études de cas correspondant à des « moments dans l’histoire de la perspective » qui viennent établir une archéologie de la question. Ces deux modes d’étude complémentaires de la perspective, générale et particulière, partagent (pour reprendre le mot à bon escient) la conviction fondamentale qui régit et rend possible la thèse des perspectives partagées, à savoir le fait qu’il n’est pas de méta-perspectivisme possible, mais seulement et tout au plus un trans-perspectivisme. Si aucun point de vue ne peut englober tous les autres — il ne serait plus alors une perspective —, une coexistence de points de vue peut et doit être prise en compte, sauf à vouloir vivre dans un superbe et néfaste isolement, à l’instar du misanthrope. Car, écrit l’auteur dans ce qui est le message fondamental de son livre, « au-delà de la capacité de prendre position, il y a celle, peut-être plus fondamentale encore, de savoir se déprendre de la sienne » (p. 106). Toute perspective doit par définition pouvoir se déplacer, et ce dynamisme d’opinion est la condition même de la liberté de chaque prise de position. Emmanuel Alloa cite à ce propos le maître du Bauhaus et du Black Mountain College, Josef Albers, pour soutenir avec lui que « nous ne pouvons demeurer en un point de vue unique, il nous en faut plus pour que la vision libre soit sauve » (cité p. 106).
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7Le trans-perspectivisme donc comme ce « plus » réclamé par Albers pour préserver nos libertés d’opinions : dans la première partie de l’essai, Emmanuel Alloa en examine les enjeux, les présupposés, et les conditions.
8L’enjeu, nous l’avons déjà souligné, consiste à sortir du dilemme qui se dessine entre relativisme ou absolutisme. Le relativisme considère qu’il ne peut y avoir qu’une myriade de points de vue individuels différents qui s’excluent mutuellement, et empêchent tout dialogue au sens d’avancée vers l’entente. À ce perspectivisme néfaste s’offre la solution séduisante du totalitarisme en tant que discours uniformisant et coercitif. L’isolement particulier glisse alors vers l’intolérance générale. Emmanuel Alloa souligne que la prise en compte de la « perspective » dans toute énonciation d’opinion et donc dans toute prise de position permet d’envisager une solution à cette impasse entre la division et l’intolérance, en restaurant l’échange et le dialogue pour avancer vers un partage d’idées, reconnues comme autres mais non pas niées ni dominées, plutôt prises comme source d’un « monde pratique commun » (p. 36 ; p. 11 ; p. 252).
9Cette possibilité d’un perspectivisme constructif comme terrain d’entente est inscrite dans l’histoire artistique même de la notion, comme le montre très clairement Emmanuel Alloa. Initialement perspective-vision, elle est devenue à la Renaissance perspective-figuration ou, comme l’avait appelée Panofsky, forme symbolique. C’est à cette forme symbolique de la perspective qu’il faut revenir pour sortir de l’individualisme divisant, afin de pouvoir fonder un « point de vue partagé » (p. 36), qui se situerait dans l’infrastructure même du « sensible » au sens où l’entend Rancière. Dans cet espace d’entente, espace indivis et non de division, une perspective commune peut émerger, mais à une condition. Il s’agit en effet de repenser le rapport frontal au monde (celui de la vue d’un objet par un sujet) sur le mode d’un triangle référentiel qui crée une « attention conjointe » entre deux sujets concernés par une même objet, mais dont la vision diffère. Il ne s’agit nullement de partager la même vision (deux corps n’occupent jamais le même espace, et n’adoptent donc jamais in stricto sensu une même vision sur un objet, souligne E. Alloa), mais de partager la référence vers l’objet. L’entente, autrement dit, ne doit ni ne peut s’établir sur base d’une vision commune, mais elle peut s’établir en revanche sur base d’un « espace attentionnel partagé » dans lequel les perspectives-visions peuvent alors converger (p. 36-38).
10Sur le plan social et idéologique, les perspectives partagées ne consistent donc pas en une homogénéisation des opinions ou « vues » sur les objets. Elles sont l’effet d’une convergence de champs attentionnels qu’on porte sur les objets. Créer un tel champ attentionnel partagé suppose donc la capacité de pouvoir « varier de point de vue », afin de créer l’espace virtuel ou symbolique dans lequel peut s’établir l’entente communicationnelle et sociale. « Si nous ne partagerons jamais directement la vue d’autrui, nous pouvons partager un visible », résume efficacement l’auteur, en s’appuyant sur le propos d’Erwin Straus : « ce n’est pas à la vue que nous pouvons participer, mais au visible qui nous apparaît comme une partie d’une altérité inclusive globale selon les différentes perspectives spatio-temporelles » (E. Straus, Du sens des sens, 1935, cité par E. Alloa p. 42-43).
11Présupposés. Trouver cet espace de partage d’où les perspectives peuvent converger sur un objet, cela suppose non seulement la reconnaissance d’une pluralité de perspectives possibles sur cet objet : celui-ci doit en outre est reconnu comme stable malgré les différentes façons par lesquelles on peut l’appréhender. Les points de vue ne peuvent converger, autrement dit, qu’à propos d’un référent commun dont l’unité ontologique reste invariable, et qui précède toujours l’acte perceptif : qui est toujours « en excès sur la visée » (p. 62). Le plaidoyer d’Emmanuel Alloa suppose donc — et revendique nettement — un réalisme ontologique sans lequel aucun ancrage des perspectives différentes ne pourrait se faire dans un référent commun. « Le monde tire sa solidité du fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites et qui transcendent l’ensemble des façons qu’ont les êtres de s’y rapporter. Il n’empêche que la persistance et la consistance des choses n’est vérifiable qu’à travers l’ensemble des manières de s’y référer, auxquelles, tout en s’y livrant, elles opposent de la résistance » (p. 69).
12Conditions. Il est intéressant de voir comment l’auteur recourt à plusieurs reprises à Nietzsche, ce grand coupable de la dés-objectivation de la science, pour donner une assise à son plaidoyer en faveur du partage des perspectives (p. 44-53 ; p. 250). Il est vrai que le philosophe allemand avait souligné une idée, trop rarement rappelée, selon laquelle il importe de « vouloir-voir-autrement » pour être « capable de faire servir à la connaissance la diversité même des perspectives et des interprétations d’ordre affectif » (Nietzche, La Généalogie de la morale, III, §. 12, cité par E. Alloa p. 51). Le perspectivisme de Nietzsche est donc tout le contraire d’un relativisme anarchiste : il « n’exclut en rien la possibilité d’un croisement des regards, au contraire, la confrontation des points de vue est même érigée en norme », souligne E. Alloa (p. 52). La confrontation des points de vue, c’est précisément l’opération de pluralisation des perspectives qui forme la condition du partage libre des opinions.
13E. Alloa propose ici trois manières de pluraliser les perspectives : envisager (vouloir-voir-autrement donc) une coexistence des temps (p. 73), des espèces (p. 76) et des êtres (p. 80). Ces trois formes d’élargissements de nos perspectives étudiées de près dans le livre sont trois façons de déplacer certaines normes de notre savoir, en confrontant notre perspective à celle de personnes d’autres temps, à celle d’autres espèces ou même d’autres êtres. Dans la dernière forme de pluralisation, la fiction ne jouerait pas un moindre rôle, elle qui consiste précisément à demander à son lecteur de « feindre » ludiquement pendant un temps — le temps, précisément, de « vouloir suspendre la non-croyance » (willing suspension of disbelief, selon la définition de la fiction par Coleridge) — de se « déplacer » de son point de vue (celui du lecteur réel qu’il est dans telle société à telle époque) vers celle de l’époque, des normes et des conventions qui régissent l’univers de fiction dans lequel il va s’immerger. La fiction en effet repose entièrement sur notre faculté de déplacer notre point de vue, sans laquelle elle ne peut pas « marcher », et à travers laquelle toute personne peut donc faire l’expérience de la malléabilité des opinions (c’est là tout l’enjeu du pacte implicite de la fiction). La fiction forme-t-elle l’expérience par définition de la pluralisation des perspectives en faveur de laquelle plaide le livre ? Ce qui est sûr, c’est que les perspectives plurielles ont « un effet réalisant », souligne Emmanuel Alloa (p. 69), en faisant sienne la conviction de Hannah Arendt (La Condition de l’homme moderne, 1961, cité p. 69). Et l’auteur du Partage des perspectives de conclure :
À travers ces perspectives plurielles, c’est non seulement l’objet qui gagne en consistance, mais aussi le monde commun qui se tient à l’arrière-plan. Il n’y a de monde commun que parce qu’il n’y a aucune approche privilégiée qui permettrait de se l’approprier. (p. 69-70).
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14Cet essai sur le partage des perspectives comprend dans un deuxième volet plusieurs études consacrées à des questions particulières. Après une relecture approfondie des passages clés de La République de Platon portant condamnation des images, pour montrer que c’est « selon l’être ou selon l’apparaître » des images que le philosophe antique les (dis)qualifiait (p. 109-132), et à côté d’une étude fascinante des œuvres de l’artiste Robert Smithson (p. 165-190), Emmanuel Alloa revient — comme le lecteur peut s’y attendre — sur les deux grands livres traitant de la perspective dans le domaine de l’histoire de l’art : La Perspective comme forme symbolique (Die Perspektive als Symbolische Form) d’Erwin Panofsky (1927), et L’Origine de la perspective de Hubert Damisch (1987) (sections « Florence 1425 », p. 133-164, et « Panofsky contre Cassirer », p. 191-227). Rappelant la critique de Damisch à l’égard de Panofsky, selon laquelle le développement de la perspective n’est pas le fruit d’une « invention » à la Renaissance, mais qu’elle est bien plutôt, à cette date, et sous l’impulsion de l’expérience célèbre de Brunelleschi en 1425 à Florence, l’instauration d’une norme de vision — la vision centrée étant érigée comme la seule juste et valable pour bien des siècles —, Alloa s’attache ensuite à restituer l’optique profonde du livre de Damisch, que celui-ci avait conçu comme réponse à la thèse structuraliste de la prééminence du langage. Cette thèse notamment soutenue par Benveniste, selon lequel le langage serait le seul signe capable d’autoréflexivité, est contredite dans L’Origine de la perspective par la démonstration de la réflexivité de la peinture, par le perspectivisme précisément comme possibilité de « débrayer » (changer) d’un point de vue à un autre, et donc, par extension, de produire un retour réflexif.
15Au-delà des expérimentations de la perspective, ou de la non-perspective, en histoire de l’art, la discussion est loin d’être close dans ce domaine comme dans bien d’autres. E. Alloa aurait certainement pu enrichir la discussion très complexe de la question dans le domaine de la théorie littéraire — Raphaël Baroni vient de proposer de son côté sur Fabula une éclairante mise au point de la question de la « perspective » en littérature, trop souvent confondue avec les termes de « point de vue », « focalisation » et « subjectivité » (voir Fabula-LhT n° 25, janvier 2021). Une mise au point terminologique s’impose en effet, comme le fait E. Alloa dans son livre (p. 70-72 et p. 263-267) sur le plan morphologique, et comme le fait Baroni sur le plan littéraire après avoir dépouillé les grandes théories de la perspective narrative du dernier demi-siècle (Genette, Mieke Bal, Rabatel, Jost…). On remarquera que tant R. Baroni dans le domaine de la littérature qu’Alloa dans son enquête historique et philosophique de la notion insistent sur le découplage entre le sujet percevant et l’objet perçu ou dont il est question (le référent), pour montrer qu’entre sujet et objet s’étend tout un champ qui est proprement celui de la perspective, celle-ci opérant comme un trait d’union, pour ainsi dire, entre les deux pôles.
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16L’essai d’Emmanuel Alloa pose donc une thèse claire et ferme, particulièrement bienvenue à l’heure où les fake news, fake tech, post-truth et autres moyens de diffraction du mensonge et d’instauration d’une incertitude générale, suscitent en retour une constellation de positions isolées, souvent repliées sur elles-mêmes par méfiance ou ignorance. « La floraison des rumeurs, la montée du conspirationnisme et la dissémination délibérée d’“infox”, tout cela génère une dissonance cognitive qui finit par saper la croyance dans un monde commun et partagé », écrit le philosophe (p. 230) à propos de notre époque actuelle, marquée en outre par les effets néfastes du storytelling. L’impression d’inutilité d’un débat dans cette dissémination des points de vue est créée et justifiée par l’invocation constante du « droit à la différence » et du droit aux informations alternatives. Mais contrairement aux effets bénéfiques que de telles revendications peuvent avoir dans un contexte totalitaire, cette exigence extrême de liberté infinie de savoirs et de contestations devient néfaste dans une démocratie en ce qu’elle « fraye la voie à des politiques régressives » (p. 232). En réponse à l’erreur perspectiviste, le néo-factualisme s’est considérablement renforcé : « certes, il y a plusieurs points de vue, mais les faits quant à eux sont indépendants de la manière que nous avons de les conceptualiser », résume efficacement E. Alloa (p. 233). Le risque, ici, est toutefois de verser dans une nouvelle forme de pensée totalitaire, selon laquelle il n’y aurait qu’une seule et unique vérité non seulement des faits, mais aussi de la façon de les décrire. Toutefois, la description et donc la catégorisation des “faits” n’est-elle pas elle-même « le résultat de régimes de savoir changeants » ? (p. 235) ; et par conséquent, ceux-ci ne sont-ils pas véritables de leur point de vue au moment où ils sont (historiquement) donnés, i.e. reconnus comme valables ? La question de la vérité des faits, voire tout simplement de la possibilité de parler de ceux-ci, n’est pas séparable de la perspective qu’on adopte sur eux. Mais alors, n’y aurait-il pas de faits, seulement des interprétations, et donc une vérité seulement relative, selon la maxime galvaudée de Nietzsche (p. 240) ?
17La dernière section du livre d’Emmanuel Alloa, qui n’est pas une clôture mais au contraire une « ouverture » vers ce pluriel des perspectives pour lequel le philosophe plaide inlassablement (section « Éloge du pluriel », p. 229-270), affirme très fermement la nécessité d’une pluralisation des perspectives comme condition d’une sortie du doute ou du mensonge, donc du choix entre l’adhésion à des post-vérités fabriquées par les fake news d’une part, ou du néofactualisme, instaurant un discours de vérité autoritaire et donc potentiellement intolérant d’autre part. Il y a des faits, il y a des interprétations, certes. Mais à partir de là, il ne reste plus qu’à « vouloir-voir-autrement », comme disait Nietzche, si on veut permettre le rapprochement des perspectives pour créer une entente partagée. « C’est dans ces écarts de sens que le perspectivisme déploie son potentiel critique », affirme avec force E. Alloa (p. 56).
18L’entente sociale : une affaire de géométrie, de peinture, d’art ? Comme l’avait déjà noté Valéry, il y a une « vue voulue » à toute pratique de dessin, dont la conséquence est un changement de pensée : « Je m’avise que je ne connaissais pas ce que je connaissais : le nez de ma meilleure amie… », écrit l’auteur de Degas Danse Dessin1. Et Valéry d’ajouter, entre des parenthèses ouvrant à un champ vertigineux dont tout le livre d’Emmanuel Alloa est l’exploration : « (Il y a quelque analogie entre ceci et ce qui a lieu quand nous voulons préciser notre pensée par une expression plus voulue. Ce n’est plus la même pensée.) » On ajoutera à la parenthèse, que cette pensée transformée est devenue pensée partagée : celle qui a opéré le rapprochement vers l’entente, parce qu’elle l’a voulu.