Femme, philosophe, féministe… & littéraire : Michèle Le Dœuff au matrimoine français
1Faisant suite à deux journées d’études consacrées à la philosophe française Michèle Le Dœuff (tenues en septembre 2015 à l’Institut protestant de théologie), le volume coordonné par Jean-Louis Jeannelle et Audrey Lasserre réunit dix-huit communications de chercheur·se·s de différentes nationalités et de disciplines diverses. Il s’achève sur trois articles de la philosophe elle-même, dont l’un est publié pour la première fois in extenso (« Femmes – Philosophes – Féminisme : un post-scriptum »). Distribuées en quatre parties (« Défier la loi des genres » ; « Le sexe des savoirs » ; « À la barbe des philosophes » et « Recherches actuelles en philosophie féministe » – la cinquième partie, « Michèle Le Dœuff : un parcours », regroupant les textes de la philosophe), les contributions proposent une déambulation dans la pensée de la philosophe ; certaines s’attachant à un aspect de l’un des trois livres publiés par l’autrice ou de sa centaine d’articles, tandis que d’autres prennent une perspective plus générale sur son œuvre. L’ensemble permet de cartographier de manière ni linéaire ni dogmatique la pensée de la philosophe, pour reprendre la métaphore de navigation chère à l’autrice et reprise ici en titre de l’ouvrage :
Ce qu’on appelle se ré-orienter dans la pensée c’est s’apercevoir qu’on est en train de se promener quelque part avec une carte qui n’était pas la bonne parce qu’on n’a pas pris en compte où l’on était1.
Une reconnaissance française tardive
2La parution de cet ouvrage marque enfin la reconnaissance de l’importance du travail de Michèle Le Dœuff en France, bien après le monde anglo-saxon et en particulier l’Australie, comme le rappelle l’avant-propos (« Nouer avec Michèle Le Dœuff »). Rappelant le contexte des différents courants féministes dans les années 1980 et 1990, plusieurs articles explicitent l’opposition de Michèle Le Dœuff au différentialisme alors dominant et esquissent ainsi une hypothèse pour un tel retard, voire une telle invisibilisation de sa pensée2. Dans la mesure où le féminisme différentialiste ne fait qu’inverser la valeur associée au féminin en le revalorisant sans s’attaquer à la pensée dualiste, il sert les intérêts majoritaires, ce qui explique son succès, notamment en philosophie et en littérature, au détriment de penseuses plus corrosives qui, comme Michèle Le Dœuff, renversent les dichotomies tout en proposant des visions, des « modèles affirmatifs », comme le note Vanina Mozziconacci (p. 190) s’appuyant sur Le Sexe du savoir : « Car le savoir administre les espoirs quand le passé est constitué en miroir de l’avenir qu’on espère, ou si l’on y présente, réalisée dans les “faits”, la norme qu’on défend pour maintenant et demain matin3 ». Incidemment, ce sont donc les féminismes qui se trouvent ici cartographiés et leurs différentes carrières problématisées.
Les qualités littéraires de l’écriture philosophique de Michèle Le Dœuff
3En concluant l’ouvrage par trois articles de Michèle Le Dœuff, J.‑L. Jeannelle et A. Lasserre ont pris une décision heureuse, puisqu’elle fait entendre directement la voix de la philosophe, après que la majorité des commentateur·rice·s en ont souligné l’originalité. Plusieurs articles mettent en effet en avant l’articulation singulière du littéraire et du philosophique dans l’œuvre de Michèle Le Dœuff, à commencer par son style unique, « baroque » et personnel, rare dans une discipline qui a érigé l’objectivité et la neutralité en normes d’une universalité qui ne représente en réalité que le masculin. J.‑L. Jeannelle qualifie la philosophe d’« intéressée » dans la mesure où elle avance sans masque (« L’implication philosophique »). Il s’attache ainsi à la dimension autobiographique des écrits de Michèle Le Dœuff ; Ina Schabert à son écriture dialogique et à son humour fait d’ironie, qu’elle met en lien avec son goût pour le théâtre de Shakespeare (« Sous un ciel élizabéthain : Michèle Le Dœuff et Shakespare »), Marion Carel aux pseudo-digressions d’un discours toutefois extrêmement rigoureux (« Dire digressif et digression dite ») et Adrienne Estrada à la force d’interpellation d’une autrice qui laisse néanmoins sa « douce lectrice et [son] gracieux lecteur » libres de poursuivre leurs propres réflexions et leur propre engagement, ce qu’elle appelle « l’efficience en partage ».
L’analyse littéraire comme outil philosophique féministe
4Il n’y a pourtant pas que le style de Michèle Le Dœuff qui soit digne d’une attention littéraire ; elle-même, comme le rappelle notamment la contribution de Florence Lotterie (« Imaginer la différence des sexes »), s’est attachée à analyser l’imaginaire développé dans les textes philosophiques. Michèle Le Dœuff révèle ainsi que la philosophie s’appuie sur des représentations genrées et des distinctions de sexe alors même qu’elle prétend développer un discours parfaitement rationnel. Or, ces « discours infra-théoriques » sur les femmes, injustifiables et injustifiés, témoignent du sexisme de la tradition philosophique occidentale, qui s’est construite en excluant les femmes de la production des savoirs (voir Michèle Le Dœuff, « Femmes – Philosophes – Féminisme : un post-scriptum »). Même chez les philosophes des Lumières traditionnellement considérés comme représentants du progrès social, montre Florence Lotterie, l’égalité de principe s’accommode d’une croyance persistante en l’inégalité entre les sexes. Thérèse Courau suggère ainsi que le cloisonnement entre philosophie et littérature sert une tradition philosophique occidentale cherchant à masquer la misogynie de son imaginaire. Entre les mains de Michèle Le Dœuff, l’analyse littéraire devient donc un outil féministe pour dénoncer les stéréotypes sexistes dans les textes philosophiques. Il apparaît alors que la pensée philosophique féministe n’est jamais aussi opérante que lorsqu’elle se nourrit de cette pluridisciplinarité et porte sur des « objets précis », au lieu de se refermer sur elle-même et de s’auto-justifier, voire de s’auto-glorifier (Michèle Le Dœuff, « Femmes – Philosophes – Féminisme : un post-scriptum »).
5L’ouvrage tire ainsi les conclusions de cet enseignement en accueillant des contributions qui ressortissent à différentes disciplines telles que la sociologie, la littérature et la philosophie. Une telle plongée dans les données empiriques est d’ailleurs ce qui explique l’enthousiasme de Michèle Le Dœuff pour Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, dont témoigne « De l’existentialisme au Deuxième sexe ». Selon Michèle Le Dœuff, Simone de Beauvoir a réussi un « tour de force » en mettant l’outil conceptuel de l’existentialisme au service d’une enquête sur l’oppression des femmes, alors même que cette doctrine sartrienne niait originellement toute détermination par les conditions socio-historiques. Il y a là, affirme Michèle Le Dœuff, un exemple réussi de transformation d’un système philosophique narcissique et clos sur lui-même grâce à l’attention de l’autrice à la situation concrète des femmes.
Femme, philosophe & féministe
6Une autre articulation majeure soulignée par la plupart des articles est celle du féminisme et de la philosophie. Dans la tradition philosophique, « être femme » et « être philosophe » sont deux positions qui ont été rendues incompatibles, à tel point que Michèle Soriano affirme que les femmes n’ont pas d’« autorité discursive » (p. 100–101), citant Le Sexe du savoir :
Les femmes sont donc interdites de parole, sauf lorsque, plus âgées, elles prêchent aux plus jeunes leurs devoirs déterminés par l’ordre patriarcal. Je propose de désigner par le terme de nomophatique un code déterminant ainsi qui a le droit de parler, à qui, où, sur quels sujets, pour dire quoi et sur quel ton, afin de pouvoir généraliser et nommer ce dont il faudrait se débarrasser4.
7De cette injustice et de cette inégalité de genre dans le rapport au savoir, il n’y a pas lieu, pour autant, de conclure à une position victimaire : Eva von Redecker (p. 203-204) rappelle que cette situation est au contraire productrice d’un point de vue critique qui correspond à la définition même de la pensée philosophique pour Michèle Le Dœuff :
Loin de se laisser aller à l’écœurement, les femmes devraient savoir que le sexisme du discours philosophique leur offre une prise sur ce discours, et qu’elles peuvent alors réexaminer comme cela n’a encore jamais été fait. Et qu’à cette occasion, des questions peuvent émerger, qui intéressent tout le monde5.
8Le féminisme, en tant que pensée autonome qui refuse l’assujettissement des femmes, permet donc de résoudre l’aporie de la question des femmes en philosophie, comme le montre Mara Montanaro dans « Le danger d’un défi : être philosophe et féministe (Françoise Collin, Michèle Le Dœuff , Rada Ivekovic) » en citant Michèle Le Dœuff :
Il est possible de soutenir que le féminisme est le terme qui permet d’intégrer dialectiquement les deux autres – femmes et philosophie – sans les annuler […] Être féministe intègre dialectiquement le fait d’être femme […] Être féministe est aussi une façon d’intégrer le fait d’être philosophe. Car, depuis deux siècles, une féministe est une femme qui ne laisse à personne le soin de penser à sa place ; de penser, tout court, et plus particulièrement de penser ce qu’est la condition féminine ; ou ce qu’elle devrait être. Si l’on rapporte (au moins par hypothèse) le fait de philosopher à une affirmation de soi dans la pensée, un retrait individuel par rapport à ce qui est généralement cru, alors « philosopher » et « être féministe » apparaissent comme une seule et même attitude, une volonté de juger par soi-même et pour soi-même6.
9Ce point de vue critique produit par la situation des femmes est un savoir situé (comme le rappellent les articles de J.‑L. Jeannelle et de M. Soriano), qui pose en particulier des questions épistémologiques, parmi lesquelles figure la question de l’accès à la production du savoir. Michèle Le Dœuff écrit ainsi dans « Femmes – Philosophes – Féminisme : un post-scriptum » : « C’est pourquoi je voudrais plaider qu’il y a des opérations philosophiques locales, dont seules les féministes s’avéreraient aujourd’hui capables, notamment du côté de l’épistémologie critique des disciplines, mais aussi du côté de l’“histoire des idées” » (p. 243). Ainsi, non seulement le point de vue féministe apparaît-il particulièrement efficace pour débusquer les passages sexistes dans les discours philosophiques, mais aussi pour les penser dans leur totalité. Il n’y a donc pas lieu de faire de la philosophie féministe un savoir spécialisé cantonné à la seule question des femmes. Michèle Le Dœuff perçoit ainsi qu’il y a un risque « régionaliste » à constituer un champ d’études féministes philosophiques en tant que tel, qui exclurait une fois de plus le groupe minoritaire des femmes de la « généralité » :
Régionalisme pervers, qui tend à cantonner soigneusement les diverses catégories sociales opprimées dans leurs questions, quand l’essentiel, pour eux et pour la pensée, pourrait éventuellement se jouer ailleurs. Quand un va-et-vient entre le champ dit « général » et la prise en charge politique de questions dites régionales serait susceptible de proposer de nouvelles questions de recherches. (ibid., p. 234)
La transmission d’un savoir « tonique »
10En nous donnant une somme de commentaires variés sur le travail d’une figure jusque-là invisibilisée en France de notre « matrimoine » (j’emprunte le terme à Marjolaine Deschenes), ce volume poursuit le projet de Michèle Le Dœuff qui consiste, entre autres, à nous faire redécouvrir les penseuses ; tâche à laquelle elle s’est consacrée en particulier dans Le Sexe du savoir dans lequel elle présente l’œuvre de Christine de Pisan, disqualifiée comme « bas-bleu » (voir l’article de Thérèse Courau) ou encore celle de Gabrielle Suchon (voir Nicole MOSCONI, « Gabrielle Suchon : les belles sciences »). La conclusion de J.‑L. Jeannelle et d’A. Lasserre rappelle que, pour celle qui fut professeure à l’École normale supérieure de Fontenay, un établissement alors non-mixte, la transmission du savoir était un enjeu majeur, bien qu’elle n’ait pas écrit directement sur la question de la pédagogie. Le volume joue ce rôle de transmission en constituant aussi bien une introduction au travail de la philosophe qu’un « guide » non contraignant dans sa pensée ouvrant sur de nouvelles perspectives pour celles et ceux qui le connaîtraient déjà.
11Christine Détrez rappelle dans sa contribution que Michèle Le Dœuff se préoccupait de l’effet de certains écrits sur leurs lecteur·rice·s, déplorant que la tradition philosophique déprime les étudiante,s et encourageant plutôt la recherche d’un savoir qui produise de la joie au lieu d’une « phallomélancolie7 » ou encore des « représentations et affects tristes8 », comme le rappelle Florence Lotterie. Le volume témoigne à cet égard d’une familiarité plurielle avec l’œuvre de Michèle Le Dœuff, exprimée parfois sur un mode très personnel, parfois très technique, ce qui prolonge cette volonté de la philosophe de produire des savoirs « toniques » (voir les articles de Chr. Détrez et de V. Mozziconacci). Ces savoirs sont « empowering » car ils favorisent la capacité d’agir de celles qui se sentent plus d’attrait pour l’étude que pour le rouet (Th. Courau, p. 110).
12Dans ses dernières pages, l’ouvrage invite néanmoins les féministes à s’observer sans concession et à se méfier de leurs propres tentations à se constituer en juges des autres discours féministes, s’autorisant ainsi à opérer des coupes dans leur propre matrimoine (voir l’article de M. Deschenes). Cette question reste tout autant d’actualité que le féminisme lui-même puisque, comme l’écrivait déjà Simone de Beauvoir en 1949, la question des femmes est niée au point qu’elle semble « à peu près close9 ». La poser comme un problème toujours contemporain requiert donc le courage d’une philosophe iconoclaste telle que Michèle Le Dœuff : « J’ai choisi d’affronter le malaise, et d’évoquer les raisons qu’on aurait de ne pas écrire le livre que voici ; d’en écrire un autre, voire aucun, et d’affirmer qu’il n’y a pas de problème du tout10. »