Maurice Barrès l’influenceur : modalités d’une admiration ambivalente
1Si l’importance d’un écrivain se mesure à l’influence qu’il a pu avoir sur ses pairs, nul doute que Barrès occupe dès lors une place de tout premier plan, que sa réduction à des positions idéologiques gênantes a parfois pu faire oublier. L’impressionnante étude de Fabien Dubosson s’attache à expliciter la richesse de cette réception, en deux temps : une première partie est consacrée à la construction, par le futur « prince de la jeunesse », de son autorité (c’est l’époque du « barrésisme », terme apparu en 1892 sous la plume du poète et critique Camille Mauclair) ; une seconde partie s’intéresse aux contre-lectures auxquelles l’œuvre et la personne de Barrès ont pu donner lieu, auprès de plusieurs générations d’écrivains (les « jeunes gens de la Revue blanche », André Gide, Albert Thibaudet, Jacques Rivière, Louis Aragon, Joseph Delteil). La double approche adoptée (l’étude empruntant ses outils aussi bien à l’histoire littéraire qu’à la sociologie de la littérature) permet de proposer une analyse très fine tant des modalités de réception de l’œuvre et de la personne de Barrès, que – dans une perspective plus théorique – de la manière dont la réception d’un « maître » engage des enjeux de positionnement dans le champ littéraire du côté des « disciples ».
La construction d’une posture « cohérente »
2La première partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à décrire finement la manière dont Barrès s’est efforcé de construire sa posture et son autorité littéraires durant la première décennie de son écriture, entre 1888 et 1898. Malgré la diversité des milieux littéraires fréquentés durant cette période (milieu des « psychologues », des symbolistes, des idéalistes, des décadents pour l’essentiel), malgré, encore, l’éclectisme des références esthétiques convoquées, malgré, enfin, l’influence des différents engagements politiques, cette période se révèle déterminante en ce qu’elle voit l’émergence d’une « posture cohérente qui ne variera qu’insensiblement dans la suite de sa carrière » (p. 42). Cette posture, dont les principes se dévoilent à travers l’exercice de la critique (assidûment pratiquée les premières années) aussi bien que dans l’écriture des premiers romans, prolonge autant qu’elle renouvelle une certaine tradition littéraire.
3À ses débuts, le choix de Barrès de se présenter comme un « artiste » répond ainsi, d’un côté, au refus de souscrire au principe d’impersonnalité défendu par Gustave Flaubert et les naturalistes, de l’autre, à la reprise du culte wagnérien de l’émotion. Mais c’est surtout l’écho que donne Barrès, au cours de la décennie 1890, au principe de responsabilité de l’écrivain formulé par Paul Bourget, qui l’amène à préciser et moduler sa posture :
Barrès est passé insensiblement, dans la définition de son propre rôle, du « dilettantisme » d’obédience renanienne, qui refuse les assignations de l’individu à une spécialisation donnée (dont celle d’« artiste »), à une figure plus englobante, impliquée dans les débats sociétaux de l’époque sans avoir pour autant renoncé à la « vie littéraire » – statut qu’il n’ose plus, en 1903, nommer par le substantif qui lui conviendrait : celui d’« intellectuel ». (p. 171)
4De fait, Barrès a joué un rôle important dans l’émergence de la figure de l’intellectuel, « non sans causer de profonds déchirements chez ses admirateurs au moment de l’affaire Dreyfus » (p. 30), épisode mieux connu de la trajectoire barrésienne.
5La cohérence et la singularité de cette posture tiennent encore et surtout à la manière très spécifique dont l’écrivain articule écriture littéraire et engagement politique. Parce qu’il a « placé très tôt son activité créatrice sur le fond d’un engagement de nature idéologique » (p. 11), sa conception de l’écriture littéraire doit beaucoup à ses engagements politiques, sur le plan des idées développées et, plus encore, du point de vue de la rhétorique déployée. Plus précisément, Barrès assume une posture explicitement politique, qui fait de la littérature « le lieu politique par excellence1 ». L’engagement politique se conçoit dès lors comme une « conséquence de l’œuvre » (p. 179) ; pour le dire autrement, sa posture est celle d’un « écrivain-homme d’action qui agit au nom de son œuvre » (p. 187).
La « productivité » d’une posture : mode d’emploi
6Cependant, « [l’]’aspect le plus intéressant de la posture barrésienne, c’est qu’elle est devenue […], à son tour, un scénario auctorial pour d’autres écrivains ou critiques », au point qu’« on ait pu donner un nom général – le “barrésisme” – à ce phénomène de diffusion contagieuse d’une image auctoriale » (p. 26). Bien que la « productivité » de la posture barrésienne (p. 35) réponde bien sûr à des causes différentes suivant les époques, et qu’elle soit étroitement dépendante de son contenu, elle tient aussi pour une grande part au souci manifesté par l’écrivain de faire des modalités de sa réception une dimension centrale et explicite de son projet esthétique.
7En effet, l’auto-réflexivité permanente de la démarche barrésienne, qui se traduit par un imposant appareil paratextuel et de nombreuses mises en abyme romanesques, de même que le choix de faire de la jeunesse le destinataire principal des œuvres, ou encore la définition d’une éthique de lecture fondée sur le partage d’une « sensibilité », sont autant d’éléments qui ont contribué à ériger le processus d’influence en véritable projet esthétique de l’œuvre. À cela s’ajoute la manière très singulière dont Barrès s’est servi de son œuvre autant que de sa personne pour imposer son influence :
Ce qui est frappant dans le cas de Barrès, c’est que le mimétisme dont il est l’objet concerne la personne même de l’auteur – ou plutôt sa persona, cette image de lui-même qui prend forme dans l’interaction entre sa propre mise en scène auctoriale (consciente ou non) et le reflet (plus ou moins déformé) qu’en donne le public au sens large. (p. 17)
8Cette constante réflexivité rend l’exemple barrésien éminemment instructif pour qui cherche à identifier les « raisons qui déterminent le succès d’un écrivain », celles qui « assure[nt] sa durabilité » (p. 13) et, plus précisément encore, celles qui mènent à la « consécration », non sans offrir des pistes de réflexion quant aux modalités de construction et de diffusion d’une image publique dans le champ littéraire.
Une influence polymorphe
9Au-delà de cette portée théorique, le travail de F. Dubosson permet surtout, grâce à une succession d’études monographiques, d’illustrer la richesse de l’héritage barrésien. De ce point de vue, l’originalité de l’analyse réside dans le choix de réceptions problématiques, liées aux « grands écarts idéologiques, aux appropriations paradoxales » (p. 30), sur des lecteurs « assez peu représentatifs du “barrésisme” tel qu’on l’entend généralement, mais qui ont adopté des stratégies […] pour maintenir envers l’écrivain une fidélité sans objet apparent ; fidélité qui demeurait toutefois productive pour leur propre image d’auteur, malgré le caractère inconfortable, voire contrarié, de cette admiration » (p. 31). Volontiers rapprochés de ceux qu’Antoine Compagnon a pu qualifier d’« antimodernes », les écrivains auprès desquels la réception barrésienne est étudiée entretiennent tous un rapport conflictuel à la modernité, critiquée « à des degrés divers et sur des plans dissemblables » mais dont ils se « proclament [pourtant] les représentants autorisés » (p. 31).
10Certaines modalités de cette influence sont déjà bien connues : c’est le cas, par exemple, de la postérité de la forme romanesque dans laquelle Barrès s’est illustré, ce « roman de socialisation » dont Denis Pernot a bien montré le succès durable, de Maurice Beaubourg à Jean de Tinan, sous une forme parfois satirique2. Moins remarquée par la critique, l’influence stylistique du « maître de Charmes » apparaît comme un fil rouge des différentes études monographiques de F. Dubosson : très tôt considéré comme le meilleur représentant du « style “Belle époque” », Barrès semble avoir associé son nom à certains « patrons stylistiques » jusque dans les années 1950, chez Aragon par exemple. Bien plus, c’est surtout sa conception du style qui se trouve plébiscitée : d’une part, un « culte du “style”, compris […] comme un rapport intime à l’“essence” de la langue française » (p. 32), de l’autre, un style appréhendé comme reflet d’un ethos, voire la perception de « l’écrivain comme “styliste” de son existence » (p. 763).
11Autre fil rouge de l’étude et de la réception, celui qui s’attache à expliciter la durabilité du succès du modèle de lecture popularisé par Barrès. Fondé sur une « communication directe, transitive » (p. 16), qui fait prioritairement appel à l’intuition et à la « sensibilité » du lecteur, le modèle de lecture barrésien apparaît comme une expérience de « sympathie » entre deux « sensibilités ». Le grand écho rencontré par ce modèle auprès des jeunes gens de La Revue blanche s’explique plus spécifiquement par la manière dont « le projet esthétique et éthique de Barrès semble avoir consonné avec l’horizon d’attente du (jeune) public lettré de l’époque » (p. 119), en l’occurrence, avec l’intérêt de toute une époque pour l’intuition et un régime de connaissance fondé sur la sensibilité.
Vers les oubliettes de l’histoire littéraire ?
12Pourtant – et c’est l’un des grands intérêts du travail de F. Dubosson de le souligner –, ces influences se révèlent ambivalentes : la réception de l’œuvre et de la personne de Barrès n’est jamais univoque, ni en synchronie ni en diachronie ; elle comporte toujours une dimension critique, qui tend généralement à se renforcer avec l’âge de celui qui le lit, et avec l’éloignement temporel. Ainsi le style et l’éthique du style barrésiens, initialement loués et imités, seront-ils jugés obsolescents et éloignés des injonctions d’une modernité soucieuse de bien dissocier l’œuvre et la vie.
13De fait, le progressif discrédit de l’auteur et de son œuvre, patent dès les années 1930 et accru après la Seconde Guerre mondiale, tient aussi à la mutation que connaît la « fonction-auteur » :
Barrès et sa large descendance ont représenté en effet une façon de vivre l’interlocution littéraire, passant par la personne même de l’auteur, qui prend fin avec le soupçon généralisé porté sur cette « autorité » personnelle incarnée et à prétention charismatique. (p. 762)
14Bien des valeurs et idées défendues dans et par son œuvre vont ainsi à l’encontre des représentations qui dominent le champ littéraire après-guerre : sa conception d’une écriture performative, son approche « fusionnelle » de la lecture qui fait appel à l’adhésion émotionnelle du lecteur, les principes de responsabilité et d’exemplarité, « le culte du “style” comme reflet d’un ethos » sont autant d’éléments qui paraissent « incongrus aux yeux de jeunes auteurs peu soucieux de préoccupations morales et d’“exemplarité” magistrale » (p. 763). De « prince de la jeunesse », Barrès en est alors venu à incarner des positions d’arrière-garde, ce qui a pu amener certains à conclure que « [l]e “barrésisme” se présenterait donc, a posteriori – […] abstraction faite de sa dimension idéologique – comme une impasse de l’histoire littéraire du xxe siècle » (p. 764).
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15Le double mérite de cette étude qui allie érudition discrète, finesse d’analyse et théorisation ponctuelle, est d’avoir mis au jour les liens intellectuels et esthétiques qui ont successivement lié à Barrès des écrivains occupant tous une position centrale dans le champ littéraire, mais aussi d’avoir souligné, à partir de l’exemple paradigmatique de Barrès, les modalités et les enjeux d’une réception dont l’auteur lui-même a fait un élément essentiel dans la construction de sa figure comme de sa posture d’écrivain. Parallèlement au travail d’édition ou de réédition des œuvres entrepris ces dernières années par Vital Rambaud et Denis Pernot, le stimulant ouvrage de Fabien Dubosson constitue lui aussi une invitation à (re)lire Barrès, quitte, bien sûr, à en faire une contre-lecture.