Quand le roman se fait atelier, ou l’éternelle intranquillité de l’écrivain francophone
1« L’Écrire est la solitude la plus nombreuse qui soit ».
Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot (2007)
2Le Roman comme atelier est un essai de Lise Gauvin, professeure émérite à l’Université de Montréal, écrivaine et critique littéraire, publié en 2019 aux éditions Karthala. Cet ouvrage propose d’étudier l’usage de l’écrivain‑personnage chez une sélection d’écrivains francophones contemporains. L’autrice y interroge la dimension métatextuelle et métafictionnelle de la littérature en dépliant les multiples facettes du protagoniste‑écrivain. Elle démontre ainsi qu’en plus d’être l’expression et le lieu d’une forme d’autoréflexivité, les « romanciers fictifs […], doubles plus ou moins avoués de leurs auteurs » (p. 5) contribuent non seulement à mettre en scène (et à nu) le processus de l’écriture, mais aussi à comprendre les enjeux de la création littéraire et le statut de l’auteur qui remet en question le monde et « les formes adoptées pour le réfléchir » (p. 161). En effet, L. Gauvin montre que, par l’insertion de ces personnages — qui apparaissent à la fois comme des doubles et des relais — dans le corps même de l’intrigue et du texte, le roman se fait laboratoire où se dévoile la genèse de l’œuvre. Cette genèse se déploierait ainsi sous les yeux d’un lecteur qui, par différents procédés, s’y trouve impliqué. L’ouvrage est organisé en huit chapitres consacrés respectivement à Patrick Chamoiseau, Assia Djebar, Réjean Ducharme, Maryse Condé, Alain Mabanckou, France Daigle, Dany Laferrière et Marie‑Claire Blais, suivis d’un entretien inédit avec Patrick Chamoiseau.
Brefs éclairages conceptuels des pratiques autoréflexives : de la surconscience linguistique au roman performatif
3La réflexion sur les écritures francophones avait déjà occupé L. Gauvin dans ses ouvrages précédents1. Le présent essai s’inscrit par ailleurs dans la continuité de plusieurs travaux consacrés aux aspects théoriques de l’autoréflexivité dont elle fait un état des lieux de la recherche dans l’introduction. D’emblée, L. Gauvin affirme que l’autoréflexivité est
à la fois un besoin de justification du littéraire dans l’ensemble des discours sociaux […] et un désir tout aussi prégnant de déconstruire ou plutôt de déplacer les frontières de la fiction en mettant en évidence la relativité et la complexité du rapport entre les mots et les choses. (p. 9)
4De concert avec Michel Foucault (Les mots et les choses, 1966), Jean Ricardou (Problèmes du nouveau roman, 1967) ou encore Lucien Dällenbach (Le récit spéculaire, 1977), elle soutient que la métafiction dans le récit peut emprunter plusieurs formes : l’enchâssement, la mise en abyme, la réécriture autodiégétique, mais surtout le recours au personnage‑écrivain questionnant son travail et invitant le lecteur à y participer. Lise Gauvin reprend et développe les notions de « surconscience linguistique » et du « roman performatif » qu’elle oriente, cette fois‑ci, vers l’examen des attributs et des fonctions du romancier fictif. D’entrée de jeu, elle souligne que l’usage de cette figure s’est intensifié au cours des dernières années et précise que cette technique ne peut que marquer davantage la complexité du rapport des écrivains francophones aux langues. C’est ce qu’elle nomme « la surconscience linguistique ». Soit un état d’autoréflexivité et de « conscience aiguë de la langue comme objet de réflexion, d'interrogation, d'enquête, mais aussi de transformation et de création2». Une situation singulière donc, qui amène l’écrivain francophone contemporain à attester une plus grande sensibilité aux questions linguistiques, faisant de l’écriture à la fois un espace et un outil de réflexion privilégié sur les mots et les choses.
5Dans un entretien passionnant avec Andrée‑Marie Lamontagne, L. Gauvin s’attache à définir
[la] « surconscience linguistique » [qui, selon elle] renvoie à une conscience de la langue comme d’un vaste laboratoire de possibles. Si chaque écrivain doit jusqu’à un certain point réinventer la langue, la situation des écrivains francophones a ceci de particulier que le français n’est pas pour eux un acquis, mais plutôt le lieu et l’occasion de constantes mutations et modifications. L’écrivain francophone doit créer sa propre langue d’écriture dans un contexte de relations conflictuelles ou concurrentielles entre plusieurs langues ou niveaux de langue3.
6Le questionnement du langage et la mise en fiction/question de la langue donnent vie à des créations littéraires inachevées : « des work in progress qui réalisent le projet qu’ils sont en train de décrire » (p. 163) tout en démystifiant la représentation de l’écrivain et du monde qu’elles livrent sans artifice, ses incompréhensibles, ses hasards et ses ratés, pour reprendre les mots de Patrick Chamoiseau4. Des œuvres en gestation donc que l’autrice appelle des « textes performatifs » donnant à lire (et à voir)
des figures diffractées d’auteurs ou de romanciers fictifs appliqués à décrire, sous forme de projet en gestation, le texte que le lecteur a sous les yeux. Romans qui par leur inachèvement même sollicitent l’intervention du lecteur invité à poursuivre l’itinéraire et la réflexion. (p. 10)
7Il ressort de la lecture que fait Gauvin de l’œuvre de Chamoiseau (mais aussi de son entretien avec lui), que pour ce dernier, la littérature est un mouvement‑questionnement permanent sur les impossibles. En effet, Chamoiseau conçoit l’écriture comme une activité artisanale qui consiste à lire/copier/réécrire des textes dont le sens pourtant ne cesse de lui échapper non sans altérer son rapport au monde5. Dans L’empreinte à Crusoé, par exemple, nous découvrons le narrateur qui n’est autre qu’un Robinson copiste s’efforçant d’entretenir sa faculté de parler en lisant, en écrivant. Une mise en abyme du processus d’écriture et une mise en évidence de son accomplissement dans les tâtonnements du doute et de l’incertain. Cette scénographie de l’acte de création littéraire comme fondatrice de l’identité s’appuie, de plus, sur une constellation d’illustres prédécesseurs tels que « Parménide, Héraclite, Perse, Glissant, Césaire, Walcott, Faulkner », constellation qui inscrit l’écriture dans l’ouverture. Ce que Chamoiseau explique en ces termes :
Je suis explosé d’écriture. En mots et en images. Chaque mot : un univers à inventer. Chaque image : un pays à trouver sans territoire et sans frontières6.
8Cela dit, L. Gauvin distingue deux formes d’autoréflexivité. La première passe par le biais du questionnement de la langue (autrement dit par la surconscience linguistique). La deuxième repose sur l’incarnation, à travers un personnage d’écrivain, du « pourquoi écrire » et par conséquent dans l’inscription de la problématique de l’écriture dans la texture du récit. Plusieurs questions se posent alors : quels sont les attributs et les fonctions des protagonistes‑écrivains ? Quelles représentations de l’écriture projettent‑ils? Quels discours sur la littérature tiennent‑ils ? Ce sont les questions que l’autrice s’emploie à examiner en consacrant un chapitre à chacun des huit écrivains faisant l’objet de son étude.
Le romancier fictif, ou l’éternelle intranquillité de l’écrivain francophone
9L’usage de l’écrivain‑personnage qui en appelle à la coopération du lecteur n’est pas une nouveauté. L. Gauvin rappelle que c’est une technique présente dans les littératures de langue française depuis le xviiie siècle dans les œuvres de Sterne et de Diderot. En outre, on retrouve la figure de l’écrivain imaginaire, « bibliophile averti et fin lecteur7 », dans plusieurs romans du xixe siècle et du début du xxe siècle. Elle cite à titre d’exemples Joyce, Gide ou encore Rilke. Pour ce qui est de la littérature québécoise, l’autrice s’appuie sur les travaux d’André Belleau, l’un des premiers à avoir interrogé l’usage du protagoniste‑écrivain, notamment dans son ouvrage intitulé Le romancier fictif. Selon A. Belleau, un texte qui met en scène un écrivain,
accomplit une réitération et même un dédoublement de l’auteur, de l’écriture et d’une idée de la littérature […] le personnage‑écrivain quels que soient son ou ses rôles sur le plan des événements, met en cause le récit comme discours littéraire : par lui, la littérature parle d’elle‑même, le discours s’autoréfère8.
10André Belleau a montré qu’à partir des années 1960, avec Le Libraire de Gérard Bessette, l’écrivain‑personnage est devenu moins un simple acteur ou actant de la substance narrative qu’un véritable « être en situation d’écriture qui participe de l’élaboration du livre » (p. 7). L. Gauvin observe qu’en ce sens, Je suis un écrivain japonais (2008) de Dany Laferrière (Chapitre VII : « De l’écrivain japonais à l’écrivain en pyjama ») en serait une illustration. Ce texte se construit sous les yeux du lecteur comme un art poétique dans lequel le narrateur‑écrivain donne sa conception de l’écriture ; « un livre à venir qui réalise le programme qu’il est en train d’énoncer » (p. 130). Il en va de même pour Patrick Chamoiseau (Chapitre I : « Le scribouilleur de l’impossible ») avec lequel on assiste à un dialogue sans cesse repris entre l’auteur et ses doubles, et où chaque figure auctoriale représente un maillon d’une chaîne ininterrompue. Dans « L’entretien de Cayenne […] » (p. 165) réalisé en 2007, P.Chamoiseau déclare à L. Gauvin :
J’ai toujours essayé dans mes livres de repérer les processus de création. Pendant longtemps j’ai cru que c’était simplement un processus de création littéraire. Avec Un dimanche au cachot, j’ai pu approcher au plus près de cette dimension intime, personnelle, individuelle de la création. Un roman pour moi est quelque chose qui se situe dans ma confrontation avec la grande question qui vaille, la seule question qui vaille « Qu’est‑ce que la littérature9 ? »
11Cette question, Chamoiseau la décline en plusieurs récits pris en charge par un personnage souvent en situation d’écriture, se dédoublant à son tour en plusieurs figures d’écrivains au service d’une poét(h)ique des formes floues‑flottantes, articulée à une réflexion sur l’écriture et le langage. En analysant le système des notes en bas de page dans Biblique des derniers gestes (2002) ; des notes parfois sérieuses et informatives, parfois poétiques et ludiques, L. Gauvin en déduit que ces interventions directes de Chamoiseau fonctionnent non seulement comme un appareil critique à l’usage du lecteur, mais brisent aussi toute illusion référentielle pour renvoyer la fiction à une forme d’enquête jamais terminée en accentuant l’aspect « laboratoire » que constitue cette expérience d’écriture. Celui-ci se présente comme un atelier vivant et mouvant dont l’objectif est de proposer une re‑conceptualisation de la littérature par une nouvelle articulation entre texte et paratexte, entre auteur et narrateur, voire entre narrateur collectif et narrateur singulier. Dany Laferrière et Patrick Chamoiseau mettent en avant le personnage de l’écrivain « sans profession », et sans identité fixe. Chez l’un comme l’autre, l’écriture est un « work in progress » (p. 28) dont les matériaux sont constamment repris et remodelés. À la question « pourquoi écrire ? », tous les écrivains, ici étudiés, répondent par des textes‑interrogations, habités par l’ambition de « confronter l’imaginaire individuel avec la Totalité‑monde (E. Glissant) » (p. 29).
12Par ailleurs, L. Gauvin estime que le besoin de créer un espace d’énonciation propre à soi est reconnu comme l’un des procédés de la littérature postcoloniale, qui acquiert une dimension encore plus importante lorsqu’il s’agit des littératures françaises hors de France hexagonale, en raison du statut particulier occupé par ces littératures en quête d’une consécration et d’une légitimité institutionnelle qui ne va pas de soi10. Dany Laferrière prend à bras le corps cette question en interrogeant les modalités de fonctionnement de l’institution littéraire ainsi que ses principaux actants. Ce que Gauvin appelle le rapport entre « l’écrivain et la cité » (p.122). En effet, D. Laferrière fait le choix d’additionner ses appartenances. Il se présente à la fois comme montréalais et profondément haïtien : « je suis né physiquement en Haïti, mais je suis né comme écrivain à Montréal11 ». Un écrivain américain à qui il arrive parfois d’écrire en français et de produire une œuvre en mouvement :
Comme je ne veux pas faire des livres folkloriques, anecdotiques, il faut que j’arrive à amarrer mon thème avec une vision universelle. Je ne veux pas sortir cette chose palpitante, vivante et la lancer à la face du lecteur. Je dois trouver le moyen de partager cette expérience intime avec le lecteur12.
13L. Gauvin avance l’hypothèse que le recours à l’autoréférentialité ne cesse de s’intensifier dans l’ensemble des littératures francophones postmodernes. Ainsi, observe‑t‑elle qu’au cours des dernières années, nombreux sont les textes qui s’offrent à lire comme des remises en f(r)iction de l’écriture, c’est‑à‑dire d’une mise en tension de « la situation d’énonciation que s’assigne l’œuvre elle‑même (situation qu’elle présuppose et qu’en retour elle valide13) ». Selon elle, le recours au double du romancier est le symptôme d’un certain inconfort ; une intranquillité14 non seulement quant au langage, mais encore vis‑à‑vis de la fonction de l'écrivain et l’utilité même de la littérature15.
Au laboratoire de l’écrivain‑personnage : scribouillage de l’impossible, scénographie d’écriture, langage‑tangage
14Au fil des études de cas qui composent cet ouvrage, l’essayiste souligne, à juste titre, l’importance des éléments fournis par les écrivains francophones sur leur propre pratique, dans leurs témoignages, mais aussi dans leurs écrits théoriques. Toutefois, elle se propose de mettre l’accent sur ce qu’en disent leurs fictions. L’attrait majeur de cette démarche est en effet de montrer le fonctionnement des instances autoréflexives en action.
Tendre l’oreille, déléguer la parole
15Dans le chapitre VIII, intitulé « L’observatrice militante », L. Gauvin se penche sur l’œuvre de Marie‑Claire Blais qui crée « une pléiade de poètes et de romanciers qui constituent autant de variations autour du personnage de l’écrivain et de l’image publique qui lui est attachée » (pp. 162‑163). M.‑Cl. Blais met en scène « des personnages dont l’angoisse est doublée d’un immense appétit de vivre » (p. 137) pour rendre habitable un monde de contrastes et de contradictions. Le cycle de Soifs, analysé par L. Gauvin, présente une panoplie d’écrivains‑personnages qui revient d’un livre à l’autre témoignant aussi bien de la performativité d’une « œuvre qui s’élabore dans la durée, sans concession aux modes littéraires, telle une arme secrète engagée » (p. 137‑138) que d’un univers littéraire en perpétuel changement. On retrouve également l’idée de pléiade chez Alain Mabanckou (chapitre V : « L’autodidacte érudit »). Ses textes se déclinent en référence à plusieurs œuvres qui composent sa vaste bibliothèque et forment un palimpseste alimenté par le recours à l’intertextualité. Faisant appel à l’autodérision et à l’humour, A. Mabanchou donne la parole à des narrateurs pour lesquels il choisit des surnoms rocambolesques. Qu’il s’agisse de Porc‑Épic, de Verre Cassé ou de Fessologue, ces apprentis écrivains sont au fond des érudits à même d’entretenir avec le public « une complicité de clin d’œil » (p. 106) et surtout de décrire leurs contemporains.
16En laissant la parole aux marginaux et aux subalternes, en multipliant, parfois jusqu’au vertige, les points de vue et « les narrateurs‑relais » (p. 34), les écrivains étudiés par Gauvin remettent en cause une certaine configuration du littéraire et de la littéralité. Si Chamoiseau met en avant des figures d’écrivains « sans profession » et « sans identité fixe » (p. 28) permettant « d’accueillir tous les possibles16 », Réjean Ducharme (Chapitre III : « Le chiffonnier »), de son côté, réhabilite la figure de l’écrivain collecteur, butant et cognant au mur du langage. Son roman intitulé Le nez qui voque (1968) raconte l’histoire d’un plongeur appliqué à écrire sa vie. Le narrateur de L’hiver de force (1973) est un correcteur d’épreuves engagé dans la même activité. Dans Gros mots (1999), on accompagne un chiffonnier dans sa quête des trésors de la ville. Ducharme présente son rapport à l’écriture en ces termes :
J’écris mal et je suis assez vulgaire. Je m’en réjouis. Mes paroles mal tournées et outrageantes éloigneront de cette table, où des personnes imaginaires sont réunies pour entendre les amateurs et les amatrices de fleurs de rhétorique17.
17Chez Ducharme, le travail d’écrivain chercheur de mots va de pair avec celui de chiffonnier chercheur d’objet (incarné par le personnage de son alter ego Roch Plante). Il superpose ainsi au poète voyant de Rimbaud, le chiffonnier baudelairien de sorte à « faire éclater le sens des mots et les pousser hors de leurs limites convenues pour leur redonner un pouvoir d’expression sensible » (p.57). Dans une approche similaire, Maryse Condé (Chapitre IV : « Nomade et confidente ») et Assia Djebar (Chapitre II : « La conteuse et la sœur ») donnent la voix à celles qui n’ont pas de voix pour ressusciter « tant de sœurs disparues 18», comme le formule merveilleusement bien A. Djebar.
18En effet, Maryse Condé, que L. Gauvin qualifie de « rebelle impénitente19 » (p. 76), recueille les confidences de femmes marginalisées, souvent réduites au silence :
En général on ne fait pas tellement attention à ce que les femmes disent. Ce qu’elles disent dérange et on a tendance à ne pas les écouter. Leur parole ne répond jamais aux canons de la littérature en vigueur. (Entretien, p. 75)
19Le métadiscours sur l’écriture traverse les textes de Condé et Djebar. Par exemple, dans Moi, Tituba, sorcière, la jeune Hester confie à Tituba avec qui elle partage une cellule de prison :
Je voudrais écrire un livre, mais hélas ! Les femmes n’écrivent pas ! Ce sont seulement les hommes qui nous assomment de leur prose. Je fais une exception pour certains poètes. As‑tu lu Milton, Tituba ? Ah j’oubliais, tu ne sais pas lire20 !
20Toutefois, L. Gauvin remarque que dans les textes de Condé et de Djebar, certaines femmes écrivent. C’est ce que confirme Djebar :
Les Shéhérazade du recueil [Oran langue morte], sultanes de jour reléguées au royaume des ombres, n’ont d’autres choix que d’écrire leur résistance et d’en produire la trace par textes interposés, substituant au cercle conteur‑conté un dialogue fictif avec les absents. (p. 45)
21En se basant sur une sélection d’œuvres de Condé (La vie scélérate, La migration des cœurs et Desirada) et de Djebar (Femmes d’Alger dans leur appartement, Oran langue morte et L’amour, la fantasia), L. Gauvin cherche à identifier les modalités de la prise de parole féminine tout en essayant de cerner le profil de ces femmes qui ont accès à l’écriture et ce que celle‑ci leur apporte. Desirada (1997) de Maryse Condé relate l’histoire de Marie‑Noëlle fille de Reynalda, une Guadeloupéenne née de père inconnu, exilée à Paris puis aux États‑Unis, tentant désespérément de connaître ses origines pour découvrir en fin de parcours que sa vie est devant elle et « qu’à force de regarder derrière, [elle] s’était changée en zombie 21»). À travers ce texte, L. Gauvin montre que le récit est fondé sur les paroles de chacun des personnages féminins « errants, projetés dans des lieux qui leur resteront […] étrangers » (p. 84) qui narrent leurs vies à tour de rôle. Il en va de même pour Assia Djebar dont l’écriture rime avec l’écoute et la reconstruction de la mémoire. Maryse Condé, quant à elle, parlera du « devoir de la mémoire » (p. 79) à travers le personnage de Claude Éloïse, surnommée Coco :
Peut‑être faudrait‑il que je la raconte, cette histoire ? Avec risque de déplaire et choquer […] Ce serait une histoire de gens très ordinaires […] Il faudrait que je la raconte et ce serait monument aux morts à moi. Un livre bien différent de ceux ambitieux qu’avait rêvé d’écrire ma mère. Un livre sans grand tortionnaire ni somptueux martyrs […] Mais qui pèserait quand même son poids de char et de sang. L’histoire des miens22.
22Par ailleurs, L. Gauvin remarque que l’objectif d’A. Djebar est dans un premier temps de faire entendre la foule voix qui l’assiègent. Les siennes, mais aussi celles des femmes qui l’accompagnent afin de « contrer la menace aphasique » (p. 34). Dans les deux recueils de nouvelles étudiés : Femmes d’Alger dans leur appartement et Oran langue morte, sa posture ‑proche de celle de M. Condé‑ est alors celle de la conteuse et de l’écouteuse, à la fois Shéhérazade et Dinarzade : la petite sœur qui déclenche le récit, l’écoute et veille à ce que parole se libère et émerge de la nuit. C’est cette figure que Lise Gauvin s’applique à retracer. La femme qui met en sourdine son statut de narratrice pour laisser place à d’autres délégués à la parole : des femmes‑récits23. En effet, A. Djebar mémorise images et voix pour les transposer dans son langage d’écrivaine :
Je n’aspire [confie‑t‑elle] qu’à une écriture de la transhumance, tandis que, voyageuse, je remplis mes outres d’un silence inépuisable24,
23quitte à faire taire sa propre douleur. Plus tard dans Nulle part dans la maison de mon père, elle déclare :« Je ne pleurerai plus du tout, je crois ! Je regarderai les autres avec netteté, comme en retrait, envahie du seul désir secret de ne rien oublier25 ». C’est ce que Dominique Fischer, citée par L. Gauvin, appelle « écrire l’urgence, retrouver les mémoires forcloses » en pratiquant une sorte de « métafiction historiographique26». Il importe enfin de souligner l’importance de l’approche adoptée par les délégués à la parole chez A. Djebar comme M. Condé les délégués paraissant dans une situation « d’écoute sororale » (p.55) tantôt réelle tantôt imaginaire, fondamentale aussi bien pour l’économie générale des récits que pour l’architecture des histoires individuelles confluant aux histoires collectives.
La traversée des langues
24L. Gauvin s’attarde sur la question du plurilinguisme chez les écrivains francophones contemporains et met l’accent sur la complexité de leurs rapports à la langue. On apprend, à travers l’exemple de l’écrivaine acadienne France Daigle (chapitre VI : « Un très éventuel personnage »), que le choix d’inscrire son œuvre dans l’entrecroisement des langues est une manière de fuir « un formalisme sans référence explicite à sa situation historique » (p. 108). Alors que plusieurs écrivains s’engagent dans la revendication collective ou politique de l’Acadie, F. Daigle, elle, opte dans un premier temps pour une parole « laconique faites d’ellipses et de silences » (p. 108‑109). Il a fallu attendre son cinquième roman intitulé La beauté de l’affaire. Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage (1991) pour que soit abordé de manière explicite le malaise face à la langue :
Quelque part cela avait donc commencé par une sorte de défaut de langue, par une certaine difficulté à prendre la parole. Cela avait commencé avec les mots, par les mots eux‑mêmes. Des mots sans densité, sans opacité aucune. Des mots ayant perdu toute contenance, qui n’offraient plus qu’une sorte de décor d’ambiance. La barrière des mots, œuvre de clôture27.
25Dans ce texte sur fond d’exercices de style, F. Daigle questionne le statut précaire de l’écriture en langue française dans un espace qui « patauge dans le bilinguisme 28» et qui, par conséquent, ne permet pas de produire autre chose que des pages trouées de blanc et ponctuées de longs silences. Ce que Cécilia W. Francis qualifiera de « matériau neuf 29» donnant naissance à un « livre‑jeu » (p. 118). Dans une approche similaire, A. Djebar évoque également son malaise dans la langue française ; synonyme pour elle à la fois d’obstacle et de libération. En effet, les innombrables voix qui l’assiègent, elle les entend en plusieurs langues : en arabe classique, en arabe dialectal ou même en berbère. Les dire et traduire en français dans une sorte de « marmonnement multilingue30 », revient pour elle à une véritable expérimentation qu’elle nomme « francographie » (p. 33). Au « bi‑langue » de Abdelkébir Khatibi, A. Djebar préfère les notions de « double », ou d’« ombre perdue », ou de « tangage‑langage31 », ne cachant pas l’inconfort que suscite cette situation d’entre‑plusieurs‑langues. F. Daigle et A. Djebar inscrivent le glissement entre les langues à la fois dans le corps même de la langue française ainsi que dans la structure romanesque, et ce non sans tâtonnement. Dès lors, la langue devient en quelque sorte l’espace d’un déplacement progressif, d’un glissement lent et infini.
***
26Le livre de Lise Gauvin tient ses promesses. D’une part, il offre nombreux outils et concepts pour mieux comprendre la pratique d’autoréflexivité dans les écritures francophones contemporaines. Ainsi arrivons‑nous, aiguillés par l’appareillage conceptuel défini par Lise Gauvin, à bien distinguer les instances narratives : personnage « marqueur de parole », narrateur autodiégétique, et marqueur de parole et romancier fictif. D’autre part, la réflexion de Lise Gauvin, fondée sur des études de cas brillamment menées et documentées, permet de cerner les contours des figures chargées de représenter l’autoréflexivité accompagnant l’acte d’écrire, et ainsi instaurer le roman comme atelier. Les personnages‑écrivains posent dès lors autant de questions à la littérature et à la langue qu’à l’ensemble de l’espace social. En invitant le lecteur à partager l’aventure d’écriture et le labeur d’atelier, les romanciers contemporains tendent à présenter leurs textes comme des work in progress et désacralisent leur statut de créateur. Simultanément, ils dévoilent l’importance de dire le monde tel quel. La mise en scène d’un écrivain réfléchissant sur sa propre écriture répond ainsi à un désir de déconstruire ou plutôt de déplacer les frontières de la fiction.