Façons de lyre, manières de vivre ?
1Le volume, dirigé par Aurélie Foglia et Laurent Zimmermann, et agrémenté d’un poème de Sophie Loizeau, rassemble neuf études consacrées aux Méditations poétiques et aux Nouvelles Méditations poétiques de Lamartine. S’il est paru à l’occasion de la mise au programme des classes préparatoires littéraires du recueil de 1820, son intérêt est à l’évidence plus pérenne, les contributions constituant sans doute l’un des apports les plus importants aux études lamartiniennes depuis le volume collectif Lamartine : autobiographie, Mémoires, fiction de soi, paru en 2009 aux Presses Universitaires Blaise Pascal, auquel avaient d’ailleurs déjà participé quatre des auteurs du présent ouvrage.
2Le titre du livre dévoile la perspective dans laquelle s’inscrivent les articles réunis : cerner, situer et analyser la manière dont l’œuvre de Lamartine articule la poésie lyrique à la vie même, en « un geste inaugural dans la littérature française », puisque les Méditations sont le lieu où le poète « invente […] un rapport à soi qui change le rapport au monde et à son dire » (p. 5), comme le soulignent A. Foglia et L. Zimmermann dès leur « Avant-propos ».
La vie & l’œuvre, la vie de l’œuvre
3On pourra d’abord être sensible à la multiplicité des angles d’approche dans l’étude des rapports entre la vie et l’œuvre, croisant des questionnements éthiques, politiques, historiques et religieux avec l’analyse littéraire, jusqu’à définir les contours d’une « vie lyrique » entendue comme brouillage et estompage des frontières entre l’écriture poétique et l’engagement (en tous les sens du terme) de l’individu dans le monde, ou entre le chant et l’action. Alain Vaillant, se concentrant sur la réception de l’œuvre de Lamartine au xixe siècle, montre ainsi que si elle suit une trajectoire allant de la gloire à une forme d’« abstention » (p. 53), voire d’« indifférence tacite » (p. 51), c’est à cause des faiblesses de l’idéalisme lamartinien : tendance au narcissisme, rabattement de la poésie sur l’éloquence et inconsistance abstraite de l’utopie sous-jacente. Le rapport entre poésie et politique chez Lamartine est également confronté par Dominique Dupart à ses condamnations explicites par Proudhon puis, dans le sillage de 1848, chez Marx et Engels, quand apparaît clairement l’échec du poète homme d’État, mais aussi de « la langue sous-lyrique en prose qui a œuvré pour l’avènement de la IIe République » (p. 78). Sarga Moussa, quant à lui, met l’accent sur le combat abolitionniste de Lamartine, en s’appuyant notamment sur la lecture attentive d’un passage du Voyage en Orient où le poète décrit une scène de marché aux esclaves ; si cette étude s’éloigne des Méditations, c’est peut-être pour mieux souligner, en fait, comment le lyrisme personnel s’ancre dans une éthique qui cherche à éclairer ce qui fonde l’humanité de chaque sujet et l’importance du lien empathique dans une perspective démocratique. L’œuvre poétique est ainsi, à travers plusieurs contributions, pleinement resituée dans une pensée politique et éthique que Lamartine n’a pas souhaité séparer de l’écriture lyrique.
4Mais l’intérêt du volume est également de souligner l’absence de tout système dans l’œuvre vivante, mouvante, de Lamartine, non seulement du point de vue politique, mais également dans une perspective religieuse, qu’explorent en particulier Claude Mauron, dans une utile mise au point sur le motif de l’ange, déployé dans ses diverses significations et valeurs (p. 107‑120), et Esther Pinon dans un article (lumineux, si l’on nous pardonne cette facilité) consacré aux « Lueurs du doute dans les Méditations poétiques » (p. 91‑106). Les images du crépuscule et l’esthétique du clair-obscur reflètent et expriment une pensée religieuse incertaine, qui préfère au rayonnement éblouissant de la foi, affronté parfois — on le sait — aux abîmes ténébreux du désespoir, les lueurs voilées et les pénombres, dont le pouvoir est de dire « Moins qu’une croyance, […] une espérance » (p. 105). Les hésitations et les flottements de la pensée religieuse de Lamartine laissent parfaitement voir combien le recueil s’est constitué par sédimentation d’oscillations idéologiques et d’expériences affectives diverses, à la manière d’un feuilleté indécidable de moments vécus et de pages écrites. Parmi ces délicates alluvions se distinguent aussi, d’un éclat obscur, les poèmes inspirés par les deuils, formant ce que Pierre Loubier appelle un « vertige de superpositions et de syncrétismes qu’on pourrait dire nervaliens » (p. 132), dans un article intitulé « Lamartine et la jeune morte (histoire d’un méditation infinie) » (p. 125-139) sur lequel nous reviendrons.
Échanges du moi & du monde
5L’exploration de la sensibilité lamartinienne, ouverte par les études fondatrices de Georges Poulet (Les Métamorphoses du cercle, 1961) et de Jean-Pierre Richard (Études sur le romantisme, 1971), fait l’objet de deux nouvelles analyses, dont on ne peut que souligner l’intérêt. La première, signée de Dominique Kunz Westerhoff, est intitulée « Vision, imagination, figuration : le regard lamartinien » (p. 11-32), titre qui explicite son ambition : mettre à jour la continuité des différents étages du spectaculaire lamartinien. Le regard porté sur la nature et sur soi-même est ainsi analysé comme une vision du « devenir fantomal » (p. 13) des choses et de soi, qui prépare logiquement aux apparitions spectrales (sur lesquelles les autres contributions, telles celles de C. Mauron et de P. Loubier, insistent également). Une « élaboration pensive » (p. 19) travaille la contemplation et le paysage lamartiniens, jusqu’à révéler la « texture du monde » (p. 20) où, de proche en loin, est rendu possible un « attouchement de l’infini » (p. 21). L’écriture poétique s’attache alors à la figuration du monde selon un « voir pittoresque » (p. 31) que D. Kunz Westerhoff rapproche avec une grande pertinence de la peinture de Delacroix, pour y percevoir rien moins qu’« un nouveau régime d’intermédialité » (p. 32).
6Faisant suite à cette étude du regard, l’article de Jean-Patrice Courtois, « Lamartine poète sonore » (p. 33-47) affirme avec force que « Les Méditations sont le livre des sons » (p. 35) au sens où, en premier lieu, le son, dimension du sonore à distinguer du bruit comme de la voix, « tient à une généalogie du chant » (p. 38). Reprenant à nouveaux frais les célèbres analyses de Jean-Marie Gleize dans Poésie et figuration (1983), dont on se rappelle qu’elles partaient du « Lac » comme texte fondateur du lieu de la poésie lyrique moderne, J.‑P. Courtois propose d’en compléter et d’en infléchir la portée en montrant que la poésie lamartinienne fait également retour au son, dans la mesure où le gémissement du vers résiste à la musique, ne se confond pas totalement avec l’harmonie musicale, mais s’apparente plutôt à cette « articulation inarticulée » (p. 42) de l’eau que le poète ne cesse d’écouter et de dire.
7Ces deux études témoignent donc que la « vie lyrique » que Lamartine a exemplairement révélée en littérature ne doit nullement s’entendre comme une inspiration de la poésie par la vie sensible, mais bien comme un échange permanent entre le monde et le moi à travers l’écriture.
La mort : dans la vie lyrique
8Troisième perspective ouverte sur la « vie lyrique » par le volume : son inéluctable lien à la mort, sur lequel les deux contributions qui clôturent le livre s’attardent avec bonheur. Cette accentuation de la perspective funèbre a certes l’inconvénient d’occulter la polyphonie générique des Méditations et des Nouvelles Méditations, leur tension vers l’ode ou l’hymne, mais Lamartine lui-même n’a-t-il pas mis l’accent, dans ses commentaires et dans la relation forte qu’il établit entre les recueils et Raphaël, sur le(s) deuil(s) qui résonne(nt) dans ses vers, au point de favoriser le contresens que l’on sait sur « Le Lac » ?
9Nous avons déjà évoqué l’article de Pierre Loubier qui, dans la continuation de ses travaux précédents, revient sur le genre élégiaque chez Lamartine, et précisément, laissant de côté l’élégie érotique et l’élégie métaphysique, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’élégie funèbre. Le motif récurrent de la « jeune morte », destiné comme on sait à s’ancrer durablement dans le discours romantique, procure à Lamartine une véritable « personnification de l’élégie », à la manière d’une sorte de « chromo » (p. 131) substitué (ajouterions-nous volontiers) au chromo de l’élégie en pleureuse aux cheveux défaits qui, d’Ovide à Boileau, a longtemps dominé l’imaginaire du genre. Recourant à l’analyse du fétichisme qu’on trouve chez Giorgio Agamben et s’appuyant sur des notions empruntées à Michel de Certeau, P. Loubier étudie avec finesse, par-delà la superposition des figures féminines, le « fantasme à l’œuvre dans l’élégie funèbre, à savoir la résurrection spectrale d’un corps désirable et désiré mais impossible » (p. 134), et lit dans le recueil des Méditations lui-même un « fétichisme du poème restitué » (p. 137) que consacrent non seulement la dimension anthologique (comme bouquet de « fleurs séchées », p. 138), mais aussi et surtout les commentaires de 1849, par leur contextualisation biographique de l’écriture et/ou de la redécouverte de chaque poème. Ce focus sur l’élégie est prolongé par une alerte réflexion de Sylvain Ledda sur les tombes et les tombeaux lamartiniens, lieux de la méditation dont l’évolution, des Médiations aux Harmonies poétiques et religieuses, apparaît comme une prise de conscience de plus en plus aiguë de l’ambiguïté de la tombe, lieu de souvenir moins monumental que le tombeau, où s’inscrit toujours en creux la menace d’une désinscription, d’un oubli.
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10Relativement bref, le volume Lamartine ou la vie lyrique, qui s’inscrit dans le belle collection « Cahier Textuel », rassemble donc des études de qualité et du plus vif intérêt dans la bibliographie lamartinienne ; adressé prioritairement à des étudiants novices, il offre une présentation synthétique des principales problématiques posées par les Méditations, et, plus largement, par toute l’œuvre-vie de l’auteur de Raphaël, mais ouvre également des perspectives pour les chercheurs. S’il nous paraît certes regrettable, parce que l’intrication entre la vie et l’écriture en eût été encore plus évidente, que la dimension auto-commentative des Méditations (à travers les préfaces, et par le biais des commentaires de 1849) ne soit guère abordée de front, de même que la question de la genèse et de l’histoire éditoriale, qui en est inséparable — même si d’autres travaux fournissent certes des mises au point claires sur ces questions —, l’ouvrage abonde en analyses variées et suggestives, qui croisent les perspectives idéologiques (ou tout au moins éthiques et politiques), thématiques et génériques.