Valeur(s) discursive(s) : l’homo pertinensis dans le marché des idées
« Nous n’établissons aucune différence sérieuse entre les termes valeur, sens, signification, fonction ou emploi d’une forme ; ces termes sont synonymes. Il faut reconnaître toutefois que valeur exprime mieux que tout autre mot l’essence du fait, qui est aussi l’essence de la langue, à savoir qu’une forme ne signifie pas, mais vaut : là est le point cardinal. Elle vaut, par conséquent elle implique l’existence d’autres valeurs1. »
1Bertrand Labasse enseigne le français et la communication à l’Université d’Ottawa ainsi qu’à l’École Supérieure de Journalisme de Lille, en tant que professeur invité. C’est Pierre Savary, directeur de cet établissement, qui préface le nouvel essai de l’auteur, intitulé La Valeur des informations, et sous-titré « Ressorts et contraintes du marché des idées ». Le présent ouvrage tente de répondre à une question rencontrée dans un ouvrage de Simon Stewart intitulé A Sociology of Culture, Taste and Value (2014) : « Why do we like what we like ? ». En élargissant le spectre théorique, B. Labasse ne se tourne pas seulement vers la sociologie, mais décide de conjuguer l’ensemble du spectre méthodologique des sciences humaines et sociales, de la rhétorique antique aux théories de la communication, dans l’esprit des sciences de l’information. Voici comment le chercheur présente son entreprise :
Le premier [critère] est de ne rien soutenir ici qui soit intrinsèquement « nouveau ». Les phénomènes sont suffisamment connus et documentés pour que l’on puisse s’y référer assez succinctement (et au besoin superficiellement), les théories aussi, et l’approche proposée ne sort pas du néant : si cette synthèse est originale en soi, les principales pièces dont elle est issue ont déjà été exposées sous leur forme légitime dans les revues ou colloques scientifiques, de même que ses applications à un fatras de questions allant de l’enseignement universitaire de la communication écrite à l’exécration machinale du « sensationnalisme » journalistique, en passant par la production du jugement artistique et littéraire ou les contradictions de la communication médicale. (p. 9)
2Selon B. Labasse ce qui permet de répondre à la question de l’intérêt pour une information consiste dans la conjointure d’éléments issus d’un corpus scientifique clairement établi. Afin d’examiner la façon dont il répond à la question « Pourquoi les choses qui nous plaisent nous plaisent-elles ? », nous proposons de suivre trois pistes. La première revient sur le cadre général de la réflexion en développant, à la suite de l’auteur, le concept de marché des idées, avant de mettre en perspective la théorie qui lui semble la plus à même de résoudre le problème, à savoir celle de la pertinence, ce qui nous permet, en dernier ressort, d’en revenir à notre centre d’intérêt, à savoir les fruits qu’un chercheur en littérature peut tirer du présent ouvrage.
Le marché des idées
3Prenant pour point de départ les conceptions modernes de la société contemporaine à l’aune du mythe de la société de l’information et de la communication, ou encore de la société du savoir avec ses autoroutes de l’information, B. Labasse applique, à la suite de Pierre Bourdieu, un vocabulaire économique à son domaine de recherche :
Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il a produit pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. […] Un des grands mystères que la sociolinguistique doit résoudre, c’est cette espèce de sens de l’acceptabilité. (p. 166)
4C’est dans Questions de sociologie, paru en 1980, que Bourdieu propose notamment de concevoir la situation de communication comme un marché. Dès lors, le locuteur devient un producteur qui tente de placer son produit en fonction des lois de l’offre et de la demande. Au carrefour de la sociologie et de la linguistique, le problème est alors pensé en termes d’accessibilité.
5Dans le présent ouvrage, le concept éponyme de marché des idées se définit comme l’ensemble des informations disponibles. Le tourbillon de livres choisi en guise de première de couverture donne à voir, de façon symbolique, la réalité recouverte par le concept. B. Labasse en établit, au début de son ouvrage, les caractéristiques actuelles, au regard du passé. Ainsi le marché des idées apparaît-il d’abord en expansion, en raison d’un « gonflement continu et de plus en plus rapide dans la masse des informations disponibles » (p. 19). Alors qu’un copiste médiéval produisait en moyenne cinq pages par jour, une presse moderne sort quant à elle cinq mille livres de poche à l’heure. La conséquence négative est alors la volatilité de l’attention, qui fait de cette dernière un enjeu crucial à capter de façon pragmatique. L’auteur signale en effet qu’un livre de fiction dure en moyenne trois mois en librairie et qu’un travail de recherche reste d’actualité pendant une dizaine d’années. La deuxième caractéristique du marché d’idées contemporain est l’« affaiblissement des hiérarchies discursives » (p. 24), qui est l’un des avatars de la dévalorisation générale de l’information.
6C’est dans le cadre général de ce marché des idées que prend sens le problème de l’intérêt pour une information. B. Labasse commence par signaler l’intrication d’un cercle vertueux à un cercle vicieux, ce qui semble condamner tout espoir de réponse :
Il est solidement établi que l’on s’intéresse d’autant plus à une information qu’elle concerne plus le paysage qui nous est familier. Cet axiome se traduit par exemple par le caractère auto-cumulatif de l’attention, déjà évoqué (plus on en sait sur un thème, plus on est enclin à en apprendre à son sujet) bien que cette pertinence soit aussi liée à l’effort cognitif plus faible que réclame le traitement d’un sujet connu. […] D’autre part, il est solidement établi que ce qui est familier, connu, habituel, est mortellement ennuyeux. (p. 94)
7Quelle boussole choisir dès lors que l’information familière intéresse autant qu’elle ennuie et qu’il faut entrer dans des nuances labiles pour comprendre un résultat antérieur sans pouvoir prétendre prévoir un résultat ultérieur ? Les théories modernes de la communication et du marketing proposent néanmoins les recettes suivantes : dire l’important d’abord, faire des phrases courtes, utiliser des mots courts et simplifier les idées. B. Labasse rappelle qu’un mot de cinq syllabes est lu deux fois plus lentement qu’un mot de deux et a trente pour cent de chances de moins de rester en mémoire. En outre, une étude statistique indique qu’un roman anglophone du xviiie siècle se compose de phrases d’une quarantaine de mots en moyenne, contre une quinzaine seulement aujourd’hui.
8Si les récepteurs peinent – peut-être – à théoriser ce qui les intéresse, les producteurs n’en déploient pas moins des stratégies qui orientent leur offre d’informations en fonction des critères suivants : puissance et notoriété des sujets, divertissement et surprise, nouvelles mauvaises comme bonnes, impact, pertinence, persistance, idéologie, exclusivité, polémique, image, dramaturgie et « partageabilité ». Mais le nombre de critères et leur diversité ne permettent pas de savoir lequel ou lesquels sont décisifs à un moment donné. À l’inverse, les raisons suivantes pèsent sur la non-divulgation d’une information : son caractère prétendument ennuyeux, sa complexité ou encore la crainte de représailles. Il ressort, de l’ensemble des éléments qui précèdent, que le problème reste entier et que les termes dans lesquels il se pose ne peuvent qu’attirer l’attention de l’analyste du discours, car il s’agit de pantonymes idéologiques, c’est-à-dire de termes de sens vagues susceptibles d’investissements contradictoires du point de vue des valeurs.
La théorie de la pertinence
9L’une des pierres angulaires du présent essai est la théorie de la pertinence telle qu’elle est exposée par Dan Sperber et Deirdre Wilson :
Nous soutenons que tous les êtres humains visent automatiquement à maximiser l’efficacité de leur traitement de l’information, qu’ils en soient conscients ou non ; en fait, leurs intérêts conscients, divers et changeants, résultent de la poursuite permanente de ce but dans des conditions variables. Autrement dit, le but cognitif particulier que poursuit un individu à un moment donné est toujours un cas particulier d’un but plus général : maximiser la pertinence de l’information traitée. (p. 48)
10Cette citation, extraite de La Pertinence : Communication et cognition (1989), se comprend, dans le cadre du marché des idées, comme une équation entre coût et bénéfice. En d’autres termes, cette théorie de la communication est comprise à l’aune de la philosophie hédoniste. Selon cette dernière, l’homme tend à rechercher le plaisir tout en évitant la souffrance. Il existe, a fortiori, une corrélation entre ces deux dynamiques : l’homme peut renoncer à un plaisir par peur de la souffrance. Il peut donc également ne pas prêter attention à une information intéressante. B. Labasse rappelle notre propension à surfer sur Google au lieu d’aller à la bibliothèque.
11L’auteur amplifie cette théorie en proposant un modèle anthropologique, celui de l’homo pertinensis. Le portrait de ce dernier n’est pas flatteur. L’homo pertinensis a pour premiers intérêts le sexe, la violence et ce qui l’entoure. Son esthétique ne le rédime pas davantage, « la perception de la beauté, en se limitant à la fragile partie de cette sensation qui n’a pas trop de ressorts copulatoires, disons la beauté d’un paysage ou d’un adagio » (p. 92). C’est enfin un voyeur :
Imaginons un accident sanglant : un passant, appliquant inconsidérément le principe du trajet le plus court, vient de disparaître sous les roues d’un autobus. Quiconque affirmerait que ce spectacle ne l’intéresse pas se méprendrait sérieusement sur son propre compte. Un tel drame est hautement pertinent, et il est pertinent pour tous : le voyeurisme est aussi naturel cognitivement que la soif ou la faim le sont physiologiquement. (p. 147)
12Dans cette saynète, B. Labasse résume l’homo pertinensis. Mais du mal surgit le remède, car le voyeur peut décider de fermer les yeux, moins en raison d’une exigence intérieure, proche de la morale kantienne, qu’en raison de la réprobation – anticipée comme souffrance – qu’il encourt en s’adonnant à son penchant voyeuriste. Cette même ambiguïté – qui peut s’interpréter avec optimisme ou pessimisme – se retrouve dans les couvertures désormais florales de certains romans torrides pour lesquels leur lectorat ne souhaite pas être stigmatisé.
13Si l’homo pertinensis s’oppose à l’homme idéal, il n’en reste pas moins que la vérité semble médiane. Ainsi l’universitaire ne se réduit-il pas entièrement à un « opérateur sur le marché discursif » (p. 17), et le journaliste à un « professionnel de la pertinence » (p. 143). Si la sociologie peine à résoudre la question des plaisirs, la raison en est dans le déclin de la spécialisation des goûts au profit de leur diversification. En outre, à la pierre angulaire de la pertinence correspond une pierre d’achoppement, à savoir l’écart entre les goûts allégués et les goûts réels : « En supposant contre toute vraisemblance que chacun connaisse réellement ses attentes et comprenne leurs motivations, serait-il vraiment prêt à les révéler ? » (p. 106).
14Le problème posé ab initio par B. Labasse est parfois décliné d’une façon qui peut sembler le gauchir. En effet, les questions « Pourquoi les choses qui nous plaisent nous plaisent-elles ? » et « Pourquoi les choses qui nous intéressent nous intéressent-elles ? » peuvent-elles être superposées ? C’est en tout cas le pari de l’auteur :
Bien avant d’être un problème scientifique, la valeur discursive était la pierre philosophale de tous ceux qui, depuis l’Antiquité, se sont efforcés de trouver le secret de l’efficacité argumentative ou de la réussite littéraire. Beaucoup d’entre eux n’ont pas manqué d’identifier la captation de l’attention comme la condition première de ce succès. (p. 61)
15Le lieu commun rhétorique de la captatio benevolentiae est ici transformé en captation, non de la bienveillance, mais de l’attention, garant de la valeur d’un discours. B. Labasse ne considère pas, dans un ouvrage riche en théories, la façon dont Alain Viala répond à la question qu’il se pose. En effet, la problématique de l’adhésion peut se comprendre comme un élément de réponse à l’intérêt pour une information :
Comme le mot « adhésion » peut être mal entendu, quelques précisions logiques s’imposent. Les adhésions peuvent être réalisées (« je crois à ceci ou à cela, je soutiens ceci ou cela ») ou proposées (« telle chose n’est pas admirable, désirable ? – ou au contraire regrettable voire méprisable ? »). Il en est de mûrement réfléchies, et d’autres spontanées ; il en est qui se font par raison, d’autres par nécessité ; il en est qui s’accomplissent dans le plaisir et d’autres bon gré mal gré… Il y en a d’enthousiastes, il y en a de tièdes, il y en a de forcées2.
16La problématique de l’adhésion offre une réponse à la question du plaisir et de l’intérêt pour une information. Ce qui nous plaît est l’objet d’une adhésion. L’information alors choisie nous paraît d’autant plus vraie qu’elle nous fait nous sentir bien parce qu’elle correspond à notre système de valeurs.
Applications & conséquences littéraires
17Dans La Culture littéraire (2009), Alain Viala propose également une typologie des plaisirs proprement littéraires. Ils sont au nombre de cinq : le plaisir classique qui se mêle à l’instruction et à l’utilité, le plaisir de la rhétorique des passions qui se fonde sur l’émotion et la délectation – notamment le plaisir des larmes –, le plaisir cathartique qui consiste à se libérer des passions, le plaisir de la forme et enfin l’eutrapélie, plaisir de jouer avec le langage. Même si l’objet de recherche de B. Labasse n’est pas exclusivement littéraire, le chercheur en littérature peut tirer de nombreux fruits de la lecture d’un ouvrage qui analyse notamment le manuscrit médiéval en termes de gestion de la pertinence cognitive :
Les multiples innovations graphiques qui, au fil des siècles, conduisent à la forme parachevée des manuscrits médiévaux peuvent en effet être considérées à plus d’un égard comme une gestion éditoriale de plus en plus fine de la pertinence cognitive. La plupart de ces évolutions visent à alléger l’effort de traitement de bas niveau. Outre la disposition du texte en colonnes (composition cognitivement optimale, qui remonte aux rouleaux de papyrus mais ne survit que dans les journaux et les ouvrages utilitaires), l’utilisation des minuscules et l’insertion d’espaces entre les mots apportent un gain de légibilité considérable par rapport aux austères inscriptions latines en majuscules non espacées. De même, l’usage des capitales initiales ainsi que le développement de la ponctuation favorisent le traitement lexico-syntaxique du texte (et donc sa lecture silencieuse). Les lettrines et la séparation en paragraphes, de même que l’usage de rubriques (titres de sections) facilitent également le traitement de sa cohérence, tandis que les illustrations renforcent sa figurabilité. (p. 141-142)
18Le manuscrit médiéval se présente comme une équation optimale entre plaisir et effort – voire souffrance – liée à la lecture. Le premier facteur est la disposition du texte en colonnes, qui ne survit plus aujourd’hui que dans le journal et le dictionnaire. Le deuxième facteur se comprend, par rapport à l’héritage, dans le système d’alternance des majuscules et des minuscules, sans oublier l’ajout d’espace entre les mots. L’usage de la lettrine et celui du paragraphe facilitent encore la lecture et la rendent agréable, de même que les images. L’ensemble de ces procédés peut être placé sous le signe de l’enluminure, qui introduit de la lumière dans le texte.
19D’autres considérations de B. Labasse peuvent être utiles au comparatiste, pour lequel la traduction est un domaine important :
Si l’on suppose que la vocation de la traduction est, au-delà de l’alternative désuète entre la lettre et le sens, de transporter la valeur sociocognitive des discours, et que cette valeur résulte du rapport entre des facteurs souvent contradictoires ou en tout cas interdépendants, la démarche du traducteur apparaît moins comme un art spontané ou comme la conséquence d’un savoir abstrait que comme une expertise stratégique et technique, l’optimisation réflexive de variables capricieuses. (p. 299)
20La théorie de la pertinence permet de renouveler la définition des enjeux de la traduction. Il ne s’agit pas, pour l’auteur, d’étudier la circulation des œuvres littéraires d’un pays à l’autre, mais de s’interroger sur la façon dont les traducteurs automatiques produisent souvent des résultats pauvres, mais parfois des résultats créatifs et poétiques dont il livre un florilège.
21Corrélativement à l’affaiblissement des hiérarchies discursives, l’exercice de la critique littéraire et artistique devient un exercice périlleux :
La libération du jugement critique ouvre en outre à tous un territoire privé de repères. Au fil des siècles, l’usure du temps et l’ardeur des avant-gardes ont eu raison, entre autres, des canons du théâtre classique, de la versification en poésie, de la ressemblance, puis de la figuration en peinture, et de la bienséance morale dans tous les cas. La nébulosité des références transcendantes, comme jadis le « sublime » et, au xxe siècle, la « littérarité », a fini par décourager d’y recourir avec trop de confiance. Quant au critère de la « beauté », associé par les connaisseurs à une naïveté embarrassante, il peut même être rédhibitoire. (p. 346-347)
22La citation qui précède semble plaider en faveur d’une disparition de la critique, qui apparaît conservatrice et entrave le progrès des arts. B. Labasse condense l’histoire de l’art en en faisant une libération progressive de l’ensemble des carcans qui l’ont enserré. Mais ce plaidoyer est peut-être un réquisitoire car les révolutions passées proposent un passage d’une esthétique à une autre tandis que la tâche du critique paraît aujourd’hui impossible, sauf à suivre les mouvements de la mode tout en s’en gaussant ou alors en soutenant un discours hyperbolique qui, du seul fait du bruit produit, attirera l’attention de façon éphémère.
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23L’intérêt pour une information ne saurait se comprendre sans le contexte d’un marché des idées. C’est au sein de ce dernier que la question de la pertinence permet de comprendre pourquoi tel agent se tourne vers telle information. Néanmoins, les sciences humaines ne possèdent pas de boule de cristal ; et les informations glanées par le chercheur en littérature lui permettent davantage d’approfondir ses connaissances en histoire du livre sur les tenants et les aboutissants du manuscrit médiéval que de prévoir le prochain best-seller. « Pourquoi les choses qui nous plaisent nous plaisent-elles ? » est une question à laquelle il est plus facile de répondre au passé qu’au futur. La raison en est que la perspective de l’homme en général mène à l’impasse. Reste dès lors la perspective de l’individu et des groupes par rapport auxquels il se comprend. Si l’homo pertinensis a pour but de « maximiser la satisfaction qu’il retire de l’information qu’il consomme », le choix ou la trouvaille de cette information est moins susceptible de détermination théorique que d’une compréhension particulière, notamment à l’aune de ce que René Girard appelait, dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), le désir mimétique.