L’invitation au sublime
1La synthsèe de Baldine Saint-Girons sur l’une des notions les plus riches et les plus complexes qui soient dans notre histoire culturelle se compose de neuf chapitres selon le plan annoncé à la fin de l’introduction. Les chapitres 1 à 3 constituent une « étude du sublime antique » : le premier (« L’éducation au sublime : de Platon à Longin ») confronte la paideia « malgré soi » de Platon à « l’art du discours sublime » défendu par Longin ; le deuxième (« Du sublime comme assomption du tragique : Longin contre Aristote ») montre « comment la tragédie s’efforce d’assumer le terrible par le biais du discours et du chant, de sorte que le sublime s’y révèle comme la mise en signifiants du tragique, ou comme ‘le domptage artistique de l’horrible’ (Nietzsche) » ; le troisième (« Le terme ‘sublime’ : une double tradition antique ») part des termes qui disent le sublime pour mettre en perspective les conditions difficiles de la jonction entre hupsos et sublimis. Suit un chapitre interrogeant le rapport entre sublime et théologie mystique (chapitre 4 : « Du goût de Dieu au goût du sublime »), puis un cinquième consacré à Vico, qui prête au sublime une dimension anthropologique (« Du sublime fondateur de l’homme et du monde civil chez Vico »). Le chapitre 6 (« Du sublime héroïque au sublime terrible : Burke et Kant ») présente les spécificités du sublime burkien et son héritage chez Kant dans l’idée d’un sujet qui se dépasse lui-même. Ce même Kant est ensuite opposé aux écrivains romantiques (chapitre 7 : « Du sublime romantique : le retour de l’âme »). L’auteur pose enfin la question d’un éventuel lien entre « sublime et art moderne » (chapitre 8), et prolonge sa réflexion par un dernier chapitre sur la sublimation, concept qui amène à repenser les liens entre inconscient, catharsis et philosophie du sublime.
2Ainsi, le constat premier d’une définition impossible du sublime est également une base de travail, à partir de laquelle est proposé au lecteur un parcours érudit aux allures de voyage initiatique. Car le sublime, d’abord, s’expérimente. Et Baldine Saint-Girons fait un tel usage de la première personne qu’elle transforme son étude en témoignage. Décrivant, par exemple, le lien « indéfectible » entre saisissement et dessaisissement, elle glose la complémentarité des deux notions en ces termes : « Le saisissement saisit tout en dessaisissant, il me prend à lui, me déprend de moi et me surprend. La sur-prise est maximale : je suis étonné au sens propre (astonished), frappé par la foudre (thunderstruck) comme dira Burke, entamé. Mais si le sublime saisit, il est par lui-même insaisissable, inappropriable. Je ne puis en devenir le maître ou le spécialiste, contrairement à ce que voudraient faire croire les puissants qui s’en arrogeraient volontiers le monopole, comme celui de la vérité. Le sublime ‘passe’ seulement, au triple sens du terme : il apparaît un court instant, traverse les obstacles et se fait admettre. Aussi bien n’aiguise-t-il pas la vue pour la rendre semblable à celle des méchants de Platon ; il la rend, au contraire, précautionneuse et oblique. Puissé-je donc avoir les yeux pers de la déesse de l’intelligence, de la fille de Zeus et de Métis, Athéna ! » (p. 27) L’hymne au sublime qui clôt l’ouvrage, composé par l’auteur, va dans le même sens d’une étude engagée.
3On appréciera donc chez Baldine Saint-Girons non seulement sa capacité à décrire les métamorphoses du sublime, mais aussi sa volonté de relever la gageure de mettre l’insaisissable à portée de main. En effet, même si le lecteur néophyte en philosophie de l’art, voire en philosophie tout court, n’a pas l’aisance de l’auteur pour circuler d’une conception du sublime à l’autre, il ne peut qu’être revigoré par l’invitation qui lui est faite de réfléchir à sa propre pratique du sublime. Nous parvenons là à un deuxième point important : si le sublime s’éprouve, il n’a d’autre lieu d’apparition que celui, énigmatique, du sujet éprouvant. Il transforme le récepteur en artiste : quels que soient les « signifiants » qui l’incarnent, c’est en dernière instance dans le corps, l’âme, la structure ou la conscience du lecteur-spectateur-auditeur que le sublime fait signe.
4Il en va ainsi dès Platon, qui dans sa quête des Idées donne par « la double épreuve de la montée hors de la caverne et de la redescente dans ses ténèbres (l’anabase et la catabase) […] une analyse inoubliable de la dynamique du sublime et de la manière dont il nous contraint à ciller sous la violence de son éclat. » (p. 26) À propos de Longin, qui est « le premier à revendiquer pour le sublime l’universalité […] une universalité strictement ‘subjective’ et donc esthétique, au sens kantien du terme, puisqu’elle concerne le rapport de la représentation non pas à l’objet, mais au sujet, tel qu’il s’en sent affecté », l’auteur caractérise le sublime par son statut non pas transcendant (celui de l’Idée platonicienne qui subsiste par elle-même, ou du beau « immobile au sein d’un paradis serein et jouissif qui exclurait, par sa merveilleuse harmonie, l’éventualité même d’un événement ») mais transcendantal, le sublime n’existant que comme « condition de possibilité d’une expérience à renouveler » (p. 30). La célèbre phrase de Longin selon laquelle « est sûrement et vraiment sublime ce qui plaît toujours et à tous » [Du Sublime, VII, 4] montre ainsi que le sublime « a besoin de nous, [qu’] il nous veut non seulement disponibles, mais vulnérables à son action. Si plus personne ne s’exposait au souffle des grands auteurs à travers les mediums actifs de leurs discours, le sublime disparaîtrait, car son éternité (aiôn) n’a rien d’une permanence : elle est seulement potentielle. » (id.) Les concepts de kairos, dont Baldine Saint-Girons nous rappelle qu’il sert aussi à désigner, chez Homère, « l’endroit vulnérable que l’archer vise à atteindre sur la cible » (p. 31), et de metousia sont parties prenantes d’une conception du sublime qui « insinue la passion présente chez l’orateur dans l’âme de ceux qui, tout proches, l’écoutent et les conduit à une participation (metousian) toujours croissante » (p. 34). L’auteur préfère au terme de co-création celui « de co-existence », et revient pour conclure son premier chapitre à l’universalité de la première personne : « je transcende le dire d’autrui et m’identifie à l’orateur, de sorte que son discours, d’une certaine manière, devienne alors le mien. Et paradoxalement je vais même jusqu’à tirer gloire d’un discours que je n’ai jamais prononcé. Illusion, dira-t-on. Mais n’ai-je pas pénétré, mieux que quiconque, sa grandeur ? N’ai-je pas accepté l’arrachement au monde et l’enfermement dans le cercle du sublime ? » (p. 35)
5C’est le rôle primordial accordé à ce « saisissement » qui permet d’une part d’opposer Longin à Aristote, plus soucieux quant à lui de l’intrigue (muthos), d’autre part de distinguer « le sublime poétique et tragique qui vise d’abord au choc et à l’étonnement (ekplèxis) et le sublime de l’éloquence dont le but principal est l’évidence (enargeia) » (p. 44).
6Le chapitre 3, consacré au terme « sublime », tout en réservant un développement au « style puissant (deinos) » de Démétrios, fait un point très clair sur les deux traditions antiques de l’hupsos grecque (dont la nature substantivale fait du sublime une essence) et du sublimis latin (adjectif évaluatif utilisé pour caractériser un style rhétorique). Boileau, qui le premier traduit hupsos par « le sublime » dans la version de Longin qu’il publie en 1674 sous le titre de Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, réalise la jonction des deux traditions, au prix néanmoins d’une altération du kairos longinien pris dans les filets normatifs de l’englobante « convenance » : « ‘Longtemps plaire et ne jamais lasser’, tel est le but de Boileau, là où Longin cherche avant tout l’extase. Bref, sous la plume de Boileau, le ‘connaisseur’ se substitue à l’enthousiaste et le sublime n’est plus que le superlatif du beau, auquel il emprunte son but traditionnel – plaire, plutôt que transporter – et sa situation entre deux extrêmes : le bas et le précieux, le burlesque et le grandiose, le rationnel et le ‘je ne sais quoi’, ou, encore l’invraisemblable et le vrai. Cela même dont Longin recueillait les traces fugitives devient alors l’objet d’une ‘parfaite habitude’, formule que Boileau interpole dans sa traduction. » (p. 63)
7Le chapitre 4 s’attache à la notion de goût en montrant comment la réflexion mystique prépare, chez les premiers Pères de l’Église (section 1), Saint Augustin ou Ignace de Loyola (sections 2 et 3), le passage « de la dialectique du goût à la dialectique du désir » et le renouvellement du sublime par l’expérimentation de Dieu (section 4). Comme preuves de ce renouvellement, Baldine Saint-Girons convoque « l’impératif civilisationnel » de Vico (chapitre 5) et « l’âme » romantique (chapitre 7). Entre les deux viennent s’intercaler Burke et Kant, qui accompagnent chacun à sa manière la sortie du sublime hors de la sphère de la pédagogie et son entrée, relativement compliquée, dans la sphère naissante de l’esthétique (chapitre 6). La mue du sublime, résumée dans le titre du chapitre, « Du sublime héroïque au sublime terrible », est conséquente puisque « la poursuite du sublime cède la place à sa contemplation : l’aventurier se transforme en simple témoin et le kairos héroïque s’efface devant le kairos esthétique. » (p. 93) Au sublime né de l’art se substitue un sublime naturel, et à l’art mimétique un art « phantastique », « d’essence ombreuse, jouant sur l’imagination » : « La poésie n’a donc plus rien à voir avec la mimèsis et suppose, au contraire, un sacrifice de la représentation visuelle – amputée ou rendue impossible. C’est dans le vide et la généralité des mots que le sublime s’immisce, si bien que la faiblesse représentative du langage constitue sa force. L’art qui surgit dans cette faille apparaît comme le domaine de la fiction, voire du mensonge. ‘Aucun ouvrage n’est grand qu’autant qu’il trompe’ [Burke]. Si la poésie trompe en chargeant les mots de valeurs inédites et contradictoires, l’architecture et les arts plastiques agissent de même en produisant un infini artificiel, en cherchant l’ombre dans l’ombre, en créant des volumes, une profondeur et une vie illusoires. » (p. 99)
8En dépit de ses métamorphoses, le sublime continue de s’incarner. Pour Burke, il « engendre un trouble et un ébranlement de tout l’être » (p. 102). Et même si Kant détache le sublime du sensible lorsqu’il écrit qu’« est sublime ce qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme qui dépasse toute mesure des sens » [cité p. 99], son effet à réception est d’une nature quasi sismique dans la traduction donnée par Baldine Saint-Girons : « Je ne puis plus appréhender successivement les parties, je ne puis plus reproduire les parties qui précèdent, je ne puis plus reconnaître quelque chose. Tout se désarticule : il devient évident que nulle mesure constante n’existe dans les choses. Je puis, certes, plaquer sur elles des mesures tirées de mon esprit, mais toute compréhension esthétique rencontre ses limites internes dans un ‘incompréhensible esthétique’ qui menace toute cohérence. La structure de la perception vole en éclats et je suis plongé dans le chaos. » (p. 106)
9Le chapitre 8, « Sublime et art moderne » montre comment des hérauts de l’art moderne (Van Gogh, Merleau-Ponty, Newman et Rothko) redimensionnent le sublime, malgré le constat liminaire de sa « relative désaffection » à la fin du XIXè siècle, en réaction au sublime romantique dont les figures font l’objet du chapitre 7 : « Alors que le propre du romantisme était d’établir la proximité du sublime avec un monstrueux interne au sujet et de radicaliser la scission subjective, celui de l’art moderne nous est apparu de rompre avec une tradition centrée autour du sujet et de ses projections. L’art contemporain semble alors avoir pour vocation de penser le sublime comme émergence provisoire ou comme événement par essence perturbateur – non pas seulement comme catastrophe ou comme merveille. La relation au medium se pacifie : il ne s’agit plus de l’exalter ou de le dénier, mais plutôt de jouer avec lui, dans la multiplicité de ses usages. L’art est ce qui peut, certes, toujours nous tromper, mais qui atteste la vivacité de notre relation aux signifiants, lorsque nous ne nous contentons pas de la reconnaissance de signifiés, mais tentons l’aventure que constitue la plongée dans leur matérialité. » (p. 157) Le Land Art emblématise ainsi le sublime moderne, qui repose selon l’auteur sur trois caractéristiques : « jonction du kairos et de l’aiôn ou encore de la mode et de l’éternité », mise en question de « la division traditionnelle des arts » (p. 156), « actualisation de l’exclu » (p. 141).
10Le dernier chapitre interroge les rapports entre « Sublime, inconscient et sublimation ». L’auteur commence par justifier énergiquement le parallèle entre Vico et Freud, que l’on peut « fonder sur au moins trois raisons : le sublime et l’inconscient se manifestent dans le langage ; ils s’opposent au discours logico-rationnel et engendrent un impératif éthique : il faut y aller. » (p. 161) Elle montre ensuite comment « catharsis et sublimation prêtent, toutes deux, à des interprétations morales, esthétiques ou médicales » (p. 167), avant de présenter trois types de relation entre sublime et sublimation (p. 170-179) : la sublimation peut être comprise comme l’effet du sublime (perspective classique), comme la condition de possibilité du sublime (perspective psychanalytique), comme l’opération du sublime (elle est alors à la fois effet et principe).
11C’est sur cette troisième proposition que conclut Baldine Saint-Girons, en développant ce qu’elle entend dans le terme de « principe » par rapport à celui de « catégorie » (esthétique), en rappelant quel « travail considérable de sublimation » il suppose chez le spectateur-artiste, en formulant enfin avec humour, sur le patron socratique, l’énigme du sublime tout entier attaché au couple saisissement/dessaisissement : « je saisis que je ne saisis rien. » (p. 188)
12Baldine Saint-Girons exprime dans sa quatrième de couverture le souhait de « redonner au sublime la place qu’il mérite dans notre système éducatif et dans nos vies : celle d’une épreuve initiatrice, susceptible d’insuffler la vie à des connaissances qui resteraient sinon formelles et tronquées. » Elle y parvient, et nous lui savons gré de nous faire partager l’expérience subjective du sublime.